FOURIER Premiers articles

AU RÉDACTEUR DU « JOURNAL DE LYON »

Citoyen, les raisonnements donnent souvent quelque importance à des questions qui n'en paraissent souvent pas susceptibles : c'est ce que j'observe au sujet d'un article inséré dans votre Journal, sur le sens du mot Banquier.

Je ne m'arrête pas à discuter la rigide acception du mot ; j'examinerai plutôt les causes qui ont mis si promptement en crédit, un titre jadis si peu remarqué.

Tout favori de la fortune ambitionne quelque distinction. Il ne reste guère aujourd'hui que celles de Général, ou de membre des Autorités supérieures, et elles sont restreintes à un bien petit nombre d'individus. Les fonctions de moyen ordre, qui étaient anciennement considérées, telles que celles de Juge, d'Administrateur, sont entre les mains d'hommes plus estimables que riches, qui ne peuvent pas éblouir le peuple par le faste des anciens dignitaires ; et la versatilité qui a régné longtemps dans la délégation des emplois, a singulièrement affaibli encore le lustre dont brillaient les Fonctionnaires publics, aux yeux de la multitude.

Dans cet état de choses, quelle est l'idole qui s'offre à l'engouement du vulgaire ? C'est l'homme à argent. Appelez-le, comme il vous plaira, Banquier, Armateur, Négociant, etc. vous n'empêcherez pas l'homme riche de se décorer du titre le plus en vogue, lorsqu'il n'est pas légal, et que chacun peut se l'attribuer ; et puisque les Mondor qui traitent avec le Gouvernement, sont Banquiers ou soi-disant tels, tout possesseur d'un portefeuille veut être Banquier, et le sera en dépit de toutes les définitions. S'il est vrai qu'on peut (en style de comédie) faire pendre un homme avec quatre lignes de son écriture, on peut bien prouver qu'un Négociant est un Banquier. N'a-t-on pas vu anciennement plus d'un roturier prouver qu'il était comte ou marquis, et fabriquer des titres quand il n'en avait pas ? On ne les lui contestait guère, pourvu qu'il traitât splendidement. Pourquoi donc contester un titre aussi vague, aussi équivoque, aussi banal que celui de Banquier ; un titre qu'on accorde aux croupiers d'un tripot ? pourquoi le contester, dis-je, à des gens qui ont raison en tout et partout, puisqu'ils ont en leur faveur des hôtels, des cuisiniers, et autres argumens irrésistibles ? Soyons plutôt étonnés de ce qu'ils ont choisi ce nom entre tant d'autres, et disons avec Boileau :

Ô le plaisant projet d'un poëte ignorant,
Qui, de tant de héros, va choisir CHILDEBRAND

Tout ce qu'on peut observer au sujet de la prééminence qu'a obtenue le grade de Banquier, c'est que les fonctions les plus utiles ne sont pas les plus considérées. Il n'y a d'hommes essentiels dans les relations commerciales, que les manufacturiers et les armateurs. Toutes les autres classes de trafiquans, commissionnaires, Banquiers, grossiers ou détaillans, ne sont qu'accessoires et agens des deux classes que j'ai citées.

Sans parler du manufacturier, dont la profession est dédaignée parce qu'elle ne conduit pas rapidement à la fortune, je citerai l'armateur : celui-ci partage les périls de l'état, expose ses vaisseaux, ses capitaux, dans des établissements lointains et sujets à devenir la proie de l'ennemi. Plus l'état court de dangers, plus le sort des armateurs est étroitement lié au sien.

Au contraire, le Banquier n'étant attaché qu'à son portefeuille, pouvant, d'un jour à l'autre, échanger, réaliser et transporter sa fortune, il ne tient ni à l'état, ni aux individus. Si l'on classe les citoyens selon l'intérêt qu'ils doivent prendre au sort de la patrie, le Banquier sera peut-être le dernier de tous, leur opinion unanime peuvent bien servir de règle à des opinions divergentes. Cette question mériterait d'être traitée avec plus d'étendue. Elle est, ce me semble, l'une des plus importantes dont votre Journal puisse provoquer la discussion pour le bien de cette ville à laquelle il est consacré.
FOUR ...


SATIRE envoyée à M. A. J..., sur son Énigme, aux devins de laquelle il promet deux prix, l'un de saucissons et l'autre de marrons et sur une réponse à cette Énigme, sous la signature de femme A. F…

Sphinx qui lardez nos gazettes
De poétiques fleurettes,
Je veux vous en riposter. Je suis loin de convoiter
Les marrons, les andouillettes :
En proposant ces gimblettes,
Vous séduirez les fillettes,
Plus d'une en voudra tâter ;
J'abandonne à des coquettes
Le soin de les disputer.

Passons à d'autres sornettes :
C'est sur vos lois indiscrètes
Que je vais argumenter.
Pour gagner vos amusettes,
L’on n'est admis à lutter
Qu'autant qu'on sait ajuster
Épîtres ou chansonnettes :
S'il faut en vers s'exprimer,
C'est assez pour alarmer
Maintes blondes et brunettes
Qui jamais n'ont su rimer.

De poétiques bluettes
Le sexe aime à s'amuser :
Mais nos belles sont muettes,
S'il s'agit de composer
Badines historiettes,
Qu'en vers il faut disposer.

Dussé-je un peu m'exposer
À mordantes épithètes,
Je veux un instant gloser
Sur ces déités follettes.

Pouvez-vous leur supposer
Quelque savoir de poète ?
Leur étude est la toilette,
Leur science est l'amourette,
Leur art est de déguiser.

Vous voulez électriser
Leurs prosaïques musettes :
Et pour les apprivoiser
À rimer quelques fleurettes,
Fort galamment vous rusez :
D'un masque faisant emplette,
Jolis vers vous composez
Au nom de muse discrette,
Que femme vous supposez A F…

A cette pièce lutine
Grain d'encens faut présenter :
L'auteur (je l'ai ouï conter)
N'est pas muse féminine :
Tant que sur son origine
L’incognito fait douter,
C'est vous, J., je l'imagine
Qu'il faut en féliciter.

Lyonnaises jouvencelles,
A la prose si fidelles,
Ce n'est pas vous insulter,
Que d'oser vous contester
Poétique bagatelle :
J'ai droit de vous intenter
Tout franchement la querelle ;
Je puis entre vous citer
Les plus riches, les plus belles,
Aux vœux d'Apollon rebelles.

De par sa docte sequelle,
A votre honneur j'en appelle :
Consacrez donc un seul mois
À l'étude de ses lois,
Si les accens de sa voix
Sur vos cœurs ont quelques droits.

Euterpe avec Terpsichore
Sont les dieux que femme honore :
Leur art bien peu vous décore :
Ce sont les muses des sens ;
A plus d'une muse encore,
L’âme doit tribut d'encens.

Certe, à manier la lyre
Je suis loin de vous induire ;
Mais sans prétendre au succès,
Hasardez quelques essais.
A Phébus, Il faut sourire :
En dédaignant son empire,
Vous donnez, pour qui veut rire,
Beau sujet à la satire.
Lorsqu'un amant en délire
Vous chante en vers son martyre,
Ne pourrait-on pas lui dire :
Vous êtes bien fou d'écrire
« A gens qui n'savont pas lire ».

Sexe qu'il faut adorer,
Sachez qu'à femme jolie
Il est honteux d'ignorer
Le langage qui publie
Et l'ivresse et la folie
Qu'elle sait nous inspirer.

Du luxe ardente ouvrière,
Lyon, bourbeuse cité,
Que protège en sa bonté
La Madone de Fourvière ;
Lyon, tu n'as enfanté
Ni Sapho ni Déshoulière ;
Tes femmes, dans leur carrière,
Rayonnent de nullité.

Lyonnaises, je le gage,
Vos cœurs, de honte agités,
A Phébus rendront hommage.
Volez, nymphes du bel âge,
Sous les drapeaux respectés
Du dieu du sacré bocage ;
Puisse dans notre cité
Bientôt naître quelque gage
D'un si tardif mariage !

Peut-être mon faible outrage,
Piquant votre vanité,
Va sur ma témérité
Faire gronder quelque orage,
Et crever plus d'un nuage.
J'en accepte le présage :
Sans fiel, sans aspérité,
Je soutiendrai l'abordage,
(Si de masculin lignage
votre art n'est pas emprunté).

De votre fécondité,
A J. en devra l'hommage.
Pour provoquer un ramage
Qui n'est point votre apanage,
Cet habile personnage
A finement présenté
Saucissons de haut parage,
Qui, mieux que mon verbiage,
pourront de stérilité
Guérir votre Aréopage.

Si cet aigre badinage
Parmi vous peut exciter
Poétique apprentissage,
Miracle il faudra chanter.
N'en déplaise à l'étiquette,
Votre ignorance complette
M'invitait à plaisanter.
C'est contre moi susciter
Tous les féminins athlètes,
Et fournir aux femmelettes
Beau sujet de caqueter.


Madrigal aux Lyonnaises

Un trait brillant manque à vos charmes :
Puis-je mieux vous servir qu'en vous donnant [l'éveil ?

Pour l'aviser j'ai pris les armes :
Il fallait déployer un critique appareil.
J'ai mis l'amour-propre en alarme :
Pour conduire à l'étude, il n'est moyen pareil.
Si le censeur ne fait vacarme,
Le vent emportera son doucereux conseil.
Vos attraits seront votre excuse :
Vénus, ainsi qu'Homère, est sujette au sommeil ;
Et ce tort dont je vous accuse,
C'est l'épine à la rose, ou la tache du soleil.

FOURRIER.


À LYON, de l'imprimerie de BALLANCHE père et fils, aux halles de la Grenette.

Lyon, 1er frimaire an 12.

Réponse à la Satire de M. Fourier,
qui prétend que les dames lyonnaises ont peu
d'aptitude à la poésie
Que nous veut dans ces vers cet auteur déhonté,
Qui, ravalant notre mérite,
Croit piquer notre vanité ?
Vaut-il, mes sœurs, la peine qu'on le cite ?
Et n'est-ce pas trop de bonté ?
Non, Fourrier, ne crois pas que ta Muse impudique
Puisse exciter en nous la moindre inimitié ;
Nous éprouvons, hélas ! en lisant ta critique,
Moins de courroux que de pitié.

CLOTHILDE D. ...

P.S. Cette satire, en vers érotiques, ne peut être lue d'une femme sans en blesser la pudeur. Obligez-moi, Messieurs, en insérant cette réponse dans votre prochain numéro.


Réplique à Clotilde D. ...

À vous en croire, je ne vaux pas la peine d'être cité ; cependant vous écrivez mon nom tout au long, en vers en prose. C'est une inconséquence ; mais l'inconséquence vous est permise, car on vous dit femme aimable.

Vous dites que ma satire est en vers érotiques ; elle est d'un style grivois, ce qui est différent de l'érotique. Vous vous trompez de même, en disant que j'accuse les Lyonnaises de manquer d'aptitude à la poésie. Je les ai engagées à cultiver cet art preuve que je les crois pourvues des dispositions nécessaires.

Vous dites, par apostille, que ma satire blesse votre pudeur. Vous avez bien fait de mettre cette pudeur en apostille ; une telle vertu serait incommode, si elle tenait le haut bout chez une femme aimable.

Venons à vos vers. J'y vois trop de ces épithètes odieuses qui annoncent l'absence de bonnes raisons. Le reproche de mériter moins de courroux que de pitié, n'est rien moins que neuf. Plus vous vous défendez de colère, plus vous décelez votre émotion. Ce qu'il y a de louable dans votre pièce, c'est l'empressement à venger le sexe accusé de prose ; mais le démenti aurait pu être plus modeste.



Mercuriale à l'eau-rose

Pourquoi, Chloé, trancher du personnage,
Par vos grands airs de hauteur, de pitié
C'est trop de fiel contre mon badinage ;
D'un cœur blessé vous tenez le langage,
Dans vos dédains l'aigreur est de moitié.
Quittez ce ton d'orgueil, d'inimitié,
Si du lecteur vous briguez le suffrage.

D'un plus doux style empruntez les attraits ;
Comme vos sœurs écrivez à l'eau-rose,
À la critique un censeur les expose :
Il pique au vif en traçant les portraits.
D'un air altier vous frondez ses arrêts.
Muse en courroux, vous gâtez votre cause
Vous fulminez, je souris de vos traits.

FOURRIER.


Bulletin de Lyon. N° 21 (11 frimaire an XII)
Lyon, 3 frimaire an 12.

A. M. FOURRIER,
auteur d'une satire sur les Lyonnaises

Je vous aime, Fourrier, malgré tous vos travers.
Vous êtes fou ; mais vous êtes aimable.
Votre satire est bien un peu blâmable ;
Mais elle offre de jolis vers.
On peut trouver à votre Muse
Des torts réels, peu de raison
Mais de l'esprit, de la grâce à foison.
Voilà votre meilleure excuse.
D'ailleurs, mon sexe est indulgent
Pour peu qu'on l'adore, il pardonne
Et quand de lui l'on s'occupe un moment,
Il aime assez qu'on déraisonne.

Une chose m'afflige cependant, c'est que vous ayez pu révoquer en doute la lettre de madame A.F., et l'attribuer à l'auteur de l'énigme. Votre note, à cet égard, manque de ménagement ; et s'il était possible que cette lettre ne fût pas l'ouvrage d'une femme, c'est vous, Fourrier, que j'en accuserais ; j'imaginerais que vous aviez besoin d'un prétexte pour nous décocher votre satire, et que vous l'avez fait naître vous-même. À cela près, vous voyez que rien ne peut troubler entre nous l'harmonie...

L'harmonie ! Sur ce mot, je vous reprocherai votre négligence, je vous demanderai compte de vos travaux sur l'harmonie sociale qui doit succéder à la civilisation. Vous nous promettez de grands biens dans ce nouvel état ; vaudront-ils ceux dont je jouis ? l'amour est mon dieu, l'amitié mon ange gardien, et vous êtes ma folie. Adieu. Si vous me devinez, ne me trahissez pas.

J.ne


Ode à Madame A.E, reconnue

Oui, gracieuse Amélie,
Votre indulgente leçon
D'un bon critique est le ton.
Devant vous je m'humilie ;
Mais j'aime encor mes travers :
Ils ont fait votre folie,
À ce prix ils me sont chers.

Modèle de courtoisie,
Vos reproches sont flatteurs ;
Pour adoucir les censeurs,
Apollon vous a choisie.
Prêtez-moi l'art de charmer :
Je vante la poésie,
Vous savez la faire aimer.

La moraliste manie
Au sexe interdit les vers ;
De nos pédans aux grands airs
Vous confondez l'ironie.
Quelle épouse, mieux que vous,
Sait rendre hommage au génie,
Et rendre heureux un époux ?

De ma sévère homélie
Devenez le protecteur :
Chez vous l'aimable pudeur
Aux arts noblement s'allie.
Femmes, encensez Phébus,
Et brillez, comme Amélie,
De décence et de vertus.

Harmonie universelle

Le calcul de l'harmonie dont Mme A. F. réclame la publication, est une découverte à laquelle le genre humain était loin de s'attendre. C'est une théorie mathématique des destinées de tous les globes et de leurs habitants, une théorie des seize ordres sociaux qui peuvent s'établir dans les divers globes pendant l'éternité.
Des seize sociétés possibles, on n'en voit sur notre globe que trois, sauvagerie, barbarie et civilisation. Elles vont finir prochainement ; et tous les peuples de la terre passeront à la quinzième société, qui est l'harmonie simple.

Grands hommes de tous les siècles, Newton et Leibnitz, Voltaire et Rousseau, savez-vous en quoi vous êtes grands ? C'est en aveuglement. Vous ne semblerez bientôt que de grands foux, pour avoir pensé que la civilisation était la destinée sociale du genre humain. Comment n'avez-vous pas soupçonné que ces trois sociétés, sauvage, barbare et civilisée, sont des échelons pour s'élever plus haut, qu'elles sont un âge d'enfance et d'imbécillité pour la raison, et que Dieu serait imprévoyant s'il n'avait inventé rien de mieux pour le bonheur de l'homme. Ces trois sociétés sont les plus désastreuses d'entre les seize. Sur les seize, il y en a sept qui établissent la paix perpétuelle, l'unité universelle, la liberté des femmes.

J'ai dû cette étonnante découverte au calcul analytique et synthétique de l'attraction passionnée, que nos savants n'avaient pas jugée digne d'attention, depuis 2500 ans qu'ils étudient. Ils ont découvert les lois du mouvement matériel ; cela est beau, mais cela ne détruit pas l'indigence. Il fallait découvrir les lois du mouvement social ; leur invention va conduire le genre humain à l'opulence, aux voluptés, à l'unité du globe. Je le répète, cette théorie sera géométrique, et appliquée aux sciences physiques. Ce ne sera pas une doctrine arbitraire comme nos sciences politiques et morales qui vont faire une triste fin ; on va voir une furieuse débâcle de bibliothèques.

Si jamais la guerre fut déplorable, c'est en ce moment. Bientôt les vainqueurs seront au niveau des vaincus. À quoi serviront les conquêtes, quand le globe entier ne composera qu'une seule nation, n'aura qu'une seule administration ? Malgré cette unité, il n'existera dans l'harmonie aucune égalité.

On pourra ménager au Chef de la France l'honneur de tirer le genre humain du chaos social, d'être fondateur de l'harmonie et libérateur du globe, honneur dont les avantages ne seront pas médiocres, et seront transmis à perpétuité aux decendans du fondateur.

Quelques lecteurs crieront au rêve, au visionnaire : patience ; sous peu nous les éveillerons eux-mêmes d'un rêve bien affreux, le rêve de la civilisation. Aveugles savans, voyez vos villes pavées de mendians, vos citoyens luttant contre la faim, vos champs de bataille, et toutes vos infamies sociales. Croirez-vous, après cela, que la civilisation soit la destinée du genre humain, ou bien que J.-J. Rousseau ait eu raison en disant des civilisés : « Ce ne sont pas là des hommes ; il y a quelque bouleversement dont nous ne savons pas pénétrer la cause ».

FOURRIER
CLÔTURE des débats sur la Satire F.
STANCES aux Lyonnaises, sur la médiocrité les champions qui ont pris leur défense.

Si par des traits satiriques
J'ai pu vous désobliger,
Quels pitoyables critiques
Ont pris soin de vous venger !
Lyonnaises, vos athlètes
Sont de bien tristes poètes,
J'ai renvoyé confondus,
Ces Pointus.

Vous n'armez pour votre cause
Que de faibles commençants,
Fades en vers comme en prose,
Diffus et grossiers plaisans.
Leur fatras plaît au vulgaire,
Au bon goût il doit déplaire :
Payez ces pauvres esprits
De mépris.

Leur secours vous mésallie
Eh ! quel contraste odieux,
De leur cabale impolie
A votre ton gracieux !

En sarcasmes ils s'épuisent
Prudemment ils se déguisent
Ils craignent pour leurs couplets,
Les sifflets.

Pour jaser de faribole,
Pour orner bals et salons,
Vos échappés de l'école
Sont d'illustres champions.
Écolier brille à Cythère ;
Mais pour un choc littéraire,
Dédaignez ces chevaliers
Écoliers.

Belles, imposez silence
A vos plats adulateurs ;
De l'insipide ignorance
N'accueillez pas les prôneurs :
En dépit de leur séquelle,
Calliope vous appelle
A méditer sur ses lois
Un seul mois.


C'est pour en finir que j'ai drapé en masse tous ces écrivains de même calibre. J'ai remarqué dans le nombre une seule réplique honnête ; elle était d'une femme, j'y ai répondu sur le même ton.

Quant aux nymphes en bottes et éperons, la petite satire qui les irrite était faite pour être lue dans une table d'hommes ; c'est pourquoi j'y avais glissé quelques phrases grivoises. Quand je l'ai livrée à l'impression, j'ai pensé qu'on excuserait ces inconvenances en faveur de la justesse de la critique.

Il faudrait beaucoup de calembourgs et de pointes avant de prouver que la connaissance de la poésie est nuisible aux femmes. Sans cesse elles lisent et entendent des vers au théâtre ou ailleurs ; un mois d'étude suffirait pour les familiariser à la poésie ; et cette observation met en rumeur quelques poétereaux qui répliquent par une apologie de l'ignorance. Chacun prêche pour son saint.

Je n'ai pas lu toutes leurs sottes épîtres ; le peu que j'en avais vu m'avait rassasié. Ce sont des idées rebattues, comme le reproche d'endormir ; des phrases d'écoliers qui s'accusent d'être nés dans les bourbiers d'Hélicon ; des obscénités en prose, comme celle-ci : « Nous aimons mieux les gras financiers que les maigres poètes ». Cette indécence est d'une Soph e D, qui débute ainsi :

« Constance, Monsieur, vous a dit »

Le beau vers pour un début !

On dit que les dames, dans certaines coteries, m'ont censuré amèrement. Elles n'ont pas été fines : il fallait ne rien dire, étudier quelques jours la poésie, et plaisanter ensuite les femmes « qui n'savont pas lire les vers », et les apologistes de l'ignorance féminine.

L'un d'entre eux, J. J. L., a dit à une dame : Vous êtes bien heureuse de ne savoir pas lire, pour ne pas lire cette satire. Quel raisonnement ! il faut être bien dépourvu d'idées, pour aller chercher de pareilles pointes.


ÉPIGRAMME

Esprits pointus qui vous mêlez d'écrire,
Auparavant apprenez à penser :
Vos jeux de mots sont loin de la satire,
Le mauvais goût peut seul vous encenser
Aigres bavards ne cherchant qu'à blesser,
Vous ne sauriez sensément converser ;
Vers l'ingénu votre faconde expire.
Oui, si l'on veut au néant vous réduire,
Avec franchise il faudra vous tancer,
Et l'on verra vos talens s'éclipser.

Des faux brillans votre genre est le pire ;
Il fait pitié bien plus qu'il ne fait rire.
Calembourdins que le vulgaire admire,
Votre art banal de mode va passer ;
Puisse le siècle enfin vous éconduire,
Et le bon goût vous faire trépasser !


Note des rédacteurs

Depuis que M. Fourier nous a adressé cet ultimatum, nous avons reçu de nouvelles lettres tant en vers qu'en prose, qui le forceront sans doute à rompre le silence qu'il semble s'imposer, et qui lui prouveront que les champions des Lyonnaises ne sont pas tous aussi médiocres qu'il le dit ici.


À l'Auteur de l'inventaire des plaisirs de Lyon.

Je ne sais où il a pris l'idée de donner au genre humain un sixième sens ; idée qu'il m'attribue. Que servirait un nouveau sens à l'homme ? Il vaudrait bien mieux connaître l'art de satisfaire les cinq que nous possédons. Voici d'où vient l'erreur de M. – J'ai dit devant lui que les habitans des soleils, des lactées et des planètes à anneaux comme Saturne, sont amphibies, par effet de l'ouverture de la cloison du cœur, et ont un cinquième membre commun aux deux sexes. J'ai expliqué divers usages de ce membre, par le moyen duquel un homme peut attendre de pied ferme et tuer d'un seul coup le plus terrible animal, même le grand tigre. J'ai fait connaître d'autres fonctions de ce membre qui sert de parachute tournoyant : moteur de grandes ailes postiches, échelle de corde, nageoire qui donne à l'homme la vélocité du poisson, et mille autre propriétés dans la terre ou les eaux. J'ai expliqué pourquoi les habitans de notre globe sont privés de ce membre, et dans quel cas les générations futures pourront en être pourvues.

C'est là-dessus que M. – a bâti sa fable d'un sixième sens, idée fort ridicule : car Marmontel et autres ont vainement cherché quel pourrait être l'usage d'un sixième sens ; tandis qu'on détermine sans peine quels peuvent être la forme et l'usage du nouveau membre qui triplerait les produits de l'industrie, et qui serait l'ornement et la sauvegarde du corps humain, véritable avorton sans ce membre.

J'invite M. – à ne plus m'attribuer ses idées, et à parler avec réserve de ce qu'il ignore.
FOURRIER


Bulletin de Lyon. N° 34 (27 nivôse an 12).

COMMERCE
Acceptation des Lettres de change

Cette innovation si longtemps rejetée, va devenir inévitable : elle sera établie de droit par le nouveau code commercial. J'entreprends de prouver que Lyon est intéressé à adopter au plutôt l'acceptation, à laquelle il faudra souscrire tôt ou tard.

L’assertion semblera d'abord un paradoxe. On répondra assez spacieusement, que dans cette crise de discrédit absolu, il conviendrait plutôt d'anéantir l'acceptation, si elle existait. Je vais parler dans le sens contraire, et fonder sur l'état critique du commerce, les motifs d'accélérer l'époque de l'acceptation.

Divisons en deux classes les chances qu'elle présente : celles de banque intermédiaire, et celles de banque directe. Les premières sont les plus étendues et les plus importantes.

Banque intermédiaire. C'est l'intervention d'une ville tierce dans les payemens de deux autres villes, trop éloignées ou trop peu liées d'affaires pour avoir un change direct ou un papier direct. Telles sont Barcelone avec Pétersbourg, Marseille avec Dantzick : ces villes, dans leurs relations, ont besoin d'effectuer les versemens d'avances et de soldes, par un papier de place intermédiaire qui soit de convenance mutuelle. Lyon est la ville d'Europe la mieux située pour s'entremettre dans ces compensations, et percevoir ainsi une dîme de banque sur les relations de toutes les villes commerçantes. Mais Lyon refuse d'accepter, et les comptes de l'Europe vont se régler dans Gênes, Hambourg, Amsterdam, Paris et autres villes qui acceptent.

Je crois estimer au plus bas en évaluant à dix ou douze millions, le bénéfice annuel dont Lyon se prive par ce vicieux système. L’acceptation doit élever la banque intermédiaire de Lyon au double de celle de Paris ; elle doit donc créer plus de deux cents grandes maisons de banque dans cette ville, où l'on n'en compte pas dix, encore sont-elles réduites aux bagatelles, aux opérations d'arbitrage ; et l'un des banquiers les plus éclairés de Lyon a fort bien démontré que ce genre d'occupations n'est point la banque, et qu'il n'y a dans cette ville ni banque ni banquiers.
Lyon, par son refus d'accepter, ne peut pas même faire la banque intermédiaire des villes françaises. Deux correspondans de Marseille à Nantes, de Marseille à Strasbourg, se payent le plus souvent par Paris qui accepte. Les villes les plus voisines de Lyon, comme St. Étienne et Genève, se payeront encore par Paris. L’acceptation fait affluer le papier sur Paris ; il doit tomber à bas prix et devenir l'agent universel des payemens. C'est ainsi qu'à la honte de Lyon, toute la banque va se concentrer dans Paris, moins bien situé.

Cependant les Lyonnais, en acceptant, pourraient aujourd'hui débuter avec éclat dans la banque intermédiaire de France et d'Europe. L’étranger a retiré sa confiance aux autres places de France ; il la fixerait d'autant mieux sur Lyon, seule ville qui la mérite sous les rapports de la centralité et de la moralité. Au milieu des faillites innombrables de Paris et des ports de France, Lyon seul a maintenu inébranlablement son crédit : quelques faillites imperceptibles n'ont servi qu'à manifester la probité et la solidité générale du commerce de Lyon. L'on y a vu quelques négocians, victimes de malheurs imprévus, faire abandon, payer capital et intérêts, dans un temps où l'absence de lois répressives garantit aux fripons une impunité dont ils ont si bien profité dans d'autres villes. Mais dans Lyon l'esprit public a suppléé au défaut de code pénal : si deux ou trois faillites ont mérité peu d'estime, leur petit nombre confirme l'opinion. L’on n'a vu broncher aucune des maisons marquantes. Dans le cours des désastres qui ont assailli et désorganisé le commerce français, celui de Lyon a prouvé que l'économie et la prudence réunies peuvent braver tous les orages. Il était digne d'une ville qui a été le Décius de l'honneur national, d'être encore le refuge de la moralité commerciale, presqu'exilée de tout l'empire.

Aussi n'est-il en France que la seule place de Lyon qui conserve encore la confiance de l'étranger. Ce serait une source de richesse pour ses habitans, s'ils ne s'opiniâtraient pas dans une bizarrerie contradictoire avec l'opinion de toute l'Europe. C'est le refus d'acceptation qui éloigne de Lyon toute banque intermédiaire. Cependant la position merveilleuse de cette ville, située au point de croisement de tous les courriers d'Europe, invite tout le continent à y entretenir des relations de banque si l'on admet l'acceptation. Dès-lors Lyon qui a déjà des liaisons de commerce avec toute l'Europe, deviendra la bourse de banque universelle. Ces avantages inappréciables se trouvent anéantis par la non-acceptation, à laquelle on n'oppose que des considérations minutieuses, comme la crainte d'indisposer quelques mouliniers de soie par des refus de crédit, et de voir leurs commissions passer entre les mains d'un voisin. Eh ! n'y aurait-il pas compensation dans leurs infidélités ? Et d'ailleurs ces commérages peuvent-ils être de quelque poids dans la balance des intérêts généraux de la ville et de la France, qui est intéressée à ramener dans Lyon les bénéfices de la banque intermédiaire, envahie par les villes étrangères ?

Banque directe. C'est le règlement des affaires de la ville avec ses propres correspondans, par du papier sur la ville même. L'on alléguera ici le danger des acceptations pour la France, et ce sera l'unique objection. Mais ce danger serait neutralisé par l'excès du discrédit. On a reçu trop de leçons en tout sens, soit par la débâcle des banquiers de Paris, soit par l'insuccès des intérêts pris aux armemens ; tout homme est devenu, après ces épreuves, un vétéran en fait de prudence. Mais il est une autre considération qui contiendrait les spéculateurs avides ; c'est que l'opinion ferait une prompte justice des accepteurs hasardeux. Une maison accréditée se perdrait subitement aujourd'hui, si l'on voyait circuler son acceptation sur des papiers de moyenne solidité. Tel qui croirait enlever par ce moyen un correspondant à son voisin, n'aboutirait qu'à perdre sa propre renommée, et celle du correspondant inconstant. Tous deux seraient décrédités, l'un pour avoir éprouvé un refus divulgué, l'autre pour avoir accueilli le papier d'un homme refusé dans la crise actuelle. L’opinion sévirait inflexiblement contre ceux qui courraient de pareils risques, et cette surveillance rigoureuse de l'opinion, restreindrait l'acceptation aux signatures qui doivent trouver un accueil universel.

La fréquence et l'impunité des banqueroutes, ont fait contracter l'habitude des aveux les plus désobligeans. Aujourd'hui tout refus de crédit est justifié d'avance, et on ne daigne pas même le farder de belles paroles, parce que l'indiscrétion retombe toute entière sur celui qui sollicite une chose inadmissible dans ces circonstances. L’opinion restera sur ce pied jusqu'à la promulgation d'un code répressif des banqueroutiers frauduleux. Ainsi, dans la banque pour France, l'usage s'introduirait de ne point accepter à découvert, sauf pour quelques matadors qui sortent de la règle commune. L’acceptation pour France serait nulle de fait en existant de droit ; et l'occasion serait merveilleuse pour habituer d'emblée les tireurs à se tenir en avances ou à se restreindre. On n'obtiendrait pas cet avantage, si l'acceptation débutait dans un temps de crédit moyen, où les refus ne seraient pas faciles à motiver, ni unanimes comme aujourd'hui.

Si la non-acceptation de Lyon offre aux mouliniers quelques avantages très éphémères, elle devient un véritable fléau pour tout le commerce à 100 lieues à la ronde ; elle est un germe de désordre, de banqueroutes et de fourberies. Quiconque veut entreprendre au-dessus de ses moyens, tire inconsidérément sur Lyon, se flattant de pouvoir faire les fonds dans l'intervalle de l'échéance ; lorsqu'elle arrive, les fonds manquent, les tireurs sont accablés de protêts et entraînés dans une faillite. La chance est bien plus commode encore pour les fripons : lorsqu'ils ont usurpé du crédit et qu'ils méditent le coup de partie, ils peuvent, pendant trois mois, répandre de tous côtés leur papier sur Lyon, et manquer avant l'échéance. Ils ne décocheraient pas si lestement des traites acceptables, dont la validité serait décidée sous huitaine. Ainsi, la non-acceptation de Lyon, loin de favoriser, comme on le prétend, les petits capitalistes du dehors, ne sert qu'à exciter leurs imprudences et leurs friponneries concertées. D'ailleurs, quelle nécessité de provoquer l'établissement de nouveaux marchands sans moyens qui encombrent les villes, et forcent à la retraite les maisons anciennes et honorables ? Le nombre des marchands est plus que suffisant ; leur accroissement serait un germe de la mauvaise foi, du discrédit et de mille désordres, quoi qu'en disent les économistes ; c'est ce que je démontrerai dans un mémoire spécial.

Résumons : Lyon, dans le débat de l'acceptation, se trouve opposé aux principes de toute l'Europe ; mais il existe une division très marquée dans l'opinion des Lyonnais. Si les refusans sont fondés, toutes les grandes villes d'Europe sont donc ignares en matière de banque ? Lyon qui a tous les moyens de s'attribuer les bénéfices de la banque intermédiaire, les laisse envahir à plaisir par des villes moins bien situées. Le commerce de Lyon est lui-même grugé par les banquiers intermédiaires, les Génois, Livournais, Balois, Augustains, Francfortois, Hambourgeois, Parisiens et autres, qui sont entremetteurs des remboursemens assignés aux Lyonnais. Ainsi chacun s'engraisse aux dépens de Lyon ; et cette ville, dans ses relations de banque, ne joue-telle pas le rôle du corbeau de la fable, qui, dupé par de sots raisonnemens, laisse tomber son fromage dont le renard s'empare ? Voici l'instant où les Lyonnais, en se désabusant sur leurs préjugés, pourront recueillir la confiance errante des négocians étrangers qui cherchent un point d'appui, un dépôt sûr dans cette France devenue pour eux un objet d'effroi, par l'impunité des banqueroutes dont Lyon seul n'a pas donné le scandale.

Les bornes du Journal m'ont obligé à resserrer extrêmement ce canevas. Il pourra fournir la matière d'un mémoire, à des négocians qui auront plus de facilités que moi pour rassembler les documens nécessaires ; et l'on doit s'étonner qu'aucun d'entre eux n'ait songé à dissiper les préventions sur une question d'un intérêt si majeur dans la conjoncture actuelle.
FOURRIER



LETTRE DE FOURIER AU GRAND JUGE

Lyon, 4 nivôse an XII.
Citoyen grand juge,

C'est à propos d'une bagatelle que je vais vous révéler de grandes choses. Permettez-moi une demi-page sur cette bagatelle qui donne lieu à l'annonce de l'harmonie universelle. Je suis informé que des particuliers vous ont adressé leurs observations critiques au sujet de l'article Triumvirat, dont je vous fais passer un exemplaire ; il me semble que c'était assez du commissaire général de police pour exercer une telle censure ; j'en ai conféré avec lui et je suivrai ses instructions.

Diverses fois j'ai adressé des notes politiques au Directoire ou au ministre de l'extérieur. J'ai toujours reçu en réponse des lettres flatteuses ; je présume que l'article Triumvirat sera de même goûté quant au fond, bien qu'il puisse pécher par la forme, car il a été jeté à main levée.
L'opinion, quoique éloignée du sens de la politique actuelle, n'en est que plus digne d'attention. L’événement menace. À la première guerre continentale, un des deux empires allemands sera morcelé, appauvri, et le Triumvirat formé de fait. Il ne sera, dès sa naissance, qu'un duumvirat, car l'Allemagne, pays ouvert et froissé entre les deux rivaux, deviendra vassale de l'un et l'autre. Mais le duumvirat ne sera encore qu'un piège pour la France ; et quand j'avertis mon pays qu'il risque d'être joué dans ce choc ultérieur, que la Russie aura des moyens pour frapper des coups brillants et que la France n'aura aucune chance à son avantage, je n'avance rien que je ne puisse prouver dans le plus grand détail, s'il était nécessaire ; et j'ose croire que cet éveil obtiendra l'aveu du gouvernement plutôt que d'exciter sa censure, et que l'imprimeur qui l'a inséré, par confiance pour moi, ne sera nullement inquiété.

Mais ce n'est pas là l'objet dont je me propose de vous entretenir. Ces débats de civilisation sont, dès ce moment, des amusettes à oublier ; il se prépare un événement d'une toute autre importance et dont je vais donner connaissance au gouvernement.

Harmonie sociale universelle
et chute prochaine des trois sociétés
civilisée, barbare et sauvage

Je suis inventeur du calcul mathématique des destinées, calcul sur lequel Newton avait la main et qu'il n'a pas même entrevu ; il a déterminé les lois de l'attraction matérielle, et moi, celle de l'attraction passionnée, dont nul homme avant moi n'avait abordé la théorie.

L’attraction passionnée se trouve être l'Archétype sur lequel Dieu a réglé toutes les modifications de la matière, l'ordre du mouvement universel et du mouvement social des humains dans tous les mondes.

Tant qu'un globe oublie de calculer les lois de l'attraction par analyse et synthèse, sa raison marche de ténèbres en ténèbres ; il ne peut pas acquérir la moindre notion sur les lois dirigeantes de l'univers, sur les destinées sociales, le but des passions, etc.

La théorie des destinées peut se diviser en trois branches principales :

1° La théorie des créations, c'est-à-dire la détermination des plans adoptés par Dieu pour les modifications de la matière, depuis la cosmogonie des univers et astres non aperçus jusqu'aux développements les plus minutieux de la matière dans les trois règnes ; les plans suivis par Dieu dans la distribution des passions, propriétés, formes, couleurs, saveurs, etc. ... aux diverses substances ;

2° Le mouvement social, c'est-à-dire les destinées futures et passées des sociétés humaines dans les divers globes, leur ordonnance, leurs révolutions, leurs caractères, etc. ... ;

3° L’immortalité ou le destin futur et passé de Dieu et des âmes dans les divers mondes qu'elles ont parcourus et parcourront pendant l'éternité.

Vous jugerez, citoyen ministre, que l'achèvement de cette immense théorie serait une tâche beaucoup trop forte pour une seule tête et même pour plusieurs ; aussi me suis-je arrêté spécialement au calcul le plus urgent, celui du mouvement social et de la destinée sociétaire des nations industrieuses. J'ai déterminé dans les plus petits détails tout le mécanisme de l'harmonie depuis les procédés de l'administration centrale jusqu'aux minuties des relations domestiques, qui s'exercent dans un ordre diamétralement opposé au nôtre.

Quant aux calculs autres que celui du mouvement social, je me suis borné à en prendre la clef, en faire des ébauches dans chacune des sciences fixes, même dans les arts fixes comme la musique ; je livrerai cette clef aux savants ; ce sera une proie qui leur fournira amplement les moyens de s'illustrer ; je ne garderai que l'honneur de leur avoir ouvert la voie, mais j'aurai tout entier l'honneur de l'invention des lois d'harmonie universelle.

Il est entendu que si cette harmonie prochaine ne flattait pas violemment les passions des grands et des souverains, il serait inutile et ridicule de l'annoncer ; s'ils n'y trouvaient seulement qu'un avantage triple de celui de leur situation actuelle, ils opineraient à rester dans la civilisation. C'est ce que je dois avoir prévu. Mais leurs jouissances dans ce nouvel ordre seront tellement immenses qu'ils en deviendront les plus vifs enthousiastes, parce qu'ils ont l'âme et les sens plus exercés que ceux du vulgaire, plus aptes à juger et savourer le bonheur.

Les lois de l'harmonie devraient être découvertes depuis deux mille trois cents ans ; elles sont restées ignorées par l'inadvertance et l'orgueil des trois sciences métaphysique, politique et morale. Ces sciences ont oublié de déterminer les fonctions et devoirs de Dieu. Elles auraient reconnu que Dieu doit une loi sociale aux humains, que, pour la découvrir, il fallait mettre en question : quel est le moyen de révélation que Dieu emploie pour nous interpréter ses vues ? L'attraction, qui explique déjà les vues de Dieu aux astres et aux animaux, est encore l'organe de Dieu auprès des humains. Sa synthèse forme le code de l'harmonie sociale qui va durer environ soixante mille ans ; après quoi, le luxe déclinant fortement par le refroidissement du globe, le genre humain retombera en subversion par la chute du luxe qui est le pivot de l'harmonie ; et la carrière humaine finira comme elle a commencé par les sociétés civilisée, barbare, sauvage et autres qui sont de l'ordre subversif.

L'annonce de cette découverte devant influer plus ou moins sur la pacification selon le degré de confiance qu'elle obtiendra du gouvernement, je devrais, citoyen grand juge, vous remettre une note détaillée à ce sujet ; mais, ayant la main droite foulée et peu en état d'écrire, je ne puis m'occuper en ce moment d'aucun mémoire de longue haleine. Les détails sur l'harmonie sont si extraordinaires qu'une explication superficielle est trop peu satisfaisante. Si vous le désirez, j'entrerai dans quelques détails ; mais, vu l'état de ma main foulée, je ne puis guère promettre plus de deux grandes feuilles comme celle-ci.

Étant seul possesseur de la théorie du mouvement social, je ne dois pas la livrer au public, mais communiquer seulement la superficie du calcul avec les précautions convenables, pour que le fond et la solution des problèmes soient réservés au gouvernement français. Par ce moyen, le premier consul ne pourra être devancé par aucun prince dans la fondation de l'harmonie universelle. Il s'assurera sans compétiteur le grade de primat ou empereur du globe, grade dévolu de droit au fondateur. Il n'y a ici ni importance ni charlatanerie, puisque le calcul est régulier, mathématique et invariable.

Ne croyez pas, citoyen grand juge, que cette invention puisse devenir un point de ralliement pour des sectaires et pour des intrigants. C'est au contraire, un moyen sûr de déconcerter les brouillons civils et politiques de tous les pays. Car, puisque la terre entière va passer à un meilleur sort, puisqu'il y aura extirpation absolue de la pauvreté et métamorphose graduée de la classe pauvre en classe médiocre, de l'état bourgeois en état opulent, de l'opulence en splendeur, et ainsi de suite, cette perspective bien confirmée et étayée de toutes les preuves imaginables doit amortir tous les germes de discorde civile ou politique et rasseoir les têtes les plus turbulentes.

Permettez-moi quelques lignes de raisonnement.

La pauvreté est la principale cause des désordres sociaux. L’inégalité, tant blâmée par les philosophes, ne déplaît point à l'homme ; au contraire, le bourgeois se complaît à l'ordre hiérarchique, il aime à voir le cortège des grands bien chamarrés. Le peuple les voit avec le même enthousiasme ; mais, s'il manque du nécessaire, il prend en aversion les supérieurs et les usages sociaux. De là les troubles, les crimes et les gibets, triste appui de l'ordre civilisé. Il est aisé de prouver que tous les crimes sociaux commis par l'ambition proviennent de la pauvreté du peuple, des efforts qu'il fait pour s'y soustraire, de l'inquiétude que répand dans le corps social l'aspect de cette pauvreté, la crainte d'y tomber et la répugnance des mœurs odieuses qu'elle traîne à sa suite.

Il n'y a donc dans la science sociale qu'un problème à résoudre, celui de la métamorphose graduée dont je vous ai parlé, l'art d'élever chacune des classes de la civilisation au sort de la classe supérieure. Alors l'indigence et le mal-être seront extirpés, puisque la classe populacière sera devenue classe médiocre et jouira d'une honnête aisance comme nos petits bourgeois, qui sont les gens du monde les plus éloignés de l'esprit séditieux. Dès que le peuple jouira constamment de l'aisance et d'un minimum décent, toutes les sources de discorde seront taries ou réduites à très peu de chose. L'administration deviendra un badinage ; aussi, dans l'harmonie, le gouvernement du globe entier sera-t-il bien moins compliqué que celui d'un empire civilisé.

Pour parvenir à cette extirpation de l'indigence, il fallait inventer un ordre industriel plus productif que le nôtre. Telle sera l'harmonie universelle qui donnera des produits au moins triples, oui, sans exagération, au moins triples de ceux que donne l'ordre civilisé sur un empire bien cultivé. D'après cela, l'harmonie, tout en augmentant beaucoup la fortune des grands, pourra accroître excessivement celle du peuple et lui assigner un salaire ou en vétérance un minimum décent au-dessous duquel il ne puisse pas tomber. Cette bienfaisance sera d'autant plus facile que l'humanité dans cet ordre social pullulera beaucoup moins que dans la civilisation.

Ceci est bien éloigné des théories philosophiques, dont les unes, les démagogiques, ont pour but de prendre aux grands pour donner aux petits ; les autres, qu'on nomme économiques, n'ont aucune vue en faveur du peuple et ne songent qu'à enrichir un empire sans s'inquiéter du sort de l'individu ; et pour preuve, les théories économiques ont fortement enrichi l'Angleterre sans enrichir les Anglais ; aussi trouve-t-on dans la seule ville de Londres CENT QUINZE MILLE misérables, prostituées, voleurs, mendiants et gens sans aveu (selon le tableau de Londres) ; dans l'Écosse, il règne une misère épouvantable parmi les ouvriers ; voilà pourtant le résultat des systèmes modernes qui prétendent adoucir les malheurs des peuples.

Au reste, toute théorie philosophique tombe, comme l'a pressenti Stewart, par le vice de l'excessive population. Les civilisés multiplient beaucoup trop, produisent très peu et font une déperdition effrayante de subsistances, d'hommes, de temps, de peine, etc. ... Je n'ai trouvé que MM. le comte de Rumfort et Cadet de Vaux qui aient entrevu le vice des sociétés civilisées. Elles doivent faire dégrader le peuple à la plus affreuse misère hors des contrées neuves et dépourvues de bras comme les États-Unis ; et la source de cette indigence populaire, c'est la pullulation immodérée. Cependant l'humanité pourra encore multiplier sans bornes pendant l'espace d'environ quatre-vingts ans pour porter le globe au complet de trois milliards d'habitants. Mais, parvenue à ce nombre, la population se fixera dans l'harmonie. À quoi serviraient les fourmilières de populace quand la guerre n'existera plus ? Elles seront tellement inutiles que la France, pour sa part, dégorgera environ cinq millions d'habitants qui se verseront sur l'Espagne, l'Ukraine, etc. ...

Résumons le problème que je viens de me poser : c'est de prouver que trois milliards d'habitants organisés en ordre d'harmonie donneront le même produit que neuf à dix milliards organisés en ordre civilisé. Encore ce monstrueux accroissement de richesse ne serait-il qu'une illusion, si l'harmonie n'extirpait pas divers germes de discorde, tels que la guerre et autres, qui neutralisent les efforts et absorbent les produits de l'industrie, quelque énormes qu'ils puissent être.

Observons bien que je n'établis pas la perspective du bonheur de l'harmonie sur cet énorme accroissement de richesse, car un Lucullus peut être fort malheureux si ses passions dominantes ne sont pas satisfaites. L’opulence de l'harmonie ne sera qu'un agent de bonheur, qu'un moyen de développer et satisfaire sans obstacle une énorme quantité de passions brillantes qui sont inconnues aux civilisés et qui se développent dans l'harmonie. Car en quoi consiste le bonheur, sinon à ressentir et assouvir une immense quantité de passions non malfaisantes ? Tel sera le sort des humains lorsqu'ils seront délivrés de l'état civilisé, barbare et sauvage ; leurs passions seront si innombrables, si bouillantes, si variées, que l'homme opulent passera sa vie dans une sorte de frénésie permanente et ne trouvera qu'une heure dans ces journées qui sont aujourd'hui de vingt-quatre heures.

Vous jugerez par cet aperçu, citoyen grand juge, que l'annonce de la découverte sera un germe de concorde, un baume versé sur les plaies du genre humain. La certitude d'une si brillante métamorphose glacera les ambitieux, jettera les brouillons dans l'apathie ; elle inspirera un profond dédain pour le fracas, les tourmentes, les perfidies et les injustices de la civilisation ; le seul sentiment général qu'elle excitera sera celui de la charité. Chacun sentira qu'il faut se concerter pour adoucir le sort des misérables jusqu'à l'organisation de l'harmonie qui les mettra à l'abri du besoin. Cette charité sera d'autant plus spontanée que la hiérarchie sphérique devra rembourser, dès qu'elle sera constituée, toutes les aumônes qui auront été votées sur l'espoir de sa fondation prochaine.

Il est nécessaire, citoyen grand juge, de vous prévenir d'un incident comique qui résultera de la théorie du mouvement social. Elle va porter un coup mortel aux deux philosophies politique et morale, et, de plus, une blessure incurable à la métaphysique. Ces trois sciences ont engendré et entretenu la pauvreté, la perfidie et l'ignorance des destins. C'est l'antipode de leur tâche ; elles ont dû s'attendre à la catastrophe ; aussi la prévoient-elles, depuis Socrate qui espère que la lumière descendra, jusqu'à Voltaire qui s'écrie :

« Mais quelle épaisse nuit voile encor la nature ! »

Cette lumière, sollicitée depuis Socrate jusqu'à Voltaire, doit être un coup de foudre pour ceux mêmes qui l'ont désirée ; car, en la demandant, ils avouent leur ignorance. La disgrâce de ces trois sciences sera un bien petit malheur. On ne peut pas, disent les militaires, faire l'omelette sans casser des œufs ; ainsi, dans le choc de la vérité contre le sophisme, il faudra bien que quelque science reste sur le carreau. L’humanité perdra beaucoup de livres, mais elle gagnera le bonheur, l'opulence et la paix pour l'espace d'environ soixante mille ans ; voilà de quoi se consoler.
La religion ne peut pas être offensée dans ce débat. Elle ne nous a point leurrés, elle ne nous a point promis le bonheur en civilisation ; au contraire, elle a enseigné la bonne vérité en disant que les lumières des philosophes ne sont que des ténèbres. Aussi l'ode sacrée dénonce-t-elle à Dieu l'ignorance de la philosophie en disant :

Montrez-vous à tout l'univers
Daignez dissiper les ténèbres
Dont nos faibles yeux sont couverts.

On peut s'étonner que j'aie tardé quatre ans à publier ma découverte. Voici l'historique de ce délai. À l'époque de l'invention, j'étais commis marchand à Marseille. Je quittai pour aller à Paris m'instruire sur les sciences fixes et les appliquer toutes au calcul de l'attraction passionnée. J'étudiais avec ardeur, et, en trois ou quatre ans, j'aurais appliqué toutes les sciences ; mais, au bout de huit ou neuf mois, des revers de fortune vinrent me traverser ; il fallut interrompre mes études et rentrer dans mon travail de commis marchand, à Lyon, où je trouvai de l'emploi. Désespéré de ce contretemps, je voulus garder mon invention jusqu'à ce que le retour de la fortune me permit de reprendre mes études. J'avais l'amour-propre de ne laisser aux savants aucune portion de la gloire. Mais j'ai essuyé depuis tant de disgrâces et d'affaiblissement physique, que je renonce aux projets d'étude ; et je ne jalouserai plus aux physiciens et naturalistes l'honneur des accessoires, l'honneur de broder sur le fond de ma théorie par les analogies démonstratives dont je donnerai la clef pour chaque science. Par ce délai, le calcul aura subi l'épreuve d'Horace : Nonum prematur in annum. C'était bien inutile, car l'attraction passionnée est fixe comme la physique ; s'il y a sept couleurs dans le rayon, il y a sept passions primitives dans l'âme. S'il y a quatre courbes dans le cône, il y a quatre groupes d'attraction passionnée dont les propriétés sont les mêmes que celles des sections coniques. Rien ne peut varier dans ma théorie.

Pour me former, au moyen de cette invention, un abri contre l'indigence qui me poursuit, j'ai imaginé de demander une souscription, et il ne faut qu'une faveur du gouvernement pour me la procurer ; qu'il me permette seulement d'ébruiter l'invention dans les journaux de Paris. Les journalistes hésitent à cette idée de réunir les trois sociétés civilisée, barbare et sauvage, et de les fondre en un seul ordre inconnu. Ignorant quel sera ce bel ordre qui succédera au chaos, ils craignent le désaveu du gouvernement. Leurs doutes sont fort excusables. Pour les rassurer, il faudrait leur livrer la théorie. Quand ils verraient qu'un des mille résultats brillants sera d'élever le premier consul au trône du globe, ils seraient plus ardents que moi à tympaniser l'invention.

D'après mon intention de ne point communiquer le fond du calcul, le gouvernement sera rassuré d'avance sur tout ce que je pourrais en divulguer. En livrant les solutions de problèmes, je trahirais le vœu de la France et le mien. Je fournirais à tout prince étranger le moyen d'atteindre à la gloire de fondateur de l'harmonie, gloire qui revient de droit au premier consul, ainsi que les avantages immenses qui y seront attachés et qui seront transmis à perpétuité aux descendants les plus proches du fondateur.

J'ose donc solliciter le gouvernement d'autoriser les journaux de Paris à insérer les articles que je leur adresserai sur l'harmonie, sauf à eux à revoir et corriger mes écrits, mots, phrases, etc. ... dans le cas où je n'aurais pas rencontré les intentions de la censure, sur quoi ces messieurs me transmettront des instructions pour me servir de règle. Sans votre autorisation, citoyen grand-juge, ma souscription sera manquée, les journaux ne voudront point s'entremettre dans cette nouveauté ; et j'ose espérer la protection du gouvernement, puisqu'il aura la certitude que je ne livrerai point les solutions et que les curieux se rompraient la tête à vouloir pénétrer ce que je laisse en suspens. Si l'on ne tient pas le fil du dédale, on se fatiguera vainement. D'ailleurs, il n'y a pas sur le globe deux personnes qui aient le tact pour des problèmes d'attraction passionnée ; ils sont trop désolants par leur immensité et leur effrayante simplicité.

En vous faisant entrevoir le bien de l'humanité entière, la paix perpétuelle, la cessation prochaine des misères du peuple et des crimes sociaux, l'exaltation du premier consul à la suprématie, je suis assuré, citoyen grand-juge, d'exciter, non pas vos doutes, mais vos vœux pour la véracité du calcul annoncé. S'il avait été révélé plus tôt et si le premier consul connaissait dès à présent les lois du mouvement social, il pourrait jouer complètement l'Angleterre dans un traité de paix calculé sur la révolution prochaine, et cette humiliation d'un cabinet agitateur serait une brillante facétie pour la clôture de la civilisation.

Parmi les bienfaits sociaux dont je vous ai offert la perspective, je ne dois pas oublier d'annoncer que, deux ans après l'établissement de l'harmonie, on verra cesser toutes les maladies accidentelles, peste, épidémies vénérienne, variolique, fièvre jaune, etc. ... Dès que la hiérarchie sphérique sera constituée, elle établira quarantaine universelle sur les maladies syphilitiques ; en même temps, le Primat du globe lèvera environ vingt millions de pionniers pour assainir promptement les régions méphitiques. Ainsi l'extinction des maladies accidentelles s'opérera dans l'espace de deux à trois ans.

Toute découverte brillante expose aux traits de l'envie. Si l'on put faire excommunier Colomb, Galilée et autres grands hommes, pour avoir vu plus clair que leur siècle, on pourrait essayer aussi de me noircir. Mais nous ne sommes pas aux siècles de superstition ; le vainqueur du destin ne craint rien sous le règne du vainqueur de la fortune.

Je me résume, citoyen grand-juge, à deux sollicitations sur lesquelles j'ose vous demander réponse :

1° L’autorisation de faire insérer des articles détachés dans les journaux de Paris, en leur laissant la latitude de corriger à volonté, selon les intentions de la censure, que je saurai bien pressentir ;

2° La communication de ma lettre ou d'une copie au premier consul. Je ne saurais comment lui en faire tenir une en main propre ; j’espère sur votre complaisance pour cet envoi. Il ne peut manquer d'être ému à l'idée de tirer le genre humain du chaos social, d'extirper à jamais de la terre entière l'indigence et les crimes, et de devenir sur la terre le bras de Dieu qui conduira le genre humain à sa destinée. Il ne se méfiera point de l'homme qui lui montre une telle carrière.

Les extrêmes se touchent ; si je suis inconnu et misérable, je m'attends à exciter la confiance du premier des hommes par l'excès même de mon obscurité.

J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement.

Signé : FOURRIER


Par adresse chez Mme, Guyonnet, marchande,
rue Saint-Côme, à Lyon.
4 nivôse, an XII.


DEUX ARTICLES DE FOURIER, REPRODUITS DU « JOURNAL DE LYON »
Annexés à la lettre au grand-juge. Le premier est à la date du 2 nivôse, an XII :

VARIÉTÉS SUR LES EMPIRES
QUI ONT DES VAPEURS COMME LES JOLIES FEMMES

Si des gens opulents sont en pleine santé, l'intérêt du médecin est de leur persuader qu'ils sont en danger et que leur état offre des symptômes alarmants. Le docteur trouve son compte à leur inspirer cette terreur. De là viennent tant de maladies amusantes, comme les vapeurs des femmes, vapeurs qui n'attaquent jamais celles qui n'ont pas de quoi payer la Faculté.

Les empires ont aussi leurs maladies imaginaires et leurs médecins, qui sont les diplomates. Ces messieurs seraient perdus si tout restait en paix. Ils seraient comme un procureur sans procès, comme un docteur sans malades. Quand les souverains sont d'accord, un bon diplomate doit brouiller les cartes ; c'est une occasion d'échanger des notes et contre-notes, où les ambassadeurs se distinguent de part et d'autre. Après bien des tracasseries, les débats se concilient, et chaque ambassadeur a sauvé son pays, si on veut l'en croire.

(Ce paragraphe est marqué d'un trait à l'encre par la police).

Quand vous voyez des apparences d'une guerre inconcevable, comme celle qui menace d'éclater entre la Bavière et l'Autriche, croyez qu'il y a de la diplomatie sous jeu. Voilà, de part et d'autre, des simulacres d'hostilités. Et pour quoi ? Pour le village d'Oberhaus. La belle proie, que ce village, pour exciter une guerre ! C'est au sujet de ce village que les savants diplomates lancent des notes et contre-notes ! N'est-ce pas là le procès de Figaro entre la conjonction ET et la conjonction OU ? Tout cela donne de l'importance aux agents politiques, qui ne sauraient que devenir sans ces ruses officielles.

Sur ce, l'on fait marcher des troupes, de 20 à 30 mille hommes. Rassurons-nous ; la guerre est politiquement impossible entre ces deux puissances. Le résultat sera que les ambassadeurs respectifs auront fait des prouesses ; chacun d'eux se vantera d'avoir garanti sa patrie d'une guerre, et il obtiendra en récompense des cordons, des pensions, etc.

Pourquoi les subtilités diplomatiques ont-elles tant d'influence ? C'est que l'opinion publique est fort étrangère aux affaires de ce genre. Elles reposent entièrement sur les diplomates qui, eux-mêmes, y connaissent très peu de chose. Ils se croient habiles quand ils ont étudié la statistique, le droit public et l'espionnage. Après cela, ils savent, comme celui qui a six mois de salle, se faire tuer en règle. C'en est assez, puisque leurs antagonistes sont de même force ! Mais s'ils n'ont pas le génie de leur état, ils ont bien la tactique du barreau, l'art d'envenimer les querelles ; c'est pourquoi tant d'empires font marcher fréquemment des armées pour appuyer les notes et contre-notes d'ambassadeurs. Et quand ces messieurs, pour un village insignifiant, mettent en rumeur l'Autriche et la Bavière, on voit fort bien que ces émotions sont provoquées pour faire valoir le médecin diplomatique ; ce sont des vapeurs de commande. Il n'en sera rien de plus, et chacune des deux armées s'en retournera comme elle est venue.
FOURIER


Le second article se trouve dans le numéro du 7 nivôse an XII, toujours sous la rubrique : VARIÉTÉS.

INVITATION AUX ÉCHOS

Il est amusant pour moi de faire jaser à volonté tant de jeunes muses – si je fais imprimer un article, aussitôt ces messieurs s'escriment contre moi en vers et en prose, dans les deux journaux. Ne sont-ils pas un peu confus d'être vingt contre un ? Ne pourriez-vous, Messieurs, parler d'autre chose que de moi ? Où en serait votre esprit sans ma folie ? Vous ne le développez que lorsque je l'excite. Je ne suis pas si uniforme ; la satire, l'harmonie, le triumvirat, tout cela est folie pour les uns, bon pour les autres ; mais au moins cela est varié. Vous auriez encore bien caqueté sur le problème de la liberté des femmes, si je l'avais donné.

Puisque vous voulez absolument guerroyer avec moi, rendons la lutte récréative pour le public, faisons assaut de nouveautés : voyons qui saura le mieux changer de sujet. Vous êtes une vingtaine ; j'aurai donc vingt fois plus à inventer que chacun de vous pour dire du nouveau. Je serai de plus privé de traiter ma partie familière, qui est la politique extérieure. Il faut bien y renoncer, puisque l'article triumvirat a fait tant de vacarme. Devais-je m'attendre à un tel soulèvement de l'opinion ? Maintes fois j'ai adressé au gouvernement des notes politiques ; j'ai reçu en réponse des lettres flatteuses, signées Carnot, Talleyrand et autres personnages, qui, j'espère, s'entendent à la politique : lorsqu'on a leur suffrage on peut se consoler de n'être pas en faveur chez les diplomates de la Grand-Côte.

Quant à l'harmonie, comment des gens qui prétendent au bon sens osent-ils s'élever contre un calcul qui leur est inconnu ?

Le public inclinera, ainsi que moi, à mettre fin à ce déluge de brocards, qui deviennent de plus en plus fades. J'invite donc ces nombreux critiques, tous occupés de moi, à dire quelque chose de neuf et à voler de leurs propres ailes, sans attendre que je les stimule.

Le bon esprit dans les journaux, c'est de ne pas s'appesantir sur le même chapitre et j'ose croire que le public préfère mes folies variées à leur esprit monotone, toujours aheurté à chicaner le même individu. Dieu sait comme ils y brillent. Ils sont une compagnie répétant une plaisanterie banale, le sobriquet de folie, que l'ignorance donne à tous les inventeurs dans leur début.

FOURIER