Charles Fourier (1829)

Le nouveau monde industriel et sociétaire

Sections I, II et III.



Table des matières


Néologies obligées pour indiquer des dispositions inconnues
Résultats de l’invention
Avant-propos. Entraves opposées aux inventeurs

Préface Indices d'égarement, monde à rebours

Article 1er. Exposé et notions préparatoires
Article 2°. Énormité du produit sociétaire
Article 3°. Cercle vicieux de l'industrie civilisée

Section I Analyse de l'attraction passionnée.

Notice I. Notions élémentaires sur les Séries passionnées.

Chap. I. Analyse de l'attraction passionnée
Chap. II. Généralités sur les Séries passionnées
Chap. III. Personnel des Séries passionnées
Chap. IV. Relations des groupes d'une Série passionnée

Notice II Distribution du passionnel des Séries.

Chap. V. Des trois causes ou passions mécanisantes
Chap. VI. Des trois effets obligés en Série passionnée
Chap. VII. Des Séries faussées, leurs correctifs.
Chap. VIII. Des sortes et doses d'attraction

Appendice à la première section : chapitres omis


Section II dispositions de la phalange d'essai.

Notice III. Partie matérielle des préparatifs.

Chap. IX. Préparatifs en matériel et personnel.
Chap. X. Classification, direction, devis
Chap. XI. Distribution des cultures en trois ordres
Chap. XII. Distribution unitaire des édifices

Notice IV. Partie spéculative des préparatifs.

Chap. XIII. Séries à préférer en règne animal
Chap. XIV. Séries à préférer en règne végétal
Chap. XV. Choix des manufactures spéculatives et usuelles
Chap. XVI. Séries faussées et hongrées
Complément. Duperie des détracteurs. Secte Owen

Section III Éducation harmonienne.

Notice V. Éducation de la basse enfance.

Chap. XVII. Absurdité de l'éducation civilisée
Chap. XVIII. Éducation préparatoire, prime enfance
Chap. XIX. Éducation des lutins par les bonnins.
Chap. XX. Éducation des bambins par les mentorins
Conclusion

Notice VI. Éducation des moyenne et haute enfances, concurrence des instincts et des sexes.

Préambule
Chap. XXI. Des Petites Hordes
Chap. XXII. Des Petites Bandes
Chap. XXIII. De l'enseignement harmonien
Chap. XXIV. Éducation de l'enfance mixte
Résumé de la théorie exposée



(Suite du texte dans le second volume)

Section IV Mécanisme de l'attraction.

Notice VII. Engrenage des attractions industrielles.

Chap. XXV. Initiative en attraction industrielle.
Chap. XXVI. Engrenage des Séries par la gastronomie
Chap. XXVII. De la gastrosophie ou sagesse harmonienne
Chap. XXVIII. Du germe de discorde ou lien de famille

Notice VIII. Accords intentionnels en répartition.

Chap. XXIX. Accords par les jouissances matérielles
Chap. XXX. Accord affectueux par fusion des trois classes
Chap. XXXI. Accord par le charme du mécanisme.
Chap. XXXII. Accord par les trois unités
Résumé sur l'application


Section V Équilibre des passions.

Notice IX. Accords et équilibres en répartition.

Chap. XXXIII. De la classification des Séries
Chap. XXXIV. Accord direct par cupidité
Chap. XXXV. Accord inverse par générosité
Chap. XXXVI. Ralliement des seize antipathies
Complément. L'équilibre de population

Notice X. Étude en mécanisme des passions.

Chap. XXXVII. Échelle des caractères et tempéraments
Chap. XXXVIII. Groupes d'équilibre compensatif
Chap. XXXIX. Du vrai bonheur.
Chap. XL. Boussole en étude des passions

Confirmation tirée des SS. Évangiles

Erreurs en interprétation des Saintes Écritures
Impéritie en application des préceptes
Fondations approximatives en essai sociétaire

Plan des sections VI et VII

Section VI Analyse de la civilisation.

Notice XI. Caractères de base et de lien.

Chap. XLI. Caractères successifs des quatre phases
Chap. XLII. Caractères permanents de la période.
Chap. XLIII. Caractère du commerce, en genres
Chap. XLIV. Caractères du commerce, en espèces

Notice XII. Caractères de fanal et d'écart.

Chap. XLV. Caractères de répercussion harmonique
Chap. XLVI. Caractères de répercussion subversive
Chap. XLVII. Caractères de rétrogradation greffée.
Chap. XLVIII. Caractères de dégénération de la troisième phase
Résumé sur la sixième section

Section VII : Synthèse générale du mouvement.

Notice XIII. Premier âge du monde social.

Chap. XLIX. Construction de la quatrième phase civilisée
Chap. L. Construction partielle de la sixième période, Gar
Chap. LI. Construction intégrale de la sixième période, Gar.
Chap. LII. Construction des quatre périodes infra-civilisées
Intermède. Issues du chaos social

Notice XIV. Partie transcendante du mouvement.

Chap.LIII. Détermination du plan de Dieu
Chap. LIV. Analogies générales du mouvement.
Chap. LV. Analogies spéciales du mouvement.
Chap. LVI. Immortalité de l'âme


Épilogue sur l'analogie

Postface sur la cataracte intellectuelle.

Duperie du monde savant et des partis politiques

1° Candidature spéculative
2° Réfutation de la secte Owen
3° Du simplicisme cause de la cataracte
4° Démonstrations familières de la cataracte.
5° Candidature individuelle




Charles Fourier

Le nouveau monde
industriel
et sociétaire

Ou

Invention du procédé d'industrie attrayante
et naturelle distribuée
en séries passionnées




Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles.

Évangile.

Ce ne sont-pas là des hommes, il y a quelque bouleversement dont nous ne savons pas pénétrer la cause.

J.-J. Rousseau.




Néologies obligées pour indiquer
des dispositions inconnues


PHALANSTÈRE Édifice qu'habite une phalange agricole.
SÉRISTÈRE Nom des salles et pièces contiguës servant aux séances d'une Série passionnée.
SÉRIAIRE Ce qui est relatif aux Séries passionnées.
Garantisme 6. Noms des trois périodes sociales qui succèdent à la cinquième, dite civilisation.
Sociantisme 7.
Harmonisme 8.
Harmonien Mot déjà employé.
SIMPLISME Simpliste, ce qui tient au mouvement simple.
Passionnel Ce qui tient au mécanisme des passions. Le mot passionné désignerait l'effet et non la cause.
GASTROSOPHIE. La gastronomie appliquée à l'attraction industrielle et à l'hygiène.
Cabaliste Noms des trois passions jugées vicieuses qui font mouvoir une Série passionnée.
Papillonne
Composite
UNITÉISME Passion de l'unité, inconnue des civilisés.
X et X Signes de pivot et contre-pivot de Série.
Y et Y Signes de pivot direct et inverse.
K et K Signes d'ambigu direct et inverse.

Ces trois signes sont nécessaires dans les tableaux d'une Série passionnée ; les chiffres n'y suppléeraient pas ; ils ont d'autres emplois, décrits p. 105 et 106 [soit au chapitre IV].



Résultats de l’invention


Moyen de quadrupler subitement le produit effectif, et de vingtupler le relatif, la somme de jouissances;

D'opérer l'affranchissement des nègres et esclaves, convenu de plein gré avec les maîtres;

L'accession générale des sauvages à l'agriculture, et des barbares aux mœurs policées;

L'établissement universel des unités de relations, en langage, monnaies, mesures., typographie, etc.


PLAN RÉDUIT
PRINCIPES Préface. Indices d'égarement.
Monde à rebours.
1re section. Attraction passionnée.
2e section. Canton d'essai.

APPLICATION 3e section. Éducation harmonienne.
4e section. Mécanisme d'attraction.
5e section. Équilibre des passions.
6e section. Analyse de la civilisation.

CONTRE-PREUVE 7e section. Synthèse du mouvement.
Postface. Duperie du monde savant.
Cataracte intellectuelle.



Avant-propos

Entraves opposées aux inventeurs

Un moyen de quadrupler subitement le produit de l'industrie ; de déterminer tous les maîtres à l'affranchissement conventionnel des nègres et esclaves; de policer sans délai tous les barbares et sauvages (dont la philosophie ne s'est jamais occupée) ; d'établir spontanément toutes les unités en langage, mesures, monnaies, typographie, etc.!!! c'est quelque charlatanerie, diront les beaux esprits.

L'auteur a dû prévoir cette défiance qu'excitent les promesses gigantesques ; il ne s'exposerait pas ainsi au soupçon de jonglerie, s'il n'était appuyé de preuves plus que suffisantes. Les charlatans scientifiques ont soin de ne pas heurter l'opinion ; ils prennent des formes patelines, insinuantes ; ils évitent les annonces invraisemblables : mais celui qui publie une découverte réelle, ne serait qu'un charlatan s'il ne contre¬disait personne ; il n'apporterait rien de neuf : Colomb, Galilée, Copernic, Newton, Harvey, Linné furent obligés de heurter de front leur siècle, démentir les opinions les plus enracinées.

Cependant les formes académiques s'opposent à ce qu'on donne un démenti aux sciences en crédit ; la règle est de distribuer de l'encens à tout le monde, si l'on veut se glisser dans les rangs des sophistes privilégiés. Le rôle d'un inventeur est tout diffé¬rent ; il n'est pas prétendant à l'académie, ni obligé d'en prendre le ton; il ne peut pas encenser des préjugés qu'il vient dissiper. Vouloir qu'un inventeur ne s'écarte pas des idées reçues, c'est comme si on exigeait qu'un naturaliste, au retour d'un voyage d'exploration, ne présentât aucune plante nouvelle. Ceux qui nous ont rapporté d'Amérique le quina, le tabac, la pomme de terre, le cacao, la vanille, l'indigo, la vigo¬gne, la cochenille, ne nous ont-ils pas mieux servis que s'ils n'eussent rapporté que des espèces déjà connues ? Un moderne a dit avec raison : « Le dernier des torts qu'on pardonne est celui d'annoncer des vérités nouvelles. » (THOMAS, Éloge de Descartes.)

Tel est mon tort, c'est de dévoiler beaucoup de sciences neuves et éminemment utiles ; les nouveautés les plus précieuses ont été repoussées à leur apparition ; la pomme de terre et le café ont été proscrits par des arrêts du parlement; la vaccine, le mécanisme à vapeur, ont été de même diffamés dans leur début. C'est un travers inhérent à l'esprit civilisé que de contrecarrer les découvertes, en insulter les auteurs. L'amour-propre des diverses classes trouve son compte à ce vandalisme ; les philo¬sophes inclinent à étouffer une invention qui compromet leurs systèmes; les badauds se croient de beaux esprits, en raillant, comme au siècle de Colomb, une théorie avant qu'elle ne soit éprouvée : de là vient que tout le monde s'accorde à repousser les inventions, et même les nouveautés en demi-faveur : Sévigné était applaudie quand elle disait : « On se lassera du café comme des tragédies de Racine. »

Pour motiver la défiance, la persécution contre les inventeurs, on objecte qu'il y a beaucoup de charlatans : c'est la faute du monde savant, qui n'a établi aucun jury d'examen, et qui s'est organisé de manière à ne favoriser que l'intrigue. Citez un char¬latan qui ait été repoussé, citez un inventeur qui ne l'ait pas été. Les académies, pour s'excuser, rejettent la faute sur les siècles peu éclairés; le nôtre, qui se dit pourvu de lumières, n'a-t-il pas éconduit FULTON et LEBON, inventeurs du bateau à vapeur et de l'éclairage au gaz ? On peut voir à la Postface un article où les savants français se trahissent et se dénoncent eux-mêmes, en croyant s'excuser de ce vandalisme qu'on affecte de condamner pour mieux l'exercer, contre les hommes non protégés, dont la théorie froisse quelque amour-propre.

Renvoyons cette discussion : il est plus pressant de faire connaître au lecteur le sujet dont on va l'occuper, l'échelle des sociétés supérieures à la civilisation, et dont le mécanisme est enfin découvert. L'humanité, dans sa carrière sociale, a trente-six périodes à parcourir ; je donne ici un tableau des premières, qui suffira aux docu¬ments contenus dans ce volume :


ÉCHELLE DU PREMIER ÂGE DU MONDE SOCIAL
Voyez, pour les trois autres âges, le chap. LIV.
Périodes antérieures à l'industrie. K. Bâtarde sans l'homme (448). C. 1.
1. Primitive, dite Eden. C. 2.
3. Sauvagerie ou inertie. C. 3.

Industrie amoncelée, mensongère, répugnante. 3. Patriarcat, petite industrie.
4. Barbarie, moyenne industrie.
5. Civilisation, grande industrie.

Industrie sociétaire, véridique, attrayante. 6. Garantisme, demi-association.
7. Sociantisme, associat. simple. C. 4.
8. Harmonisme, assoc. composée. C. 5.

Nota. Les lettres C indiquent les époques des créations passées et futures dont on parlera au chap. LIV.



Je ne fais pas mention des périodes 9 et suivantes, parce que nous ne pouvons nous élever aujourd'hui qu'à la période 8, déjà infiniment heureuse en comparaison des quatre sociétés existantes. Elle s'étendra subitement et spontanément au genre humain tout entier, par la seule influence du bénéfice, du plaisir, et surtout de l'attrac¬tion industrielle, mécanisme bien ignoré de nos politiques et moralistes. On en sent de plus en plus le besoin, car on ne peut amener au travail agricole,

Ni les nègres de Saint-Domingue, malgré les amorces, concessions de libertés, avances de moyens ;

Ni les nègres du Brésil, malgré les essais d'un colon aussi judicieux que géné¬reux ;

Ni les sauvages d'Amérique, malgré les tentatives de la secte Owen, qui s'était flattée de découvertes en régime d'industrie sociétaire et attrayante, et qui a échoué complètement : aucune horde, aucun propriétaire de nègres n'a voulu adopter son système tout opposé à la nature, et si peu lucratif que cette secte n'ose dire mot de ses bénéfices : ils sont donc bien médiocres! et pourtant la vraie méthode sociétaire, attrayante et naturelle, donnerait dès la première année quadruple produit. Combien la secte Owen est loin d'atteindre ni à ce résultat, ni à l'attraction industrielle.

Pour créer cette attraction, il fallait découvrir le procédé nommé Séries Passion¬nées, exposé dans cet ouvrage. Il s'établit par degrés dans les périodes 6, 7, 8, du tableau précédent. La période 6 ne crée qu'une demi-attraction et ne séduirait pas encore les sauvages ; la 7e commencerait à les entraîner; la 8e séduira en outre les riches oisifs. On pourra franchir les périodes 6 et 7, grâce à l'invention des Séries Passionnées, qui sont le mécanisme de Se période.

La connaissance de l'échelle des destins sociaux va dissiper nos préjugés sur le bonheur. Nous avons sur ce sujet des notions si erronées, que la philosophie nous concède une trentaine de faux droits de l'homme, souveraineté et autres, dont on n'a aucun besoin, puis elle nous refuse les droits naturels, au nombre de sept :


1 Chasse ; 2. Pêche ; 3. Cueillette ; 4. Pâture ;
5. Ligue interne ; 6. Insouciance ; 7. Vol externe.
X MINIMUM GRADUÉ : K LIBERTÉS RÉELLES.

Ce n'est que dans la Se période qu'on peut obtenir en plein ces libertés, ou des équivalents préférés. Le monde social va passer à cette 8e période, en franchissant les 6e et 7e, dont la découverte et le parcours auraient pu coûter bien des siècles encore, par influence de l'obscurantisme, vieille plaie intellectuelle que créa la docte antiquité, en nous dépeignant la nature comme impénétrable et voilée d'airain. Écou¬tons là-dessus Cicéron : « Latent ista omnia crassis occultata et circumfusa tenebris, ita ut nulla acies humani ingenii tanta sit, qua in cœlum penetrare, in terram intrare possit. » Voilà les visions de voile d'airain bien établies par la docte antiquité. Les modernes donnent dans un autre excès, dans les gasconnades sur leurs torrents de lumières d'où on ne voit naître qu'indigence, fourberie, oppression et cercle vicieux.

Quelques savants modestes, les Montesquieu, les Voltaire et autres cités, 64, ont voulu faire entendre des opinions plus raisonnables, déclarer que la politique sociale était au berceau, que la raison était égarée dans un labyrinthe, comme l'ont pensé tant d'hommes célèbres qui, depuis Socrate et Aristote jusqu'à Montaigne, ont dit : « Ce que je sais, c'est que je ne sais rien. » Ces opinions modérées ont dû échouer ; les excès ont prévalu, surtout chez les philosophes tous enorgueillis, comme Crébillon, qui pensait qu'après lui on ne pourrait trouver aucun sujet de tragédie. Ainsi les politiques, les métaphysiciens, les moralistes, les économistes, ont cru ou feint de croire qu'on ne pourrait inventer aucune société supérieure à la civilisation et à la barbarie qui sont le terme de leurs étroites conceptions. Ils sont engouffrés dans des chimères de civilisation perfectible (réfutées en VI et VII sections) ; ils sont engoués d'un mesquin budget de 400 000 F dans Paris; je prouve à la Postface que chacun d'eux, dans l'état sociétaire, obtiendra de son travail au-delà de 400 000 F de revenu.

Qu'ils cessent donc de s'alarmer de la découverte des destinées sociétaires ; mais la peur ne raisonne pas, les corporations aveuglées ne rétrogradent pas, on ne peut pas les convertir en masse ; peu importe : il suffira d'en désabuser une très petite minorité, la tenter par l'appât d'une immensité de gloire et de fortune assurée à tout écrivain distingué, qui osera le premier dénoncer les chimères dites politique, moralisme, économisme, vraie cataracte qui aveugle l'esprit humain; ces sciences n'ont abouti qu'à détourner les nations des voies de progrès en échelle sociale. On verra, dans cet ouvrage, qu'un petit essai du régime naturel ou sociétaire appliqué à 1 800 personnes, couvrira de ridicule les sociétés civilisées et barbares, et prouvera qu'elles ne sont point la destinée de l'homme.

Alors finiront nos controverses parasites sur le bonheur, la sagesse, la vertu, la philanthropie : il sera prouvé que le vrai bonheur consiste à jouir d'une grande riches¬se et d'une variété infinie de plaisirs ; vérité que nos philosophes ont niée, parce que leur science ne peut donner ce genre de bonheur à personne, pas même aux sybarites, ni aux monarques. César, parvenu au trône du monde, n'y trouve que le vide, et s'écrie : N'est-ce que cela ! Madame de Maintenon dit :« Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu'on aurait eu peine à imaginer, et qu'il n'y a que le secours de Dieu qui m'empêche d'y succomber ? » (secours bien faible s'il la con¬duit à mourir d'ennui!) elle ajoute : « Que ne puis-je vous faire voir l'ennui qui dévore les grands, et la peine qu'ils ont à remplir leur journée! tous les états laissent un vide affreux, une inquiétude, une lassitude, une envie de connaître autre chose. » Horace l'avait dit en d'autres termes : Post equitem sedet atra cura. C'est donc en vain que les sybarites parisiens nous vantent leur talent de VIVRE SI BIEN ET SI VITE ; je prouverai, par un parallèle avec les plaisirs de l'harmonie sociétaire (période 8e du tableau précédent), que leur vie est bien mesquine, bien traînante, et que l'homme le moins riche, le moins favorisé dans l'état sociétaire, sera plus heureux que les syba¬rites parisiens, parce qu'il pourra donner cours à ses douze passions dont le déve¬loppement combiné est le seul gage de parfait bonheur. On persuade aux civilisés qu'ils volent à la perfectibilité, quand ils sont accablés de calamités nouvelles et récentes, dont 24 sont décrites au chapitre XLVIII; entre autres le fléau des dettes publiques, toujours croissant, et qui, à la première guerre entre les Occidentaux, amènerait une banqueroute universelle suivie de révolutions.

Il est bien d'autres plaies inaperçues : tel est l'empiètement du commerce qui menace de tout envahir, et dont les gouvernements commencent enfin à s'alarmer ; la théorie sociétaire peut seule enseigner les moyens d'abattre ce Titan politique. (Voyez 6e section.)

Le vice de nos soi-disant régénérateurs est d'accuser tel ou tel abus, au lieu d'accuser la civilisation entière, qui n'est qu'un cercle vicieux d'abus dans toutes ses parties; il faut sortir de cet abîme. J'en indique 32 issues.

Depuis 3 000 ans, la philosophie ne sait inventer aucune disposition neuve en politique industrielle et sociale ; ses innombrables systèmes ne reposent que sur la distribution par familles, réunion la plus petite et la plus ruineuse : quelle stérilité de génie!

Voici enfin des idées neuves, une théorie qui s'accommode aux vues des gouver¬nements, au lieu de les harceler par des visions philanthropiques, vrais masques d'agitateurs; tout ministre goûtera une méthode qui, quadruplant le revenu effectif, permettra de doubler subitement les impôts, tout en dégrevant les administrés de moitié, en sens relatif. (Ils ne paieront que double sur un produit quadruple.)

Un effet plus brillant sera d'opérer sur le monde entier, sauvage, barbare, civilisé ; métamorphoser le tout par un essai borné à une lieue carrée et 1 800 personnes. Quel contraste avec la philosophie qui bouleverse des empires, de fond en comble, sans aucune garantie de bons résultats, ni d'accession des barbares et sauvages!

La pauvre civilisation fait des efforts gigantesques pour des riens ; envoi d'armées de terre et de mer pour délivrer peut-être un dixième de la Grèce; révolutions et mas¬sacres pour essais sur l'émancipation des nègres; tentatives infructueuses de secours à l'indigence; tous ces travaux de pygmées vont finir: le genre humain va être affranchi et Secouru TOUT ENTIER; il se ralliera partout à l'industrie attrayante, dès qu'il saura, par essai sur un canton, les prodiges de richesse, de plaisirs et de vertus qu'on en recueille.

Là finiront les chimères et les fureurs de l'esprit de parti : chacun en voyant la vraie destinée de l'homme, la mécanique des passions, sera si confus des absurdités civilisées, qu'on opinera à les oublier au plus vite.

Obligé de démasquer ici des professions vicieuses, commerce et autres, je ne blâme pas ceux qui en profitent : le tort est à la politique civilisée qui pousse les peu¬ples au vice, en ne leur ouvrant d'autre voie de fortune que la pratique de la fourberie.

Il faudra de fréquentes redites pour dissiper certains préjugés, les illusions, « de tendre à la PERFECTIBILITÉ, dans cette civilisation où le mal fait dix pas en avant quand le bien en fait un » : de tendre à la richesse par l'industrie morcelée dont le fai¬ble produit, borné au quart de la sociétaire, est illusoire par le vice de population illimitée : de vouloir établir des mœurs avant d'avoir inventé le régime d'attraction industrielle, seul garant de bonnes mœurs et de juste répartition (360, 368).

On fait à Paris une tentative d'extinction de la mendicité, tentative et non pas moyen réel : le comité ignore qu'il faut opérer sur la campagne avant d'opérer sur la ville; effectuer la réforme industrielle en agriculture, fabriques, commerce et ménage. Qu'on se dispense de recherches : dès ce moment on a l'option sur les moyens réels d'extirper et de plus prévenir cette lèpre, par avènement aux phases 2, 3, 4 du tableau.

Tant d'écrivains cherchent un sujet neuf : voici le plus fécond qui se soit jamais présenté. Je puis à peine en traiter la 20e partie (Voyez Analogie, 523) : la proie est ample pour les coopérateurs ; je dois y préluder par une Préface réfutant nos préten¬dues perfections sociales, qui ne sont que l'absence de toute sagesse, que le monde à rebours en politique et en industrie, que la folle prétention d'aveugles qui conduisent des aveugles. ÉVANGILE.



Préface


Article premier
Exposé et notions préparatoires

Il n'est pas de désir plus général que celui de doubler son revenu par un coup de fortune, comme un riche mariage, un héritage, une sinécure ; et si l'on trouvait le moyen d'élever le revenu de chacun, non pas au double, mais au quadruple, en valeur réelle, une telle découverte serait assurément la plus digne de l'attention générale.

Tel sera le fruit de la méthode sociétaire naturelle : en France, le produit annuel, estimé six milliards, s'élèvera à vingt-quatre, dès la première année de régime socié¬taire ; même proportion pour les autres empires.

La richesse la plus colossale serait illusoire, si elle n'était soutenue d'un ordre dis¬tributif garantissant :

Répartition proportionnelle et participation de la classe pauvre à cet accroissement de produit ;

Équilibre de la population, dont le progrès illimité neutraliserait bientôt un qua¬druplement et même un décuplement de richesse effective.

Ces problèmes, écueil des sciences modernes, sont pleinement résolus par la découverte du mode sociétaire naturel, dont on va lire un traité abrégé.

Le titre de Nouveau Monde industriel m'a paru le plus exact pour désigner ce bel ordre sociétaire qui, entre autres propriétés, possède celle de créer l'attraction indus¬trielle : on y verra nos oisifs, même les petites maîtresses, être sur pied dès les quatre heures du matin, en hiver comme en été, pour se livrer avec ardeur aux travaux utiles, au soin des jardins et basses-cours, aux fonctions du ménage, des fabriques et autres pour lesquelles le mécanisme civilisé inspire du dégoût à toute la classe riche.

Tous ces travaux deviendront attrayants par l'influence d'une distribution très inconnue, que je nommerai Séries passionnées, ou Séries de groupes contrastés : c'est le mécanisme auquel tendent toutes les passions, le seul ordre conforme au vœu de la nature. Le sauvage n'adoptera jamais l'industrie, tant qu'il ne la verra pas exercée en Séries passionnées.

Dans ce régime, la pratique de la vérité et de la justice deviennent voie de fortune; et la plupart des vices dégradants selon nos mœurs, comme la gourmandise, devien¬nent voie d'émulation industrielle, de sorte que les raffinements gastronomiques y sont encouragés comme ressorts de sagesse; un tel système est l'opposé du méca¬nisme civilisé qui conduit à la fortune par le mensonge et place la sagesse dans les austérités. D'après ce contraste, l'état civilisé où règnent le mensonge et l'industrie répugnante, sera surnommé monde à rebours ; et l'état sociétaire, monde à droit sens, fondé sur l'emploi de la vérité et de l'industrie attrayante.

C'est surtout pour les savants et artistes que le régime sociétaire sera nouveau monde et monde à droit sens ; ils y obtiendront tout à coup l'objet de leurs vœux les plus ardents, une immense fortune, vingtuple et centuple de ce qu'ils peuvent espérer dans l'état civilisé, vrai sentier de ronces pour eux; ils y sont abreuvés de tous les dégoûts, soumis à toutes les servitudes.

Quant aux autres classes à qui j'annonce le quadruple revenu, elles vont d'abord me suspecter d'exagération ; mais la théorie sociétaire est si facile à comprendre, que chacun pourra en être juge, et apprécier au plus juste s'il est vrai que la méthode naturelle, décrite ici sous le nom de Séries passionnées, doive donner un produit quadruple de celui de notre industrie morcelée et subdivisée en autant d'exploitations qu'il y a de couples conjugaux.

Un préjugé a de tout temps empêché les recherches sur l'association ; on a dit : « Il est impossible de réunir en gestion domestique trois ou quatre ménages, sans que la discorde ne s'y manifeste au bout d'une semaine, surtout parmi les femmes : il est d'autant plus impossible d'associer trente ou quarante familles, et à plus forte raison trois ou quatre cents. »

C'est très faussement raisonné : car si Dieu veut l'économie et la mécanique, il n'a pu spéculer que sur l'association du plus grand nombre possible ; dès lors l'insuccès sur de petites réunions de trois et de trente familles était un augure de réussite sur le grand nombre, sauf à rechercher préalablement la théorie d'association naturelle ou méthode voulue par Dieu, et conforme au vœu de l'attraction, qui est l'interprète de Dieu en mécanique sociétaire. Il dirige l'univers matériel par attraction ; s'il employait un autre ressort pour la direction du monde social, il n'y aurait pas unité, mais duplicité d'action dans son système.

L'étude de l'attraction passionnée conduit directement à la découverte du méca¬nisme sociétaire ; mais si l'on veut étudier l'association avant l'attraction, l'on court le risque de s'égarer pendant des siècles dans les fausses méthodes, de se rebuter et de croire à l'impossibilité ; c'est ce qui arrive aujourd'hui, où le problème de l'associa¬tion, qu'on avait négligé pendant trois mille ans, commence enfin à fixer l'attention du monde savant.

Depuis quelques années on écrit sur le mot Association sans connaître la chose, sans même déterminer le but du lien sociétaire, les formes et méthodes qu'il doit adopter, les conditions qu'il doit remplir, les résultats qu'il doit donner. Ce sujet a été traité si confusément, qu'on n'a pas même songé à ouvrir un concours sur la marche à suivre dans une étude si neuve. Ce concours aurait conduit à reconnaître qu'on ne peut pas réussir par les moyens connus, et qu'il faut en chercher d'autres dans les sciences encore vierges et intactes, surtout dans celle de l'attraction passionnée, science manquée par Newton qui y touchait de près. Démontrons qu'elle est l'unique voie de succès en association.

Si les pauvres, la classe ouvrière, ne sont pas heureux dans l'état sociétaire, ils le troubleront par la malveillance, le vol, la rébellion ; un tel ordre manquera le but, qui est d'associer le passionnel ainsi que le matériel, de concilier les passions, les carac¬tères, les goûts, les instincts et inégalités quelconques.

Mais si pour satisfaire la classe pauvre on lui assure un bien-être, l'avance d'un minimum copieux en subsistance, vêtement, etc., ce sera la pousser à la fainéantise ; on en voit la preuve en Angleterre où le secours annuel de deux cents millions aux indigents n'aboutit qu'à multiplier le nombre des mendiants.

Le remède à cette fainéantise et aux autres vices qui désorganiseraient l'associa¬tion, est donc la recherche et la découverte d'un mécanisme d'attraction industrielle, transformant les travaux en plaisirs, et garantissant la persistance du peuple au travail, et le recouvrement du minimum qu'on lui aura avancé.

D'après ces considérations, si l'on eût voulu procéder méthodiquement en théorie sociétaire, il eût fallu avant tout mettre au concours l'étude de l'attraction passionnée, par analyse et synthèse, afin de découvrir si elle fournit des ressorts d'attraction industrielle. Telle devait être la marche régulière que n'ont pas entrevue ceux qui ont écrit vaguement et superficiellement sur l'association. S'ils eussent étudié l'attraction, ils auraient découvert la théorie des Séries passionnées, sans laquelle il est impossible de fonder le mécanisme sociétaire, car on ne peut pas sans les Séries passionnées remplir les conditions primordiales, telles que

Attraction industrielle,
Répartition proportionnelle,
Équilibre de population.


Outre les écrits, on a fait des tentatives pratiques en association, des essais en Amérique et en Angleterre. Une secte dirigée par M. Owen prétend qu'elle fonde l'état sociétaire ; elle fait tout le contraire : elle travaille à décréditer l'idée d'association, par la fausseté de sa méthode contraire en tous sens à la nature ou attraction. Aussi la secte Owéniste n'a-t-elle séduit ni les sauvages ni les civilisés voisins : aucune horde, aucune province des États-Unis n'a voulu adopter ce régime monastique de commu¬nauté des biens, ce demi-athéisme ou absence de culte divin, et autres monstruosités que M. Owen décore du nom d'association. Il joue sur un mot en crédit ; il en fait un objet de spéculation en s'affublant de formes philanthropiques ; et l'apathie des corps savants sur ce grand problème, leur négligence de préciser les conditions à remplir et le but à atteindre, donnent beau jeu aux intrigants pour égarer l'opinion sur ce sujet.

Aucun des écrivains ou des entrepreneurs n'aborde le fond de la question, le problème d'associer en gestion agricole et domestique, non seulement les facultés pécuniaires et industrieuses d'une masse de familles inégales en fortune, mais d'asso¬cier les passions, caractères, goûts, instincts ; de les développer dans chaque individu sans froisser la masse ; faire éclore dès le plus bas âge les vocations industrielles qui sont nombreuses chez l'enfant, placer chacun aux divers postes où la nature l'appelle, varier fréquemment les travaux et les soutenir de charmes suffisants pour faire naître l'attraction industrielle.

Au lieu d'envisager ainsi la tâche, on n'a fait qu'effleurer le sujet, donner, sur l'association, du bel esprit sans théorie ; il semble qu'on n'ait soulevé cette question que pour l'étouffer. Aussi le mot Association est-il profané, déconsidéré. Les uns le prennent pour masque d'intrigues électorales et menées d'agiotage ; d'autres y voient un ressort d'athéisme, parce que la secte Owen, par la suppression du culte divin, s'est attiré en Amérique le nom de secte d'athées. Tous ces incidents répandent sur la vraie association tant de défaveur que je n'ai pas cru convenable de placer dans le titre de mon abrégé ce mot Association, devenu vide de sens depuis qu'il sert de manteau à toutes les intrigues.

Plus on a abusé du mot, plus il importe de donner sur la chose des notions préli¬minaires, et disposer le lecteur à concevoir que la vraie association, l'art d'appliquer à l'industrie toutes les passions, tous les caractères, goûts et instincts, étant un nouveau monde social et industriel, il doit s'attendre à trouver dans cette théorie des principes tout opposés à ses préjugés, qui lui dépeignent l'état civilisé comme voie de perfection et destinée de l'homme, quand il est évident que le peuple des pays les plus civilisés est aussi malheureux, aussi pauvre que les populaces barbares de la Chine et de l'Indostan ; et que l'industrie morcelée ou ménage de famille n'est qu'un labyrinthe de misères, d'injustice et de fausseté.

Fixons d'abord l'attention sur le résultat le plus saillant du régime sociétaire, le quadruple produit. Une grande réunion n'emploierait dans diverses fonctions que le centième des agents et des machines qu'exige la complication de nos petits ménages. Au lieu de trois cents feux de cuisine et trois cents ménagères, on n'aurait que quatre ou cinq grands feux préparant des services de divers degrés, assortis à quatre ou cinq classes de fortune, car l'état sociétaire n'admet point d'égalité. Il suffirait d'une dizaine de personnes expertes, pour remplacer les trois cents femmes qu'emploie le régime civilisé dépourvu des nombreuses mécaniques dont on ferait usage dans une cuisine préparant pour dix-huit cents personnes (c'est le nombre le plus convenable). Cette réunion abonnerait chacun à des tables et services de divers prix, sans aucun assu¬jettissement contraire aux libertés individuelles.

Le peuple, dans ce cas, dépenserait bien moins pour faire bonne chère, qu'au¬jourd'hui pour vivre pitoyablement. L'épargne de combustible serait immense, et assurerait la restauration des forêts et climatures, bien mieux que ne feront cent codes forestiers inexécutables.

Le travail de ménage serait tellement simplifié, que les sept huitièmes des femmes de ménage et des domestiques deviendraient disponibles et applicables aux fonctions productives.

Notre siècle prétend se distinguer par l'esprit d'association ; comment se fait-il qu'en agriculture il adopte la distribution par familles, qui est la moindre combinaison possible ? On ne peut pas imaginer de réunions plus petites, plus anti-économiques et plus anti-sociétaires que celles de nos villages, bornées à un couple conjugal, ou une famille de cinq ou six personnes ; villages construisant trois cents greniers, trois cents caves, placés et soignés au plus mal, quand il suffirait, en association, d'un seul gre¬nier, d'une seule cave, bien placés, bien pourvus d'attirail, et n'occupant que le dixième des agents qu'exige la gestion morcelée ou régime de famille.

Parfois des agronomes ont inséré dans les journaux quelques articles sur les énormes bénéfices que l'agriculture obtiendrait des grandes réunions sociétaires, si l'on pouvait concilier les passions de deux ou trois cents familles exploitant combiné¬ment, et effectuer l'association en passionnel comme en matériel.

Ils en sont restés sur ce sujet à des vœux stériles, à des doléances d'impossibilité qu'ils motivent sur l'inégalité des fortunes, les disparates de caractère, etc. Ces inégalités, loin d'être un obstacle, sont au contraire le ressort essentiel ; on ne peut pas organiser des Séries passionnées sans une grande inégalité de fortunes, caractères, goûts et instincts : si cette échelle d'inégalités n'existait pas, il faudrait la créer, l'établir en tous sens, avant de pouvoir associer le passionnel.

Nous voyons dans le régime civilisé des lueurs d'association matérielle seulement, des germes qui sont dus à l'instinct et non à la science. L'instinct apprend à cent familles villageoises qu'un four banal coûtera beaucoup moins, en maçonnerie et combustible, que cent petits fours de ménage, et qu'il sera mieux dirigé par deux ou trois boulangers exercés, que les cent petits fours, par cent femmes qui manqueront deux fois sur trois le juste degré de chaleur du four et cuisson du pain.

Le bon sens a appris aux habitants du nord, que si chaque famille voulait fabri¬quer sa bière, elle coûterait plus cher que les bons vins. Une réunion monastique, une chambrée militaire, comprennent par instinct qu'une seule cuisine, préparant pour trente convives, sera meilleure et moins coûteuse que trente cuisines séparées. Les paysans du jura voyant qu'on ne pourrait pas, avec le lait d'un seul ménage, faire un fromage nommé Gruyère, se réunissent, apportent chaque jour le lait dans un atelier commun, où l'on tient note des versements de chacun, chiffrés sur des taillons de bois; et de la collection de ces petites masses de lait, on fait à peu de frais un ample fromage dans une vaste chaudière.


Comment notre siècle, qui a de hautes prétentions en économisme, n'a-t-il pas songé à développer ces petits germes d'association, en former un système plein, appliqué à l'ensemble des sept fonctions industrielles ; savoir :



1° Travail domestique,
2° Travail agricole,
3° Travail manufacturier,
4° Travail commercial,
5° Travail d'enseignement,
6° Étude et emploi des sciences,
7° Étude et emploi des beaux-arts ;


fonctions qu'il faut exercer cumulativement dans la plus grande réunion possible. On verra, par la théorie suivante, qu'elle doit être de dix-huit cents personnes. Au-dessus de deux mille, elle dégénérerait en cohue, tomberait dans la complication ; au-dessous de seize cents, elle serait faible en liens, sujette aux fautes de mécanisme, aux lacunes d'attraction industrielle.

Cependant on pourra faire à peu de frais une épreuve réduite au tiers du nombre, à six ou sept cents personnes ; les résultats seront moins brillants, moins lucratifs, mais ils suffiront à prouver qu'une réunion, élevée au nombre suffisant, à dix-huit cents, réaliserait en plein les bénéfices et les accords décrits dans la théorie suivante.

Dès qu'il aura été constaté par cet essai, que le mécanisme, nommé phalange de Séries passionnées, crée l'attraction industrielle, on verra l'imitation aussi rapide que l'éclair : tous les sauvages, tous les nègres d'Afrique embrasseront l'industrie : on aura, deux ou trois ans après, le sucre à échange, poids pour poids, contre le blé, et proportionnément les autres denrées de la zone torride.

Un autre avantage entre mille sera d'éteindre subitement les dettes publiques en tous pays, par suite du quadruple produit : lorsque celui de France, qu’on estime six milliards, sera élevé à vingt-quatre, le fisc percevra bien plus aisément deux milliards sur vingt-quatre qu'aujourd'hui un sur six. Il y aura dégrèvement relatif de moitié, malgré le doublement effectif de l'impôt. Il convient de présenter d'abord cette pers¬pective aux lecteurs français et anglais, surtout à l'Angleterre où le fardeau de la dette est si accablant. La France marche rapidement à cet écueil, et a d'autant plus besoin de la découverte que je publie.

Doit-on s'étonner que l'invention d'une théorie, qui va changer la face du monde, ait été retardée jusqu'à nos jours ? On ne l'a jamais cherchée, elle a dû rester incon¬nue. On peut bien trouver par hasard un trésor, une mine d'or ; mais une théorie qui exige des calculs ne se découvre pas tant qu'on ne la cherche point, et qu'on ne la propose pas au concours.

D'ailleurs ce n'est guère que depuis un siècle qu'on s'occupe de théories indus¬trielles. L'antiquité ne fit sur ce sujet aucune étude; elle était entravée par l'esclavage qui aurait mis beaucoup d'obstacles à l'invention du mécanisme sociétaire impra¬ticable avec des esclaves.

Les modernes, qui n'étaient plus gênés par la coutume de l'esclavage, auraient pu spéculer sur l'association agricole et domestique ; mais leurs économistes ont été arrêtés par un préjugé qui persuade que le morcellement ou culture subdivisée par familles, est nature de l'homme, destinée immuable. Toutes leurs théories reposent sur cette erreur primordiale, fortement étayée par la morale qui ne voit la sagesse que dans les relations de famille, dans la multiplication des chaumières.

Les économistes ont donc sanctionné comme nécessaires les deux vices radicaux qu'ils ont trouvés établis, le morcellement de l'agriculture et la fausseté du commerce livré à la concurrence individuelle qui est toute mensongère et complicative, élevant le nombre des agents au vingtuple de ce qu'emploierait le régime véridique.

Sur ces deux vices repose la société qu'on nomme civilisation, qui, loin d'être la destinée du genre humain, est au contraire la plus vile des sociétés industrielles qu'il peut former ; car c'est la plus perfide, à tel point qu'elle excite le mépris des barbares mêmes.

Du reste la civilisation occupe en échelle du mouvement un rôle important, car c'est elle qui crée les ressorts nécessaires pour s'acheminer à l'association ; elle crée la grande industrie, les hautes sciences et les beaux-arts. On devait faire usage de ces moyens pour s'élever plus haut en échelle sociale, ne pas croupir à perpétuité dans cet abîme de misères et de ridicules, nommé civilisation, qui, avec ses prouesses indus¬trielles et ses torrents de fausses lumières, ne sait pas garantir au peuple du travail et du pain.

Sur d'autres globes comme sur le nôtre, l'humanité est obligée de passer environ une centaine de générations en mécanisme faux et morcelé, comprenant les quatre périodes, sauvage, patriarcale, barbare et civilisée, et d'y languir jusqu'à ce qu'elle ait rempli deux conditions :


1˚ Créer la grande industrie, les hautes sciences et les beaux-arts, ces ressorts étant nécessaires à l'établissement du régime sociétaire qui est incompatible avec la pauvreté et l'ignorance ;

2˚ Inventer ce mécanisme sociétaire, ce nouveau monde industriel opposé au mor¬cellement.

On avait pour y réussir des voies très nombreuses dont je traiterai à la suite de cet abrégé, on les a toutes négligées, entre autres le calcul de l'attraction passionnée que recommandaient les succès de Newton en calcul de l'attraction matérielle.

La première condition était fort bien remplie, nous avons depuis longtemps pous¬sé l'industrie, les sciences et les arts au degré suffisant. Les Athéniens auraient déjà pu fonder le régime sociétaire, en substituant à l'esclavage les rachats payables par annuités.

Mais la deuxième condition n'a point été remplie depuis cent ans qu'on commence à s'occuper de l'industrie, on n'a pas songé à inventer un mécanisme opposé au mor¬cellement, aux petits ménages de famille : on n'a pas même proposé la recherche d'un régime d'industrie combinée en fonctions domestiques et agricoles. On propose des prix par centaines pour des controverses insignifiantes, des écrits parasites, et pas une petite médaille pour l'invention du procédé sociétaire naturel.

Cependant chacun s'aperçoit que le monde social n'est point arrivé au but, et que le progrès de l'industrie n'est qu'un leurre pour la multitude. Dans l'Angleterre tant vantée, la moitié de la population est réduite à travailler seize heures par jour, une partie même dans des ateliers infects, pour gagner sept sous de France dans un pays ou la subsistance est plus coûteuse qu'en France. Combien la nature est sage en inspirant aux sauvages un profond dédain pour cette industrie civilisée, fatale à ceux qui l'exercent et profitable seulement aux oisifs et à quelques chefs ! Si l'industrie n'était destinée qu'à produire ces scandaleux résultats, Dieu ne l'aurait pas créée, ou bien il n'aurait pas donné aux humains cette soif de richesses que l'industrie civilisée et barbare ne peut pas satisfaire, car elle plonge dans la misère toute la multitude industrieuse pour enrichir quelques favoris, qui encore se trouvent pauvres, à les en croire.

En réplique aux sophistes qui nous vantent ce chaos social comme une marche rapide vers la perfectibilité croissante, insistons sur les trois conditions primordiales de sagesse sociale, dont aucune ne peut être remplie dans le régime civilisé ; ce sont :


Attraction industrielle,
Répartition proportionnelle,
Équilibre de population.
Économie de ressorts.


C'est un sujet fort neuf sur lequel il faut quelques redites pour dégager le lecteur de ses nombreux préjugés, et le rallier à des principes sûrs.

J'ai fait observer que si le peuple civilisé jouissait d'un minimum copieux, d'une garantie de nourriture et d'entretien décent, il s'adonnerait à l'oisiveté parce que l'industrie civilisée est très répugnante ; il faudra donc, en régime sociétaire, que le travail soit aussi attrayant que le sont aujourd'hui nos festins et nos spectacles; dans ce cas, le remboursement du minimum avancé sera garanti par l'attraction industrielle ou passion du peuple pour des travaux très agréables et très lucratifs : passion qui ne pourra se soutenir qu'autant qu'on aura une méthode de répartition équitable, allouant à chaque individu, homme, femme ou enfant, trois dividendes affectés à ses trois facultés industrielles, Capital, Travail et Talent, et pleinement satisfaisants pour lui.

Quel que fût ce bien-être, le peuple retomberait bientôt dans le dénuement, s'il multipliait sans bornes, comme la populace de civilisation, les fourmilières d'Angle¬terre, France, Italie, Chine, Bengale, etc. Il faut donc découvrir un moyen de garantie contre l'accroissement indéfini de population. Nos sciences n'indiquent aucun préservatif de ce fléau, contre lequel la théorie de l'attraction passionnée fournit qua¬tre garanties, dont aucune ne peut être introduite en civilisation, cette société étant incompatible avec les garanties sociales, ainsi qu'on le verra aux sixième et septième sections.

Il est bien d'autres vices contre lesquels le régime sociétaire devra posséder des garanties efficaces ; le vol suffirait à lui seul pour faire avorter toutes les tentatives d'association : ces préservatifs se trouvent dans le mécanisme des Séries passionnées, et la civilisation ne peut s'en approprier aucun : elle échoue dans toutes les garanties dont elle veut faire l'essai: souvent elle aggrave le mal, comme on l'a vu dans l'affaire de la traite des nègres et celle de la responsabilité financière. Il existe une théorie spéciale sur les garanties, et nos sciences l'ont manquée comme la théorie d'asso¬ciation.

Celle-ci ouvre à l'ambition individuelle une chance bien magnifique : on voit quantité de personnages remarquables par le rang, la fortune, les lumières, s'agiter pendant de longues années pour obtenir le poste de ministre, et souvent de moindres places ; on les voit fréquemment échouer après de pénibles efforts, et en concevoir un chagrin perpétuel.

Voici, pour les ambitieux honorables, une carrière toute neuve et bien autrement brillante que celle de ministre amovible. Ici le succès ne sera ni douteux, ni différé, le rôle de fondateur de l'association n'exigera aucune intrigue, et élèvera de prime abord le prétendant au faîte de la fortune et de la gloire.

Tout homme ou femme libre, ayant un capital de cent mille francs à faire valoir sur hypothèque, et jouissant d'un relief suffisant pour s'établir chef d'une compagnie d'actionnaires portée à deux millions de capital, peut fonder l'association naturelle ou industrie attrayante, la répandre subitement par tout le globe, convertir les sauvages à l'agriculture, les barbares à des mœurs plus policées que les nôtres, effectuer l'affran¬chissement convenu des esclaves, sans retour à la servitude, l'établissement universel des unités de relations en langage, mesures, monnaie, typographie, etc.; opérer cent autres prodiges dont il recevra une éclatante récompense, par le vote unanime des souverains et des nations.

Les avantages assurés à ce fondateur et à ses actionnaires ou coopérateurs sont si immenses, qu'il faut différer à les faire connaître. je traiterai ce sujet à la postface, article Candidature.

J'insiste sur la pauvreté des chances actuelles de célébrité et de bénéfice ; elles exigent des travaux effrayants, elles exposent à des contrariétés sans nombre. Le feu duc de La Rochefoucauld-Liancourt s'était distingué dans une carrière d'utilité, celle d'encouragement de l'industrie ; il en a recueilli beaucoup de tribulations, et, je pense, peu de bénéfice; il a de plus manqué son but, qui était d'améliorer le sort des classes ouvrières. On verra plus loin que le progrès industriel n'est pour le peuple qu'un écueil de plus, tant que dure la civilisation.

En 1827, un banquier de haut crédit avait formé le plan d'une société comman¬ditaire de l'industrie, et avait déjà réuni vingt-cinq millions, avec espoir d'élever ce fonds à cent millions. Il en serait résulté de belles entreprises, qui auraient illustré leur auteur ; mais aussitôt des entraves sont survenues, et la société a dû se dissoudre.

Le même banquier, voulant tenter une grande combinaison économique sur les trente-sept brasseries de Paris, et les réunir en une seule, avait formé pour cette affaire une compagnie versant trente millions de capital : elle a rencontré des obstacles, des résistances, elle a avorté après beaucoup de démarches pénibles.

Il est donc avéré par les faits, qu'il ne reste aux gens riches aucune carrière d'illus¬tration facile, profitable et exempte de contrariété.

Celle qui s'ouvre aujourd'hui pour eux réunit tous les avantages, et ne présente aucun obstacle. Elle sert les intérêts des gouvernements et des peuples, des riches et des pauvres ; elle garantit la rapidité d'opération : en moins de deux mois d'exercice, la question sera décidée sans nulle incertitude ; en deux mois, le fondateur aura déter¬miné le changement de sort du monde entier, l'abandon des trois sociétés, civilisée, barbare et sauvage, et l'avènement du genre humain à l'unité sociétaire, qui est sa destinée.

Et pour obtenir ce triomphe, cent fois plus brillant que ceux des conquérants, faut-il une fortune colossale ? Non, il suffit d'un patrimoine bourgeois, comme celui d'un éligible, trois cent mille francs, dont cent mille en capitaux disponibles, qu'il affectera sur hypothèque et à gros intérêt, à la fondation d'épreuve du mécanisme sociétaire.

La facilité de cette entreprise, la garantie de prompt succès, reposent sur ce qu'elle s'accorde avec toutes les passions. Je l'ai prouvé sur la grande question de l'affran¬chissement des esclaves. Il sera convenu, consenti et même provoqué par les maîtres impatients de profiter des bénéfices de l'état sociétaire ; dès lors aucune classe ne sera froissée dans ses intérêts pécuniaires, tandis qu'en suivant les méthodes connues, celle des Brissot, des Vilberforce et des sociétés d'abolition de la traite, on compromet les intérêts des possesseurs d'esclaves.

Remarquons bien cette propriété inhérente au mécanisme sociétaire, contenter toutes les classes, tous les partis ; c'est par cette raison que le succès en sera si facile, et qu'une petite épreuve tentée sur sept cents personnes décidera subitement la méta¬morphose générale, parce qu'on y verra réalisés tous les bienfaits que la philosophie se borne à rêver, liberté réelle, unité d'action, règne de la vérité et de la justice devenues voies de fortune; mais dans l'ordre civilisé où la vérité et la justice ne conduisent pas à la fortune, il est impossible qu'elles soient préférées; aussi voit-on la fourberie et l'injustice dominer dans toute législation civilisée, et s'accroître en raison des progrès de l'industrie et des sciences.

Le peuple, en pressentiments sur la destinée, est meilleur juge que les savants ; il donne à l'état civilisé le nom de monde à rebours, idée qui implique la possibilité d'un monde à droit sens dont il restait à découvrir la théorie.

La classe savante n'a pas pressenti ce nouveau monde social que lui indiquait l'analogie ; nous voyons dans la nature matérielle, une double distribution, celle du faux et du vrai ;

L'ordre combiné et juste parmi les planètes,
L'ordre incohérent et faux parmi les comètes.


Les relations sociales ne sont-elles pas sujettes à cette dualité de marche ? ne peut-il pas exister un ordre de vérité et liberté, par opposition à l'état de fausseté et contrainte qu'on voit régner sur notre globe ? Le progrès de l'industrie et des lumières n'y sert qu'à accroître la fausseté générale des relations, et la pauvreté des classes qui portent le faix de l'industrie : nos plébéiens, nos ouvriers, sont bien plus malheureux que le sauvage qui vit dans l'insouciance, la liberté, et parfois dans l'abondance, quand la chasse ou la pêche ont réussi.

Les philosophes, d'après leurs propres doctrines, auraient dû entrevoir la vraie destinée de l'homme, et la dualité de mécanisme en mouvement social, comme en mouvement matériel ; ils s'accordent tous à enseigner qu'il y a unité et analogie dans le système de l'univers. Écoutons sur cette thèse l'un de nos métaphysiciens célèbres :

« L'univers est fait sur le modèle de l'âme humaine, et l'analogie de chaque partie de l'univers avec l'ensemble est telle que la même idée se réfléchit constamment du tout dans chaque partie, et de chaque partie dans le tout. » SCHELLING.

Rien n'est plus vrai que ce principe : l'auteur et ses disciples devaient en conclure que si le monde matériel est sujet à deux mécanismes, combinaison planétaire et incohérence cométaire, le monde social doit être de même sujet à deux mécanismes, autrement il n'existerait point d'analogie entre les deux mondes matériel et social, point d'unité dans le système de l'univers. Et comme il est évident que nos sociétés civilisées, barbare et sauvage sont l'état d'incohérence et de fausseté, le monde à rebours, il fallait chercher les voies du monde à droit sens ou régime de vérité et d'harmonie sociétaire applicable aux passions et à l'industrie, et encourager cette recherche par des concours et prix.

Le hasard m'ayant livré le germe de cette théorie en 1798, je suis parvenu, en trente ans de travail, à la simplifier au point de la mettre à portée des hommes les moins instruits, et même des personnes frivoles et ennemies de l'étude ; c'est un calcul de plaisirs, il est de la compétence des femmes comme des hommes.

Toute femme, qui désire s'illustrer et qui a quelques moyens pécuniaires, peut prétendre à la palme de fondatrice de l'unité universelle, et s'établir chef de la com¬pagnie d'épreuve. Ce rôle aurait bien convenu à Mme de Staël qui aspirait à une grande célébrité et qui avait une fortune vingt fois plus que suffisante pour se mettre à la tête de la fondation.

Certains hommes sans fortune peuvent aussi prétendre à ce triomphe ; un écrivain en crédit peut décider quelque ami de l'humanité, comme le roi de Bavière, à faire l'épreuve sociétaire. Dans ce cas l'homme qui aura concouru à cette fondation, à titre d'orateur ou promoteur, participera au lustre et à la récompense du fondateur.

C'est une entreprise pour laquelle on peut indiquer en Europe cent mille candidats pourvus des moyens nécessaires ; il ne sera pas difficile d'en décider un, en lui démontrant qu'il en va recueillir l'immensité de fortune et de gloire. je reviendrai sur ce sujet qui serait ici trop éblouissant. Le plus heureux favori de cour ne peut pas obtenir un petit royaume héréditaire, comment croirait-on que le fondateur de l'état sociétaire obtiendra un vaste empire ? cela sera très exactement démontré.


Article deuxième
Énormité du produit sociétaire

Une des causes qui ont retardé l'invention du mécanisme sociétaire, C'est qu'on a manqué à la précaution de présenter, comme motif d'espérance et stimulant d'étude, un tableau des immenses bénéfices de l'association. L'on pourrait en remplir plusieurs volumes ; je vais me borner à quelques pages, ou je supposerai l'association établie partout, et les villages remplacés par des phalanges industrielles d'environ dix-huit cents personnes.

Distinguons leurs bénéfices en négatifs et positifs.

Le bénéfice négatif consistera à produire sans rien faire, plus que des civilisés forçant de travail.

Par exemple : j'ai prouvé qu'une cuisine sociétaire épargnerait en combustible les neuf dixièmes, et en ouvriers les dix-neuf vingtièmes de ce qu'emploient les cuisines des ménages. Outre le produit de toutes ces épargnes, on aurait celui d'une fabrication bien améliorée, le profit serait positif et négatif à la fois, car à l'épargne prodigieuse de combustible, se joindrait l'avantage de restauration des forêts, sources, climatures.

Continuons sur l'hypothèse d'exploitation sociétaire je l'applique à la pêche des petites rivières. On peut, par inaction combinée, par accord sur les époques d'ouver¬ture et clôture de la pêche, décupler la quantité du poisson et le conserver dans des réservoirs à engrais.

Ainsi par la seule inaction, les réunions sociétaires dites phalanges industrielles obtiendront dix fois plus de poisson, en employant à la pêche dix fois moins de temps et de bras que nous, et en se concertant pour la destruction des loutres dans toute région.

Voilà divers points sur lesquels le bénéfice est décuple et vingtuple du nôtre ; je n'exagère donc pas en estimant le produit sociétaire au quadruple du nôtre, et l'on verra que ce moyen terme est au-dessous de la réalité. Que de motifs d'examiner si le procédé d'association naturelle et d'industrie attrayante est vraiment découvert! Conti¬nuons l'estimation.

L'épargne du larcin serait un immense bénéfice obtenu sans rien faire : le fruit est la plus facile de toutes les récoltes ; mais le risque de vol empêche les neuf dixièmes des plantations qu'on voudrait faire, il oblige à une construction de murs très dispendieux et nuisibles. L'Association, exempte du risque de larcin, aura moins de peine à trentupler les plantations d'arbres, qu'on en a aujourd'hui à les clore et surveiller. Elle aura une telle affluence de fruits qu'elle en nourrira les enfants toute l'année, en conservant le fruit par procédés scientifiques, et l'employant en compotes et confitures qui coûteront moins que le pain ; parce que le régime des Séries pas¬sionnées ayant la propriété de créer l'attraction industrielle, convertir au travail agricole les sauvages, nègres, etc., la zone torride sera aussitôt cultivée sur tous les points, et le sucre ne coûtera pas plus que le blé, à poids égal. Dans ce cas la compote à quart de sucre deviendra, pour la classe pauvre, une nourriture moins chère que le pain : car le fruit de troisième choix, fruit à compote et marmelade, ne coûtera pres¬que rien, tant les vergers seront immenses, quand le vol ne sera plus à craindre et que la restauration climatérique, effet des cultures générales et méthodiques, sera un sûr garant des récoltes : elles sont réduites aujourd'hui au tiers de ce qu'elles seront par suite de cette restauration qui aura lieu à la cinquième année de régime sociétaire.

Au lieu de cette surabondance, les civilisés sont privés même du nécessaire en fruit : car la peur du larcin les empêche de laisser mûrir le peu qu'ils en ont. Les bons et simples habitants de la campagne sont si fripons, qu'ils ne laisseraient pas un fruit sur un arbre non clos, si on ne cueillait pas avant maturité : ce risque oblige à faire une seule cueillette au lieu de trois, ce qui est très préjudiciable aux qualités.

Il faudrait à trois cents familles d'une bourgade civilisée trois cents retranche¬ments murés; ce serait trois fois plus de dépense que les frais de plantation même ; d'ailleurs la plantation est fortement contrariée par le risque des fraudes à essuyer en achetant des pépiniéristes; fraude qui cesseront quand le régime commercial aura passé du mode mensonger ou civilisé, au mode véridique.

Il est donc certain que le régime sociétaire gagnera à ne rien faire ou à très peu faire, dix fois plus que les civilisés ne gagnent en forçant de travail. Souvent le bénéfice aura lieu en double sens, comme dans l'exemple suivant.

On voit cent laitières civilisées porter au marché trois cents brocs de lait, que remplacerait en association un tonneau sur char à soupente, conduit par un homme et un cheval, au lieu de cent femmes, trois cents vases et une trentaine d'ânes. Cette économie s'élèverait du simple au composé, du producteur au consommateur, car le laitier rendu à la ville distribuerait son tonneau à trois ou quatre ménages progressifs (ménages d'environ deux mille personnes que forment les villes en association) ; l'économie déjà cinquantuple sur le transport, le serait de même sur la distribution bornée à trois ou quatre ateliers au lieu de mille familles.

L'un des côtés brillants de l'industrie sociétaire sera l'introduction de la vérité en régime commercial. L'association, en substituant la concurrence corporative, soli¬daire, véridique, simplifiante et garantie, à la concurrence individuelle, insolidaire, mensongère, complicative et arbitraire, emploiera à peine le vingtième des bras et capitaux que l'anarchie mercantile ou concurrence mensongère distrait de l'agricul¬ture, pour les absorber à des fonctions tout à fait parasites, quoi qu'en disent les économistes; car tout ce qui peut être supprimé dans une mécanique sans en diminuer l'effet, joue un rôle parasite. On fait un tourne-broche avec deux roues ; si un ouvrier trouve moyen d'y introduire quarante roues, il y en aura trente-huit parasites. C'est ainsi qu'opère le commerce mensonger ou système de concurrence complicative et pullulation d'agents.

Une phalange industrielle ou canton sociétaire ne ferait qu'une seule négociation d'achat ou de vente, au lieu de trois cents négoces contradictoires employant trois cents chefs de famille, qui vont perdre dans les halles et cabarets trois cents journées, à vendre sac par sac telle masse de denrées que la phalange sociétaire vendrait en totalité à deux ou trois des phalanges voisines, ou à une agence de commission provinciale. En commerce comme en toute autre branche de relations, le mécanisme civilisé n'est toujours que l'extrême complication, le mode le plus ruineux et le plus faux. Il est bien surprenant que nos philosophes qui se disent passionnés pour l'au¬guste vérité, se soient passionnes aussi pour le commerce individuel ou anarchie de fraude : ont-ils jamais rencontré dans aucune branche de commerce l'auguste vérité ? se serait-elle réfugiée chez les marchands de chevaux ou chez les marchands de vin ? pas plus que sous les colonnades de la Bourse.

Nous avons aussi, hors de l'industrie, des milliers de fonctions parasites, quelques-unes bien visibles comme celles de judicature qui ne reposent que sur les vices du régime civilisé, et qui tomberaient par avènement à l'état sociétaire.

D'autres fonctions très parasites sont inaperçues et même réputées utiles, comme l'étude des langues, travail très pénible et qui produit moins que rien.

En effet : dès le début de l'état sociétaire, on adoptera un langage unitaire provi¬soire, peut-être le français, sauf à y ajouter environ trois à quatre mille mots dont il manque. Tout enfant sera élevé à parler dès le plus bas âge cette langue générale ; dès lors chacun, sans étude des langues, pourra communiquer avec tout le genre humain, et en saura bien plus en ce genre que celui qui emploie aujourd'hui vingt années à étudier vingt langues, et ne peut pas se faire entendre des trois quarts des nations existantes.

La perfection sera bien plus immense en travaux publics. Aujourd'hui un État réputé opulent, la France, manque de deux cents millions qu'exigerait la réparation de ses mesquines routes : en association il y aura, par tout le globe, d'un canton à l'autre, de grandes routes à divers trottoirs ; ces superbes routes seront construites et entre¬tenues sans impôts, par chaque canton, sauf celles de service général pour les courriers et charrois.

Un cadastre de France doit coûter, dit-on, cent millions, cinquante ans de travail, et sera à peu près inutile ; car les limites des propriétés seront toutes changées lors¬qu'il sera fini. Un cadastre du globe entier ne coûtera qu'une année, et presque point de frais, car chaque phalange lèvera à ses frais le plan de son canton, avec indication de la nature des terrains.

Certaines fonctions civilisées absorbent au-delà du milluple de temps nécessaire : une élection, parmi nous, coûte à chaque électeur environ cinq journées de perte, y compris les réunions cabalantes dont elle a été précédée, les frais de voyage, etc. : elle ne coûtera en association, que deux tiers d'une minute, sans aucun voyage : c'est environ la quatre millième partie du temps qu'elle consume aujourd'hui. je décrirai dans l'abrégé ce mode d'élection qui emploiera moins d'une minute, et auquel inter¬viendront trois cent millions d'électeurs.

J'ai peu fait mention des produits positifs ; on ne pourra en juger que lorsqu'on connaîtra les influences de la méthode nommée Séries passionnées, les moyens de perfectionnement et d'économie qu'elle fournit. On verra qu'à l'aide de cette méthode le produit sociétaire s'élèvera bien au-delà du quadruple du nôtre.

Par exemple, le cheval ardennois est la race la plus chétive de l'Europe. À la place d'un ardennois qui ne vaut pas cent francs, les phalanges de l'Ardenne sauront meu¬bler leur pays de races qu'on paierait aujourd'hui cent louis, et dont la longévité sera double.

Sur des objets où il nous paraît impossible d'atteindre seulement au double produit, comme sur la culture de la vigne, qui ne comporte pas de deuxième récolte, l'état sociétaire saura atteindre bien au-delà du quadruple, par combinaison de divers moyens savoir :


1° Manutention méthodique et complète,
2° Conserve générale jusqu'à maturité,
3° Alliages assortis et coupes journalières,
4° Qualité raffinée par l'équilibre de température,
5° Quantité obtenue par la même cause.


Non seulement ces moyens réunis élèveront le produit de la vigne au-delà du quadruple, mais un seul des cinq peut dans divers cas donner ce quadruple : en voici la preuve.

J'ai vu tel vin qui, après la récolte, n'aurait été vendu que cinq sous. Conservé et manutentionné avec habileté pendant cinq ans, il revenait à dix sous et on trouvait acheteur à cinquante sous, somme quintuple du prix réel y compris les intérêts et autres frais.

Mais sur tout le produit de ce canton, il n'y avait pas un dixième qui eût été manutentionné et conservé de la sorte pendant cinq ans ; la plupart des cultivateurs sont pressés de vendre; tel vin qu'il faut garder cinq ans ne sera pas gardé cinq mois; il se consommera dans les petits ménages et les cabarets, avant d'avoir atteint au quart de sa valeur possible.

Si à cette chance de conserve générale qui peut à elle seule quadrupler la valeur réelle de certains vins, on ajoute le bénéfice des quatre autres chances, il est évident que, sur la vigne même, l'état sociétaire saura obtenir le décuple produit, en supposant qu'il soit doublé en moyen terme par chacune des cinq chances, et surtout par la cessation du fléau nommé second hiver ou lune rousse qui, par les retards de végé¬tation, empêche les secondes récoltes et maltraite si fréquemment les premières.

En thèse générale, la civilisation, dans son ensemble, présente les deux tiers d'improductifs ; j'en donnerai un tableau détaillé. Dans ce nombre figurent non seule¬ment les improductifs avérés, comme les militaires, les douaniers, les agents fiscaux; mais encore la plupart des agents réputés utiles, comme les domestiques, et même les cultivateurs qui sont parasites dans un grand nombre de fonctions. J'ai vu un jour cinq enfants employés à garder quatre vaches, encore leur laissaient-ils manger les épis de blé. On rencontre à chaque pas ce désordre dans la gestion civilisée.

En ajoutant l'épargne des classes détruites par les fatigues, les excès, la navigation imprudente, les épidémies, les contagions, l'on trouvera, entre les civilisés et les peuples sociétaires, une différence décuple quant aux facultés industrielles ou pro¬duits qu'on peut obtenir d'une masse d'habitants sur un terrain donné.

En effet, si les hommes, femmes et enfants travaillent par plaisir, dès l'âge de trois ans jusqu'à l'âge décrépit ; si la dextérité, la passion, la mécanique, l'unité d'action, la libre circulation, la restauration de température, la vigueur, la longévité des hommes et des animaux, élèvent à un degré incalculable les moyens d'industrie, ces chances cumulées porteront bien vite au décuple la masse du produit; et c'est par égard pour les habitudes que j'énonce le quadruple seulement, de peur de choquer par des pers¬pectives colossales, quoique très exactes.

L'amélioration portera principalement sur le sort des enfants, très mal gouvernés par les ménagères qui, dans leurs chaumières, leurs greniers et leurs arrière-boutiques, n'ont rien de ce qui est nécessaire au soin des enfants ; elles n'ont ni les ressources, ni la passion, ni les connaissances, ni le discernement qu'exige ce soin.

Dans les grandes villes comme Paris, et même dans de moindres, telles que Lyon et Rouen, les enfants sont tellement victimes de l'insalubrité, qu'il en meurt huit fois plus que dans les campagnes salubres. Il est prouvé que, dans divers quartiers de Paris où la circulation de l'air est interceptée par des cours étroites, il règne un méphitisme qui attaque spécialement les enfants dans leur première année; on voit parmi ceux au-dessous d'un an, une mortalité qui en emporte sept sur huit, avant l'âge de douze mois : tandis que dans les campagnes salubres comme celles de Normandie, la mor¬talité de cette catégorie d'enfants est bornée à un sur huit.

Elle sera à peine d'un sur vingt dans les phalanges sociétaires qui, malgré cette chance de population, ne procréeront pas autant d'enfants que les civilisés. La terre, quoique donnant quadruple et même décuple produit, serait bientôt jonchée de misérables comme aujourd'hui, si l'état sociétaire n'avait pas la faculté d'équilibre en population, comme en toutes les branches de mécanique sociale. (Voyez la section V, des Équilibres.)

J'ai démontré, par quelques détails, combien les bénéfices de l'association seront gigantesques : un tableau complet de ces bénéfices remplirait plusieurs volumes. On a commis une faute inexcusable en négligeant de publier ce recueil d'aperçus, d'où cha¬cun aurait conclu qu'il est impossible que Dieu, à titre de suprême économe, n'ait pas préparé les moyens d'organiser ce régime d'économie et de vérité d'où naîtraient tant de prodiges. Croire que Dieu y ait manqué, c'est l'accuser implicitement d'être l'enne¬mi de l'économie et de la mécanique.

À cela on réplique : tant de perfection n'est pas faite pour les hommes ! Qu'en savent-ils ? Pourquoi désespérer de la sagesse de Dieu avant d'avoir étudié ses vues dans le calcul de la révélation sociale permanente, ou attraction passionnée, dont on ne peut déterminer les fins qu'en procédant régulièrement par analyse et synthèse ?

Prétendre que tel degré de perfection n'est pas fait pour les hommes, c'est accuser Dieu de méchanceté; car il possède un moyen sûr d'appliquer aux relations humaines tel système qu'il lui plaira. Ce moyen est l'attraction, dont Dieu seul est distributeur ; elle est pour lui une baguette magique, passionnant toute créature pour l'exécution des volontés divines. Dès lors si Dieu se complaît au régime de perfection sociale qui serait celui d'unité sociétaire, justice et vérité, il lui suffit, pour nous faire adopter ce régime, de le rendre attrayant pour chacun de nous. C'est ce qu'il a fait : on va s'en convaincre en lisant le traité du mécanisme sociétaire distribué en Séries passion¬nées ; chacun s'écriera : voilà ce que je désire, ce serait pour moi le bonheur suprême.

La perfection est donc faite pour les hommes, si elle est vœu de Dieu comme on n'en saurait douter. C'est pour avoir trop peu espéré de Dieu que nous avons manqué les voies de perfection sociale qu'il eût été si facile de découvrir par calcul de l'attraction.

Mais ce calcul semble absurde au premier abord ; il nous apprend que chacun voudrait des millions et un palais ; comment faire pour en donner à tout le monde ?

Objections frivoles ! Est-ce là un motif d'abandonner une étude ? Poursuivez-la sans vous effrayer, suivez le précepte de vos philosophes, qui vous ordonnent d'explorer en entier le domaine de la science; achevez donc ce que Newton a com¬mencé, le calcul de l'attraction : il vous apprendra que celui qui désire des millions et un palais, désire trop peu; car, dans l'état sociétaire, le plus pauvre des hommes jouira de cinq cent mille palais, où il trouvera gratuitement beaucoup plus de plaisirs que ne peut s'en procurer un roi de France, avec trente-cinq millions de rente et une douzaine de palais où ses plaisirs se bornent à entendre des solliciteurs de sinécures, des tripotages de parti, être harcelé par l'étiquette, et n'avoir d'autre délassement que les cartes ou la chasse dégénérée en tuerie, en plaisir de boucher.

Nous désirons donc trop peu, c'est ce que prouvera le calcul de l'attraction. Dieu nous prépare un bonheur bien supérieur à nos médiocres convoitises : demandons beaucoup à celui qui peut beaucoup ; c'est faire injure à sa générosité, que d'attendre de lui des richesses médiocres, des plaisirs médiocres. Le destin du genre humain est, ou l'immense bonheur sous le régime divin et sociétaire, ou l'immense malheur sous les lois des hommes, dans l'état d'industrie morcelée et mensongère qui, comparati¬vement à la sociétaire, ne donne pas le quart en produit effectif, et pas le quarantième en jouissances.

On voit les civilisés prêts à braver fatigues, périls et naufrages, Pour hasarder de doubler leur fortune, ou d'en acquérir une petite : voici une chance bien autrement favorable, quadrupler subitement sa fortune, et sans se dépayser ni courir aucun ris¬que sanitaire ou pécuniaire. Eh! que faudra-t-il donc faire ? s'écrie-t-on. Rien autre que de se divertir du matin au soir, puisque les amusements entraîneront au travail, devenu plus attrayant que ne sont aujourd'hui les spectacles et bals.

Plus ces perspectives de l'état sociétaire sont éblouissantes, plus il importe de s'assurer si la théorie en est exacte, si le calcul de l'attraction industrielle et du mé¬canisme des passions est réellement découvert. Pour familiariser les esprits à cette étrange nouveauté, il faudra les initier un peu à la connaissance du mouvement et des destinées qu'on réputait impénétrables, couvertes d'un voile d'airain. Il existe bien un voile, une cataracte des plus épaisses, qui aveugle l'esprit humain : cette cataracte se compose de cinq cent mille tomes, qui déclament contre les passions et l'attraction, au lieu d'en faire l'étude.

Que l'attraction soit éblouissante et absurde au premier abord, ce n'est pas sur ces apparences qu'il faut la juger, mais sur l'ensemble du mécanisme auquel tendent ses impulsions, qui nous semblent vicieuses quand on les observe en détail. Je vais, pour disposer à cette confiance, expliquer le but d'une de ces impulsions réputées vicieu¬ses.

je choisis le penchant le plus général et le plus contrarié par l'éducation, c'est la gourmandise des enfants, leur passion pour les friandises, contre l'avis des péda¬gogues, qui leur conseillent d'aimer le pain, manger plus de pain que de pitance.

La nature est donc bien maladroite, de donner aux enfants des goûts si opposés aux saines doctrines ! tout enfant regarde comme punition un déjeuner au pain sec ; il voudrait des crèmes sucrées, laitages et pâtisseries au sucre, des marmelades et compotes, des fruits naturels et confits, des limonades, orangeades et vins blancs doux. Remarquons distinctement ces goûts, qui dominent chez tous les enfants ; il y a sur ce point un grand procès à juger : il s'agit de décider lequel a tort, ou de Dieu, ou de la morale.

Dieu, distributeur de l'attraction, donne à tous les enfants ce goût des friandises; il eût été maître de leur donner du goût pour le pain sec et l'eau, il aurait servi les vues de la morale ; pourquoi donc opère-t-il sciemment contre les saines doctrines civili¬sées ? Expliquons ces motifs.

Dieu a donné aux enfants du goût pour les substances qui seront les moins coûteuses dans l'ordre sociétaire. Quand tout le globe sera peuplé et cultivé, jouissant de la libre circulation, sans aucune douane, les mets sucrés que j'ai désignés plus haut, seront bien moins coûteux que le pain; les comestibles abondants seront le fruit, le laitage et le sucre, mais non pas le pain dont le prix s'élèvera beaucoup, parce que les travaux de culture du blé, et préparation journalière du pain, sont pénibles et peu attrayants; il faudra les payer bien plus que ceux des vergers et de la confiserie.

Et comme il convient que les enfants fassent moins de dépense que les pères, en nourriture et en entretien, Dieu a opéré judicieusement en leur donnant attraction pour ces sucreries et friandises, qui seront moins chères que le pain, dès que l'on sera parvenu à l'état sociétaire. Alors les saines doctrines morales se trouveront pleinement erronées sur la nourriture des enfants, comme sur tous les autres points où elles contrarient l'attraction. L'on reconnaîtra que Dieu fit bien tout ce qu'il fit, qu'il a eu raison de donner aux enfants attraction pour les laitages, fruits et pâtisseries au sucre; et qu'au lieu de perdre follement trois mille ans à déclamer contre le plus docte ouvrage de Dieu, contre la distribution des goûts et attractions passionnées, on aurait mieux fait d'en étudier le but par calcul sur l'ensemble de ces impulsions que la morale insulte en détail, sous prétexte qu'elles sont nuisibles dans l'ordre civilisé et barbare ; cela est vrai, mais Dieu n'a pas fait les passions pour l'ordre civilisé et barbare. S'il eût voulu maintenir exclusivement ces deux sociétés, il aurait donné aux enfants l'amour du pain sec, et aux pères l'amour de la pauvreté, puisque tel est le sort de l'immense majorité des civilisés et barbares. Ce sera une étude amusante et flat¬teuse que d'examiner les emplois de chaque branche d'attraction, l'utilité de chacune dans le mécanisme sociétaire : toutes seront reconnues aussi justes, aussi bien adaptées que la gourmandise des enfants ; chacun se convaincra que ses passions, ses instincts les plus critiqués trouvent des emplois précieux dans ce nouvel ordre : fût-il jamais de découverte plus flatteuse pour tout le monde ?

« Mais comment se fait-il, dira-t-on, qu'une invention si précieuse soit l'ouvrage d'un inconnu, qui ne figure pas dans le monde savant ? Tant d'hommes célèbres, depuis Platon jusqu'à Voltaire, ont exploré le domaine des sciences : peut-on penser qu'ils aient manqué la plus précieuse des découvertes ? cela n'est pas croyable, ce calcul de l'attraction et de l'association ne peut être qu'une charlatanerie : c'est quel¬que vision, quelque songe creux. »

Ainsi raisonne l'orgueil : on est choqué de voir un inconnu enlever la palme que tant d'autres auraient pu cueillir avant lui. On aime mieux repousser une heureuse découverte que de la tenir d'un intrus. D'ailleurs l'amour-propre est flatté en ravalant les idées neuves. Cent mille pygmées du XVe siècle se croyaient hommes de génie, en persiflant Christophe Colomb qui leur démontrait la sphéricité du globe, l'exis¬tence probable d'un nouveau monde continental.

Je réponds à ces détracteurs : comment se fait-il que des découvertes éminemment utiles et à portée de tout le monde, comme l'étrier et la soupente, aient échappé à vingt siècles savants ? Il ne manquait pas, dans Rome et Athènes, de bons méca¬niciens, aptes à faire ces faciles découvertes. Tout charron, tout cavalier pouvait inventer la soupente et l'étrier, choses dont tout le monde avait grand besoin, car chacun voyage en voiture ou à cheval. Les voitures des César et des Périclès étaient cahotantes comme nos charrettes ; les cavaliers romains étaient sujets à de graves maladies, qu'un étrier aurait prévenues ; on plaçait sur les routes, des bornes de distance en distance, pour leur aider à remonter à cheval.

En considérant cette inadvertance de la docte antiquité sur deux inventions qui étaient à portée de tout bon simple, s'étonnera-t-on qu'une théorie vaste et brillante comme celle de l'attraction passionnée, ait échappé au monde savant ? D'ailleurs, on n'en tient le germe que depuis un siècle, depuis Newton, qui a éventé la mine. Or, si l'on commet des étourderies de vingt siècles sur des inventions faciles, comme la soupente et l'étrier, on peut bien en commettre d'un siècle sur des études trans¬cendantes comme celle de l'attraction ; calcul bien aisé à comprendre aujourd'hui qu'il est fait, mis en ordre; mais la recherche en était plus difficile pour les savants que pour d'autres hommes, parce que le monde savant est tout imbu d'une doctrine appelée MORALE, qui est mortelle ennemie de l'attraction passionnée.

La morale enseigne à l'homme à être en guerre avec lui-même, résister à ses passions, les réprimer, les mépriser, croire que Dieu n'a pas su organiser sagement nos âmes, nos passions ; qu'il avait besoin des leçons de Platon et Sénèque, pour appren¬dre à distribuer les caractères et les instincts. Imbu de ces préjugés sur l'impéritie de Dieu, le monde savant était inhabile au calcul des impulsions naturelles ou attractions passionnées, que la morale proscrit et relègue au rang des vices.

Il est vrai que ces impulsions ne nous entraînent qu'au mal quand on s'y livre individuellement ; mais il fallait en calculer le jeu sur une masse d'environ deux mille personnes sociétairement réunies, et non sur des familles ou des individus isolés : c'est à quoi le monde savant n'a pas songé; il aurait reconnu par cette étude, que dès qu'on atteint au nombre de seize cents sociétaires, les impulsions naturelles dites attractions tendent à former des séries de groupes contrastés, dans lesquelles tout entraîne à l'industrie devenue attrayante et à la vertu devenue lucrative.

En voyant ce mécanisme, ou seulement en faisant le calcul de ses propriétés, on comprendra que Dieu a bien fait tout ce qu'il a fait, et qu'au lieu de perdre follement trente siècles à insulter l'attraction qui est l'ouvrage de Dieu, on aurait dû employer, comme je l'ai fait, trente ans à l'étudier. Les sciences devaient suivre leurs préceptes d'explorer en entier le domaine de la nature, étudier l'homme, l'univers et Dieu ; elles devaient, au lieu de critiquer en détail nos attractions, les étudier dans leur entier, dans leur ensemble, en application à des masses nombreuses. L'attraction est le moteur de l'homme, elle est l'agent que Dieu emploie pour mouvoir l'univers et l'hom¬me ; on ne pouvait donc étudier l'homme, l'univers et Dieu, qu'en étudiant l'attraction dans son entier, en passionnel comme en matériel.

Enfin l'inadvertance est réparée, le calcul de l'attraction passionnée est découvert, et le monde peut à l'instant passer aux destinées heureuses. Il ne doit s'attacher dans cette conjoncture qu'à vérifier si la théorie est juste, et non à chicaner l'inventeur sur les formes ; c'est le fond qu'il faut examiner. On a accordé tant de faveur aux charla¬tans en association ! Le véritable inventeur ne demande que de la justice. Les charlatans ont trouvé de quoi fonder depuis vingt ans une vingtaine d'établissements qui, en Angleterre comme en Amérique, ont manqué complètement le but : l'inven¬teur ne veut former qu'un seul établissement qui, en deux mois, atteindra le but et opérera l'imitation générale par appât du bénéfice et du plaisir.

Mais cet inventeur a le tort de ne pas s'accorder avec certaines sciences en crédit ; eh ! si je tombais d'accord avec les sciences politiques et morales, je ne serais qu'un sophiste de plus : Galilée, Colomb, Copernic, Newton, Linné, donnèrent un démenti à leur siècle : un inventeur est obligé de contredire les erreurs dominantes ; un charlatan pour faire des dupes flagorne tous les sophistes; lequel des deux est digne de con¬fiance ?

On prétend que l'histoire éclaire les peuples et rectifie leur jugement, rien n'est plus faux, car ils sont aujourd'hui plus hostiles contre les inventions qu'ils ne l'étaient au temps de Galilée. Cent fois l'histoire leur a dit que les grandes découvertes ont été dues plus souvent aux jeux du hasard qu'aux spéculations du génie ; que le génie et le bon esprit se trouvent rarement chez les beaux esprits, gens routiniers et peu suscep¬tibles d'idées neuves. »

Malgré les leçons de l'histoire et de l'expérience, on exige qu'un inventeur soit un personnage académique par les formes et le style. Étaient-ce donc des académiciens que ceux qui découvrirent la lunette et la boussole ? C'étaient des enfants et des êtres si obscurs que leur nom ne s'est pas transmis.

Lorsqu'un trésor est apporté, hâtez-vous d'en jouir au lieu d'intenter des procès à celui qui l'a trouvé ; pourquoi le quereller sur les formes et le style ? Qu'il s'exprime en patois, peu importe : l'invention en a-t-elle moins de valeur ?

Zoïles qui prétendez que l'esprit académique est nécessaire dans un inventeur, quel bien votre faconde a-t-elle procuré aux nations modernes ? L'examen de cette question terminera la préface.


Article troisième
Cercle vicieux de l’industrie civilisée

En toute science le règne du faux précède le règne du vrai ; avant la chimie expérimentale on a vu les alchimistes occuper la scène ; avant l'astronomie exacte, on a vu dominer l'astrologie judiciaire; avant la naissance de l'économie sociétaire, nous avons vu dominer pendant un siècle l'économie anti-sociétaire ou théorie du morcel¬lement, encourageant les petits producteurs qui sont de petits vandales en industrie.

Partout le sophisme s'empare des sciences neuves avant que la raison n'ait su leur tracer la marche à suivre; aussi à peine les idées d'association commencent-elles à poindre, que déjà les esprits sont égarés sur ce sujet par les obscurants en méthode sociétaire, les Owenistes, qui se sont emparés de l'opinion.

Que de sciences, et des plus révérées, sont encore dans cet âge de ténèbres qui précède le règne du vrai ! Par exemple, la morale : comment la concilier avec elle-même ? D'une part elle nous prêche le mépris des richesses et l'amour de l'auguste vérité ; d'autre part elle excite l'amour du commerce qui ne tend qu'à amasser des richesses par la pratique de toutes les astuces. On trouve même inconséquence, même contradiction dans toutes les sciences dites philosophiques.

Au dernier siècle, Condillac disait de leurs auteurs : « L'art d'abuser des mots sans les entendre est pour eux l'art de raisonner : de supposition en supposition fausse, ils se sont égarés parmi une multitude d'erreurs, et ces erreurs étant devenues des préjugés, ils les ont prises pour des principes. Quand les choses en sont venues à ce point, quand les erreurs se sont ainsi accumulées, il n'y a qu'un moyen de remettre l'ordre dans la faculté de penser, c'est d'oublier tout ce que nous avons appris, et de refaire, dit Bacon, l'entendement humain. »

C'était alors le siècle de la modestie ; on n'avait pas honte de confesser que telle et telle science étaient encore au berceau, et surtout la politique sociale ; ses coryphées la dénonçaient avec amertume et dédain, écoutons-les parler.

MONTESQUIEU : « Les sociétés policées sont atteintes d'une maladie de lan¬gueur, d'un vice intérieur, d'un venin secret et caché (le morcellement). »

J.-J. ROUSSEAU : « Ce ne sont pas là des hommes, il y a quelque boulever¬sement dont nous ne savons pas pénétrer la cause. »

VOLTAIRE :

« Montrez l'homme à mes yeux : honteux de m'ignorer, Dans mon être, dans moi, je cherche à pénétrer; Mais quelle épaisse nuit voile encor la nature ! »

BARTHÉLEMY : « Ces bibliothèques, prétendus trésors de connaissances subli¬mes, ne sont qu'un dépôt humiliant de contradictions et d'erreurs. »

STAËL : « Les sciences incertaines ont détruit beaucoup d'illusions sans établir aucune vérité; on est retombé dans l'incertitude par le raisonnement, dans l'enfance par la vieillesse. »

Aujourd'hui la scène change, tout ce labyrinthe de systèmes philosophiques est transformé en torrents de lumières, en marche rapide et vol sublime vers la région des perfectibilités. C'est surtout en politique industrielle que notre siècle étale cet orgueil ; fier de quelques progrès en matériel, il ne s'aperçoit pas qu'il est en rétrogradation politique, et que sa marche rapide est celle de l'écrevisse qui chemine, mais à reculons.

L'industrialisme est la plus récente de nos chimères scientifiques; c'est la manie de produire confusément, sans aucune méthode en rétribution proportionnelle, sans aucune garantie pour le producteur ou salarié de participer à l'accroissement de ri¬chesse ; aussi voyons-nous que les régions industrialistes sont autant et peut-être plus jonchées de mendiants que les contrées indifférentes sur ce genre de progrès.

Il importe de dissiper dès la préface les illusions d'industrialisme ou abus de l'industrie, parce qu'elles sont le régime le plus opposé à la politique sociétaire, qui a pour base :

L'attraction industrielle, la répartition proportionnelle,

L'économie de ressorts, l'équilibre de population, et autres règles dont s'éloigne en tous sens le système industrialiste, production désordonnée, sans garantie de justice distributive.

Jugeons ici les systèmes par les résultats : c'est l’Angleterre qui est le point de mire, le modèle proposé aux nations, l'objet de leur jalousie ; pour apprécier le bon¬heur de son peuple, je vais m'étayer de témoignages irrécusables.

Assemblée des maîtres artisans de Birmingham, 21 mars 1827. Elle déclare « que l'industrie et la frugalité de l'ouvrier ne peuvent pas le mettre à l'abri de la misère, que la masse des salariés employés à l'agriculture est nue, qu'elle meurt réellement de faim dans un pays ou il existe surabondance de vivres ». Aveu d'autant moins suspect, qu'il part de la classe des maîtres d'ateliers intéressés à rédimer le salaire des ouvriers, et déguiser leur misère.

Voici un second témoin également intéressé à dissimuler le côté faible de sa nation; c'est un économiste, un industrialiste, qui va dénoncer sa propre science.

Londres, Chambre des communes, 28 février 1826.

M. Huskisson, ministre du Commerce, dit : « Nos fabriques de soierie emploient des milliers d'enfants qu'on tient à l'attache depuis trois heures du matin jusqu'à dix heures du soir : combien leur donne-t-on par semaine ? un schelling et demi, trente-sept sous de France, environ cinq sous et demi par jour, pour être à l'attache dix-neuf heures, surveillés par des contremaîtres munis d'un fouet, dont ils frappent tout enfant qui s'arrête un instant. »

Voilà l'esclavage rétabli par le fait : il est évident que l'excès de concurrence industrielle conduit le peuple civilisé au même degré de pauvreté et d'asservissement que les populaces de Chine et d'Indostan, les plus anciennement célèbres par des prodiges agricoles et manufacturiers.

À côté de l'Angleterre plaçons l'Irlande qui, par double excès en culture outrée et en subdivision des propriétés, est parvenue au même dénuement, où l’Angleterre arrive par double excès en manufactures et grandes propriétés. Ce contraste, dans un même empire, démontre bien le cercle vicieux de l'industrie civilisée.

Les journaux de Dublin 1826 disent : « Il règne ici une épidémie parmi le peuple : les malades qu'on amène à l'hôpital guérissent dès qu'on leur donne à manger. » Leur maladie est donc LA FAIM : il ne faut pas être sorcier pour le deviner, puisqu'ils sont guéris dès qu'ils trouvent à manger. Ne craignez pas que cette épidémie atteigne les grands : on ne verra ni le lord gouverneur, ni l'archevêque de Dublin tomber malades de faim, ce sera plutôt d'indigestion.

Et dans les lieux où le peuple civilisé ne meurt pas de faim pressante, il meurt de faim lente par les privations, de faim spéculative qui l'oblige à se nourrir de choses malsaines, de faim imminente en s'excédant de travail, en se livrant par besoin à des fonctions pernicieuses, à des fatigues outrées d'où naissent les fièvres, les infirmités : c'est toujours aller à la mort par la famine.

Et quand il ne souffre pas de la faim, de quoi subsiste-t-il ? Pour en juger il faut voir de près comment se nourrit le paysan français, même dans les provinces dont on vante la fertilité. Huit millions de Français ne mangent pas de pain, n'ont que des châtaignes ou autres pauvretés : vingt-cinq millions de Français n'ont pas de vin, et pourtant on est obligé, par surabondance, de jeter aux égouts des récoltes entières.

Voilà le vol sublime de l'industrie vers la perfectibilité; et cependant chaque année voit éclore une douzaine de philosophies nouvelles sur la richesse des nations : que de richesses dans les livres, que de misère dans les chaumières!

À ces illusions, opposons les réalités : est-ce un vol sublime que la situation de Londres, qui, tout en participant au secours annuel de deux cents millions accordés aux indigents, contient encore


117 000 pauvres connus à la charge des paroisses,
115 000 pauvres délaissés, mendiants, filous, vagabonds, parmi lesquels on remarque :
3 000 receleurs dont l'un est riche à vingt millions,
3 00 0 juifs distribuant de la fausse monnaie, excitant les valets à voler leurs maîtres, les fils à voler leurs pères.
TOTAL 232 000 pauvres


…dans la ville qui est le grand foyer de l'industrie. La France marche à cette misère : Paris a 86 000 pauvres connus, et peut-être autant d'inconnus. Les ouvriers français sont si misérables, que dans les provinces de haute industrie comme la Picardie, entre Amiens, Cambray et Saint-Quentin, les paysans, sous leurs huttes de terre, n'ont point de lit; ils se forment une couchette avec des feuilles sèches qui, pendant l'hiver, se changent en fumier plein de vers; de sorte qu'au réveil, les pères et les enfants s'arrachent les vers attachés à leur chair. La nourriture, dans ces huttes, est de même élégance que le mobilier. Tel est l'heureux sort de la belle France. On citerait une douzaine de ses provinces où la misère est au même degré, Bretagne, Limousin, haute Auvergne, Cévennes, Alpes, Jura, Saint-Étienne, et même dans la belle Touraine, dite jardin de la France.

À cela les industrialistes répondent qu'il faudrait répandre les lumières, l'instruc¬tion ; eh ! que sert-elle à des misérables qui n'ont pas de quoi subsister ? elle les poussera à la révolte.

Cette dégradation de l'humanité engendre l'athéisme; il s'accroît en raison des progrès de l'industrie civilisée; elle semble une dérision de la nature contre l'huma¬nité : l'athéisme est le résultat nécessaire d'une civilisation trop longtemps prolongée, et donnant un vaste essor à l'industrie avant de connaître la méthode de répartition proportionnelle et garantie de minimum au peuple; en d'autres termes, connaître le code naturel ou divin sur les relations industrielles.

Dieu fait des codes sociaux pour les insectes même; aurait-il pu manquer à en faire un pour le genre humain, bien plus digne de sa sollicitude que les abeilles, guêpes, fourmis ! Aurait-il donc créé les passions et les éléments de l'industrie, sans savoir à quel ordre il les destinait ? Il serait dans ce cas plus imprudent que nos ouvriers mêmes; car un architecte qui rassemble des matériaux de construction, ne manque pas de faire préalablement le plan de l'édifice auquel il veut les employer.

Dieu a dû prévoir l'impéritie de nos législateurs, des Solon, des Justinien, des Montesquieu, des Target. Si ces hommes se croient capables de faire des codes sociaux, Dieu à plus forte raison sait en faire; ils n'ont pour appui de leurs lois que la contrainte, les sbires et les gibets; Dieu aurait pour appui des siennes l'attraction dont il est seul distributeur. Cent autres indices faisaient pressentir l'existence du code divin, il fallait donc en mettre au concours la recherche, et déterminer d'abord la méthode à suivre dans cette investigation.

Le code divin, pour être méthodique, doit statuer avant tout sur l'industrie qui est fonction primordiale, l'administration ne naît qu'à la suite : il fallait donc chercher les lois de Dieu sur l'industrie, l'ordre qu'il a assigné aux travaux agricoles et domes¬tiques.

Les publicistes au contraire ne se sont occupés pendant trois mille ans que du gouvernement, que des abus administratifs et religieux ; ils ont commencé depuis un siècle seulement à traiter de l'industrie, sans songer à en corriger les désordres. Soit inadvertance, soit erreur systématique, il est certain qu'ils en ont prôné les deux vices radicaux> morcellement industriel et fraude commerciale fardée du nom de libre concurrence.

La science est donc en fausse route ; au lieu de s'occuper à combattre les vices des deux branches dites agriculture et commerce, elle ne s'exerce que sur les deux branches dites gouvernement et sacerdoce, auxquelles on ne peut pas toucher sans causer des commotions et souvent des redoublements d'abus ; tandis qu'en corrigeant, par le système sociétaire, les vices du régime agricole et commercial, on opérerait en plein accord avec l'autorité, qui trouverait bien son compte dans le quadruplement de produit et dans la cessation de toutes les querelles de parti : elles seront regardées en pitié, dès qu'on aura passé au bonheur sociétaire.

Après cet exposé des vices généraux de l'industrie et de la science, il reste à parler des vices de détail et des erreurs de système. C'est un sujet qui exigerait un volume; j'en vais donner seulement l'aperçu.

Nos économistes, confus de voir la ténacité et même le progrès de l'indigence, commencent à soupçonner que leur science est en fausse route ; un débat s'est engagé dernièrement sur ce sujet entre MM. Say et Sismondi : le second, revenant de visiter les prodiges d'outre-mer, a déclaré que l'Angleterre et l'Irlande, avec leur industrie colossale, ne sont que de vastes amas de pauvres; que l'industrialisme n'est jusqu'à présent que la région des chimères, M. J.-B. Say a répliqué pour l'honneur de la science ; mais à parler net, l'économie politique a été désorientée par la crise plétho¬rique de 1826 ; elle cherche à se justifier. Déjà l'on voit des chefs d'école, tels que feu Dulgald Stewart, dire que la science est bornée au rôle passif, que sa tâche est limitée à l'analyse du mal existant.

C'est agir comme un médecin qui dirait au malade : « Mon ministère consiste à faire l'analyse de votre fièvre, et non pas à vous en indiquer les moyens curatifs. » Un tel médecin nous semblerait ridicule ; c'est pourtant le rôle que veulent prendre aujourd'hui quelques économistes qui, s'apercevant que leur science n'a su qu'empirer le mal, et embarrassés d'en trouver l'antidote, nous disent comme le renard au bouc :

Tâche de t'en tirer et fais tous tes efforts.

Si l'on admet ce rôle passif, cet égoïsme par lequel ils croient excuser l'impéritie de la science, ils seront encore très en peine de tenir parole, de donner l'analyse du mal ; parce qu'ils ne veulent pas en avouer l'étendue, confesser que tout est vicieux dans le système industriel, qu'il n'est en tout sens qu'un monde à rebours. Jugeons-en par un demi-aveu échappé récemment à M. de Sismondi : il a reconnu que la consom¬mation s'opère en mode inverse, qu'elle se fonde sur les fantaisies des oisifs, et non sur le bien-être du producteur; c'est déjà un premier pas vers la sincérité analytique. Mais le mécanisme inverse est-il borné à la consommation ? n'est-il pas évident

Que la circulation est inverse, opérée par les intermédiaires nommés marchands, négociants qui, devenant propriétaires du produit, rançonnent le producteur et le consommateur, et sèment les désordres dans le système industriel par leurs menées d'accaparement, agiotage, fourberie, extorsion, banqueroute, etc. ;

Que la concurrence est inverse, tendant à la réduction des salaires, et conduisant le peuple à l'indigence par les progrès de l'industrie : plus elle s'accroît, plus l'ouvrier est obligé d'accepter à vil prix un travail trop disputé ; et d'autre part plus le nombre des marchands s'accroît, plus ils sont entraînés à la fourberie par la difficulté des bénéfices.

Voilà déjà trois ressorts dirigés en mode inverse, dans le mécanisme industriel; j'en compterai facilement trente (voyez 6e section) : pourquoi n'en avouer qu'un, celui de la consommation inverse ?

L'industrie présente une subversion bien plus saillante, c'est la contrariété des deux intérêts collectif et individuel. Tout industrieux est en guerre avec la masse, et malveillant envers elle par intérêt personnel. Un médecin souhaite à ses concitoyens de bonnes fièvres, et un procureur., de bons procès dans chaque famille. Un architecte a besoin d'un bon incendie, qui réduise en cendres le quart de la ville, et un vitrier désire une bonne grêle qui casse toutes les vitres. Un tailleur, un cordonnier ne souhaitent au public que des étoffes !de faux teint et des chaussures de mauvais cuir, afin qu'on en use le triple, pour le bien du commerce : c'est leur refrain. Un tribunal croit opportun que la France continue à commettre chaque année cent vingt mille crimes et délits à procès, ce nombre étant nécessaire pour alimenter les cours criminelles. C'est ainsi qu'en industrie civilisée tout individu est en guerre intentionnelle avec la masse; effet nécessaire de l'industrie anti-sociétaire ou monde à rebours. On verra disparaître ce ridicule dans le régime sociétaire, où chaque individu ne peut trouver son avantage que dans celui de la masse entière.

De tous les indices qui devaient faire suspecter l'industrie actuelle, il n'en est pas de plus frappant que celui de l'échelle simple en répartition. J'entends par simple, une échelle qui ne croît que d'un côté et non de l'autre : en voici un exemple adapté aux cinq classes

pauvre gênée moyenne aisée riche.
A 0 1 2 4 8
B 1 2 4 8 16
C 2 4 8 16 32
D 4 8 16 32 64
E 8 16 32 64 128


La ligne A représente l'origine des sociétés où la différence des fortunes était peu saillante, où la classe pauvre, figurée par zéro, n'existait pas.

À mesure que la fortune publique s'accroît, comme on le voit aux lignes B, C, D, E, il faudrait que la classe pauvre y participât selon la proportion indiquée dans chacune de ces lignes, c'est-à-dire que, dans un degré de richesse E, le riche ayant cent vingt-huit francs à dépenser par jour, le pauvre aurait au moins huit francs: dans ce cas l'échelle serait composée, croissant proportionnément pour les cinq classes, et sans égalité.

Mais en civilisation l'échelle ne croissant que d'un côté, la classe pauvre en reste toujours à zéro, de sorte que si la richesse est parvenue au cinquième degré E, la classe riche obtient bien son lot de cent vingt-huit, et la pauvre, zéro seulement ; car elle a toujours moins que le nécessaire ; de sorte que l'échelle civilisée suit la ligne transversale 0, 2, 8, 32, 128 ; et la multitude ou classe pauvre, loin de participer à l'accroissement de richesse, n'en recueille qu'un surcroît de privations ; car elle voit une plus grande variété de biens dont elle ne peut pas jouir ; elle n'est pas même assurée d'obtenir le travail répugnant qui fait son supplice, et qui ne lui offre d'autre avantage que de ne pas mourir de faim.

Sous ce rapport, les peuples fainéants, comme l'Espagnol, sont plus heureux que les laborieux, car l'Espagnol est assuré de trouver du travail quand il lui plaira d'en accepter. Le Français, l'Anglais, le Chinois ne jouissent pas de cet avantage.

Je n'en conclus pas que le régime social de l'Espagne soit louable, tant s'en faut; je veux seulement arriver au but qu'indique le titre de cet article, démontrer que tout est cercle vicieux dans l'industrie morcelée ou civilisée; elle crée, par ses progrès, les éléments du bonheur, mais non pas le bonheur; il ne pourra naître que du régime d'attraction industrielle et répartition proportionnelle, selon la ligne E. Cette répar¬tition est impossible, tant que l'industrie est répugnante; il faut que le peuple reste dans l'extrême dénuement pour consentir à l'exercer. D'ailleurs, la civilisation pro¬duisant à peine le quart de ce que produira l'association, et peuplant outre mesure, il serait impossible d'assurer à ses fourmilières de populace un lot de minimum, ou honnête nécessaire.

On a si bien reconnu ce cercle vicieux de l'industrie, que de toutes parts on com¬mence à la suspecter, et s'étonner que la pauvreté naisse en civilisation de l'abon¬dance même. je viens de décrire cinq vices, dont chacun isolément suffirait à produire ce désordre ; qu'est-ce donc lorsque les cinq vices agissent tous à la fois, et concur¬remment avec une cinquantaine d'autres non encore cités ? (Voyez 6e section.)

Après avoir constaté la nécessité d'un sort malheureux pour le peuple civilisé, remarquons que le progrès de l'industrie n'ajoute que peu ou point au bonheur des riches. Aujourd'hui la bourgeoisie de Paris a de plus beaux meubles, de plus beaux colifichets que n'en avaient les grands du XVIIe siècle; qu'est-ce que cela ajoute au bonheur ? Nos dames, avec leurs schalls-cachemires, sont-elles plus heureuses que n'étaient les Sévigné, les Ninon ? L'on voit à présent les petits bourgeois de Paris servis en porcelaine dorée ; sont-ils plus heureux que les ministres de Louis XIV, les Colbert, les Louvois, qui avaient de la vaisselle de faïence ?

Il y a sans contredit jouissance réelle dans les perfectionnements commodes et salutaires, comme la soupente des voitures; mais on est blasé au bout d'une semaine sur les raffinements de luxe visuel comme la porcelaine; ils ne servent qu'à irriter la convoitise du pauvre, qui s'imagine que la classe riche trouve un grand bonheur dans la possession de ces hochets. Ils ne seront utiles que dans l'ordre sociétaire, où ils auront la double propriété de stimuler l'attraction industrielle, et de multiplier les accords de passions qui sont une jouissance bien réelle, et qui s'étendront au pauvre comme au riche, malgré l'extrême inégalité des fortunes. Alors le plus pauvre des hommes aura beaucoup plus de jouissances que n'en a aujourd'hui le plus opulent monarque, parce que l'ordre, nommé Séries passionnées, crée les concerts sociaux ou plaisirs de l'âme, qui aujourd'hui sont à peu près inconnus des grands, et il élève les raffinements sensuels à une perfection dont le monde civilisé ne peut se former aucune idée.

L'industrie civilisée ne peut donc, je le répète, que créer les éléments du bonheur, mais non pas le bonheur. Il sera au contraire démontré que l'excès d'industrie conduit la civilisation à de très grands malheurs, si on ne sait pas découvrir les moyens de progrès réel en échelle sociale. J'ai dit que notre politique n'avance qu'à la manière de l'écrevisse, tout en se vantant de progrès rapides. Ce sera un sujet assez digne de curiosité que l'analyse de cette rétrogradation à laquelle concourent les deux partis opposés,


LIBÉRAUX ET INDUSTRIALISTES,
OBSCURANTS ET ABSOLUTISTES.

La différence entre eux est que le parti obscurant ne nie pas qu'il tend à ressusciter le Xe siècle, tandis que le parti libéral se flatte de conduire à la perfection. C'est faux : il tend, par double voie, à faire rétrograder le char ; on verra dans les chapitres spé¬ciaux, que la science n'a pas su élever l'état civilisé au seul progrès dont il était susceptible, c'était l'ascension en quatrième phase.

Chacune des périodes sociales, dite civilisée, barbare, patriarcale, sauvage ou autre, se subdivise en quatre phases analogues aux quatre âges de la vie : ce sont 1˚ l'enfance, 2˚ l'adolescence, 3˚ la virilité, 4˚ la caducité. La quatrième phase, dite caducité, est parfois un progrès utile; on en peut juger par l'Égypte, qui, en adoptant la tactique militaire, l'art nautique et les sciences fixes, entre en barbarie caduque ou barbarie de quatrième phase, conduisant peu à peu à la première phase de civilisation. C'est donc un progrès réel, de même qu'une nuit avancée est un acheminement vers le jour.

Si la civilisation savait passer de sa troisième phase, qui est l'état actuel, à sa quatrième phase qui n'est pas encore née, ce serait un changement très favorable, car on se rapprocherait de la période suivante, celle des garanties sociales, qui est l'échelon supérieur et contigu à la civilisation. Les garanties sont le bien que rêvent tous les philosophes, sans savoir y atteindre en aucun sens : pour s'élever aux garanties, il faut sortir de la civilisation, et monter à l'échelon suivant; nos sciences, loin d'avoir su nous élever ainsi de période en période, n'ont pas même pu nous faire avancer dans la carrière civilisée, nous élever au moins de la troisième à la quatrième phase, dont j'expliquerai le mécanisme en 7e section.

Remarquons à ce sujet qu'après tant d'études sur la civilisation, l'on n'a pas encore songé à en faire l'analyse régulière, la décomposition en quatre phases, en assignant à chacune ses caractères spéciaux qui constituent la phase, tel que anarchie mercantile dans la troisième; et en classant les caractères généraux qui règnent dans le cours des quatre phases, comme ligue des gros voleurs pour faire pendre les petits; puis les caractères d'engrenage qui sont empruntés d'autres périodes : tel est le code militaire, qui est un emprunt sur la période inférieure, dite barbarie ; tandis que le régime des monnaies, seule relation où règne la garantie de vérité, est un emprunt sur la période supérieure, celle des garanties solidaires, qui n'est Pas encore née.

En considérant que nos sciences ont oublié l'analyse de la civilisation, première étude qu'indiquait l'ordre méthodique, peut-on s'étonner qu'elles aient négligé beau¬coup d'autres études, formant des sciences neuves et vastes, comme les suivantes, que je place en regard des classes de savants à qui elles sont attribuées :


MORALISTES L'analyse de la civilisation.
POLITIQUES La théorie des garanties solidaires.
ÉCONOMISTES La théorie des approximations sociétaires.
MÉTAPHYSICIENS La théorie de l'attraction passionnée.
NATURALISTES La théorie de l'analogie universelle.


Lorsque chaque classe de savants manque ainsi sa tâche primordiale, il n'est pas surprenant qu'elle oublie de moindres détails, comme l'analyse du cercle vicieux de l'industrie, qui, dans son système, pèche évidemment contre les quatre bases de sage politique, savoir :

Attraction industrielle applicable aux trois classes rétives, les enfants, les sau¬vages, les riches oisifs.

Répartition proportionnelle satisfaisant chacun en raison de ses trois facultés, capital, travail et talent.

Équilibre de population maintenue au-dessous du nombre qui amènerait la gêne des classes inférieures.

Économie de ressorts, ou réduction la plus grande des improductifs, commerçants et autres, dont le nombre est aujourd'hui si énorme, qu'il comprend les deux tiers des civilisés.

Les industrialistes esquivent ces problèmes, et cent autres qu'on pourrait proposer à ceux qui se flattent de perfectionner le système social par un progrès de la culture morcelée et de l'anarchie mercantile ou concurrence de fourberie. Les écrivains ne savent qu'encenser les vices dominants pour se dispenser d'en chercher le remède : sur les questions fondamentales, comme l'équilibre de population, l'on voit la science passer outre, en disant qu'on n'y peut rien comprendre. C'est ainsi que Stewart dé¬brouille cette énigme de l'exubérance de populace, énigme reprise après lui par Wallace et Malthus, qui n'y ont pas compris davantage.

Les questions de politique sociale seront toutes insolubles, tant qu'on voudra spéculer sur le régime civilisé qui est un labyrinthe intellectuel, un cercle vicieux en tous sens ; mais que ne s'exerçait-on à inventer une nouvelle société ? C'était là une belle carrière pour tant d'écrivains qui se battent les flancs à chercher un sujet neuf.

Et lorsque par hasard ils mettent la main sur quelque idée neuve, comme celle d'association industrielle, ils se hâtent de l'obscurcir et l'embrouiller, en y accolant leurs vieux sophismes jusqu'aux plus ridicules, comme la communauté des biens, la douce fraternité des vrais philanthropes, tous unis d'opinion.

Loin de ces fadeurs morales que met en jeu la secte Owen, il faut, en régime sociétaire, autant de discords que d'accords : c'est même par les discords qu'on doit débuter ; et, pour former une phalange de séries passionnées (un canton sociétaire de dix-huit cents personnes), il faut faire éclater au moins cinquante mille discords, avant d'organiser les accords. On peut juger par là combien notre siècle était loin des routes de l'association, en apportant à cette étude tous les faux jugements de la morale sur les passions et les voies d'harmonie sociale.

L'industrialisme étant, je l'ai dit, la plus récente de nos illusions scientifiques et la plus accréditée, j'ai dû la réfuter avant d'entrer en matière, en désabuser les partisans, leur montrer le cercle vicieux de ses efforts mal dirigés, de cette industrie opérant sans but ni méthode.

Mais pourquoi tant d'impéritie chez des hommes si savants, si habiles écrivains; pourquoi leur beau talent n'a-t-il abouti qu'à nous jeter de Charybde en Scylla ? C'est qu'ils marchent sans boussole dans un labyrinthe.

Rappelons à ce sujet leur principe sur l'analogie (SCHELLING cité précédem¬ment). S'il existe unité et analogie dans le système de la nature, nous devons avoir en politique deux boussoles comme en matériel. Les navigateurs ont, pour se diriger, l'aiguille aimantée et les astres; il faut que la politique sociale ait de même ses deux guides, sa boussole et sa contre-boussole. Il n'y aurait plus d'unité de système ni d'analogie, si Dieu n'avait pas pourvu le monde social comme le monde matériel de deux guides pour diriger sa marche. Avant de désigner ces deux boussoles sociales, il faut faire entrevoir leur absence et les efforts de l'esprit humain pour les découvrir, soit en industrie, soit en administration.


EN INDUSTRIE. je choisis pour indice les vocations naturelles et l'art de les faire éclore. C'est un art profondément inconnu; on en va juger par un fait récent.

Un jeune charretier de vingt-trois ans conduisait des métaux à l'usine de MM. Manby et Vilson, à Charenton. L'aspect de cet atelier, qu'on dit effrayant, le charma et développa sa vocation, son attraction industrielle méconnue jusque-là de ses parents et de lui-même; il s'engagea dans ce genre de travail, et il y fit un progrès si rapide, qu'au bout d'un an il put remplacer un ouvrier très précieux qu'on payait vingt-deux francs par jour.

Dans ce petit événement, que de griefs contre nos méthodes industrielles, nos théories d'éducation, de perfectionnement et étude de l'homme! Pourquoi ne savent-elles pas discerner et faire éclore dès le bas âge les vocations industrielles de chaque enfant, l'appliquer aux divers emplois où la nature l'appelle ? Voilà ce qui est impossible à la civilisation; elle veut faire de Métastase, un portier; de J.-J. Rousseau et de Franklin, deux ouvriers obscurs. Ce n'est que par des coups de hasard infiniment rares, qu'on voit quelques industrieux sauvés de cette absorption, et placés souvent très tard au poste que l'instinct leur assignait : ce charretier ne trouva le sien qu'à vingt-trois ans, et ce fut par effet du hasard.

Il est donc évident qu'il nous manque une boussole, une clé pour déchiffrer ce grimoire des attractions et vocations industrielles ou scientifiques : on ne peut les faire éclore que par emploi des Séries passionnées, qui sont la boussole principale en toute branche de mécanique sociale et surtout en éducation.

Le problème qui va être résolu sur ce sujet est de faire éclore non pas une mais vingt vocations, chez tout enfant âgé de trois ans; dès l'âge de quatre ans il devra figurer déjà très adroitement dans une vingtaine de Séries industrielles, et y gagner plus que ses frais de nourriture et entretien ; y exercer alternativement toutes ses facultés matérielles et intellectuelles, donner à toutes un essor complet.

Au lieu de vingt vocations écloses et en plein exercice à l'âge de quatre ans, on ne trouve souvent, chez le civilisé, aucune vocation éclose à vingt ans. S'il est plébéien, ses parents l'appliquent forcément à un travail hors d'instinct, où il végétera, car tout individu devient un pauvre sujet quand il n'est pas au rôle que la nature lui assigne.

S'il est de la classe aisée, il n'aura peut-être pas un état à trente ans ; sur cent jeunes gens qu'on envoie aux universités, aux écoles de droit et de médecine, il en est à peine vingt qui réussissent.

L'éclosion des vocations, l'art de les développer dès le bas âge, est l'écueil de nos sciences; il dénote que nous n'avons point de boussole en direction des instincts, même en exercice de l'agriculture ; elle est présentée aux enfants villageois, de manière à n'exciter que leur répugnance. Nos sciences, en éducation industrielle comme en tout, sont visiblement hors des voies de la nature ou attraction; et il est clair qu'il faut recourir à une science neuve, pour obtenir une boussole de direction industrielle : c'est la Série passionnée. Quand elle est régulièrement formée selon les règles que j'exposerai en Ire section, l'homme, depuis le berceau jusqu'à l'âge décré¬pit, est toujours entraîné aux fonctions où il peut servir à la fois l'intérêt public et le sien, et donner la plus sage direction à ses facultés corporelles et intellectuelles.

Il est une seconde boussole sociale à déterminer, car la nature n'en donne pas une seule, mais deux en tous genres : elle nous doit donc la contre-boussole en mécanique sociale. je vais d'abord en signaler l'absence :

EN ADMINISTRATION. L'instinct nous a fait découvrir le germe des garanties naturelles (garantie de vérité et d'économie), et l'on n'a su l'appliquer qu'au système des monnaies, seule relation où règnent la vérité et l'économie. Or qu'est-ce que le système des monnaies ? C'est une régie fiscale à deux contrepoids formés par le chan¬ge et l'orfèvrerie : leur concurrence maintient le gouvernement dans les voies d'écono¬mie et de vérité ; c'est donc le système qu'il aurait fallu appliquer à tout l'ensemble du mécanisme commercial et administratif, pour y introduire les garanties d'économie et de vérité.

Le régime des monnaies est un monopole, mais un monopole composé, à double contrepoids ; en cela il diffère pleinement du monopole simple comme celui des tabacs, qui est l'arbitraire sans contrepoids.

Nous avons donc sous la main une des deux boussoles sociales, c'est le monopole composé que l'instinct a fait découvrir à tous les gouvernements; ils n'ont pas su l'appliquer au commerce, et s'en emparer pour le bien des peuples qui ont besoin d'une garantie de vérité et d'économie dans le mécanisme de circulation.


Dupe des sophismes de liberté, l'administration s'est laissée frustrer de la plus belle portion de son domaine : elle abandonne le commerce aux particuliers, à la con¬currence de fourberie, à l'anarchie mensongère et complicative.

Laquelle des deux méthodes est préférable, ou de la garantie qui règne dans le monopole des monnaies, ou de la liberté anarchique du commerce qui augmente cha¬que jour le nombre de ses agents, l'absorption de capitaux, les entraves de fourberie et la complication de mécanisme ? Pour en juger, il faudrait mettre pendant quelque temps la monnaie en régime commercial, en libre concurrence. L'on aurait bientôt dans chaque empire vingt mille fabricants de monnaie, qui en protestant de leur loyauté selon l'usage commercial, distribueraient à l'envi des monnaies de faux titre : toutes les transactions seraient entravées, l'industrie tomberait dans le chaos.

De là il est évident que la garantie industrielle réside dans le MONOPOLE COM¬POSÉ ou régie fiscale à double contrepoids, et que le régime de concurrence mensongère est l'absence de toute garantie. C'est donc le monopole composé qui est la deuxième boussole sociale; son application au commerce nous aurait ouvert une issue de civilisation et nous aurait élevés à la période des garanties solidaires, qui est l'échelon intermédiaire entre l'état civilisé et l'état sociétaire.

Ainsi nos philosophes, dans leurs rêves de garantie sociale, vont chercher bien loin le trésor qu'ils ont sous la main, et dont ils voient le germe dans la plus remar¬quable de nos relations, celle des monnaies, exercée par monopole à double contrepoids.

Ils ont sur les contrepoids sociaux des idées confuses; ils raisonnent sans cesse de balance, contrepoids, garanties, équilibre; mais héritiers des travers de la philosophie ancienne, ils veulent introduire dans l'administration ces contrepoids qu'il faut placer dans l'industrie.

Cette fausse marche ne peut amener que des désordres : les gouvernements qu'on veut enchaîner par des constitutions, résisteraient toujours avec plein succès. La réforme ne doit porter que sur l'industrie. Dès qu'elle sera organisée en mécanisme de garantie ou d'association, tout gouvernement trouvera son intérêt à réprimer les abus qu'il protège en civilisation.

C'est donc sur l'industrie seule que les réformateurs auraient dû porter leurs vues; et pour se diriger dans cette carrière, il aurait fallu faire usage de l'une des deux boussoles :

Ou du Monopole à double contre-poids, qui existe déjà en germe, et qui, par son extension, aurait conduit à la période des garanties sociales ;

Ou des Séries passionnées : dont l'invention plus difficile aurait conduit à l'asso¬ciation, destin ultérieur de l'humanité. (Les garanties ne sont qu'une transition, un état mixte entre la destinée malheureuse dite civilisation et la destinée heureuse ou état sociétaire.)

L'invention du monopole composé était mieux adaptée à l'esprit de notre siècle, qui se bat les flancs pour lutter contre un monopole simple exercé par l’Angleterre sur le commerce maritime. Cette tyrannie industrielle serait tombée comme toutes les autres devant le monopole composé, et l'Angleterre même y aurait trouvé du bénéfice. Cette invention eût illustré la science dite économie ou économisme, qui préfère lâcher pied, et prétend que sa tâche se borne à l'analyse de l'ordre existant : que n'a-t-elle tenu au moins cet engagement, en donnant l'analyse du commerce qui nous aurait révélé d'étranges turpitudes ! (Voyez chap. 43 et 44.) On en aurait conclu à la réforme de ce cloaque de vices, de ce mécanisme inepte qui, par le concours de soixante caractères malfaisants, tels que les cinq déjà cités, consommation inverse, circulation inverse, concurrence inverse, etc., fait de l'industrie un trébuchet pour les peuples, et augmente à la fois leur misère et leur dépravation. L'on prétend que les hommes ne sont pas plus faux qu'ils n'étaient jadis ; cependant on pouvait, il y a un demi-siècle, se procurer à peu de frais des étoffes de bon teint et des comestibles naturels; aujourd'hui l'altération, la fourberie dominent partout. Le cultivateur est devenu aussi fraudeur que l'était jadis le marchand. Laitages, huiles, vins, eaux-de-vie, sucre, café, farines, tout est falsifié impudemment. La multitude pauvre ne peut plus se procurer de comestibles naturels; on ne lui vend que des poisons lents, tant l'esprit de com¬merce a fait de progrès jusque dans les moindres villages.

Lorsque le parti obscurant s'autorise de ce résultat pour motiver ses vues de rétrogradation, il peut se croire bien fondé, surtout depuis la crise pléthorique de 1826. Toutefois c'est une ressource méprisable et dangereuse que l'obscurantisme dans les conjonctures présentes; il était un rôle brillant dont les adversaires du libéra¬lisme n'ont pas su s'emparer; ils auraient dû faire ce que les libéraux ne savent pas faire, avancer en échelle sociale, opérer un progrès réel par la réforme du système commercial, opération très facile qui, en France, donnerait un revenu de deux cents millions au fisc, et d'un milliard à la nation; puis un avantage plus précieux encore, la garantie de vérité et d'économie dans le mécanisme de circulation que l'anarchie complique au degré scandaleux : depuis un demi-siècle, le commerce a élevé au qua¬druple le nombre de ses agents, pour un travail qui n'a que peu ou point varié ; la fourberie s'est accrue en même rapport ainsi que l'absorption de capitaux.

Si les obscurants avaient su inventer cette opération, appliquer au commerce le système monétaire, le monopole composé ou régie fiscale à double contre-poids, ils auraient enlevé aux libéraux la faveur de l'opinion, et auraient pu leur dire : « C'est nous qui conduisons l'état social au perfectionnement : vous ne saviez que le faire rétrograder en vous prosternant aux pieds du veau d'or, en prostituant votre faconde à encenser un régime d'anarchie et de fourberie mercantile, au lieu de vous évertuer à chercher le mode commercial véridique. »

Terminons en remarquant que les sophistes qui prétendent fonder l'association ou qui écrivent sur ce sujet, n'ont aucune connaissance des deux boussoles, pas même de la deuxième dite monopole à double contrepoids, qui est au milieu de nous comme un diamant inaperçu et foulé aux pieds.

D'autre part ces praticiens et théoriciens tombent tous dans le vice d'irréligion scolastique, l'erreur d'attendre de la raison humaine dite législation, des connaissances qu'il faut demander à la raison divine, par étude de l'attraction ou loi naturelle.

Au lieu d'incliner à cette étude, on voit les réunions soi-disant sociétaires s'enga¬ger dans la controverse politique et religieuse. Quelques-uns en viennent presque à faire scission avec Dieu; tels sont les Owenistes qui lui retranchent le culte public. Il suffirait de cette pitoyable innovation pour prononcer, même avant de connaître leurs dogmes et méthodes, qu'ils n'ont aucune connaissance en association.

S'ils avaient entrevu en quelque point ce mécanisme, ils sauraient que dans l'état sociétaire, l'amour de Dieu devient passion ardente chez tous les humains : jouissant à chaque instant de nouveaux plaisirs, et voguant sur un océan de délices, ils éprou¬veront le besoin d'adresser à toute heure des hommages au créateur d'un si bel ordre. Loin de se ralentir dans l'exercice du culte divin, ils s'en feront un charme habituel. Les assemblées religieuses dans les temples ne suffiront pas à leur gratitude; ils voudront encore, dans les groupes de travail et de plaisir, voir au milieu d'eux quelque emblème du bienfaiteur du monde, l'associer en quelque façon à leur bonheur, et entonner dans toute réunion un hymne à sa louange.

Les athées mêmes, en voyant le chef-d'œuvre de la sagesse divine, l'harmonie des passions et des caractères antipathiques, l'industrie devenue attrayante pour les Sybarites mêmes ; les enfants, dès le plus bas âge, entraînés constamment au bien; l'excellence des impulsions données par l'attraction; les athées, dis-je, en voyant ces merveilles, feront trophée de se rallier à l'esprit religieux; ils seront les plus ardents à proclamer la gloire de Dieu et l'opprobre des lois civilisées ; elles paraîtront ce qu'elles sont réellement, une oeuvre de l'esprit infernal. Ces lois qui n'ont su qu'avilir la vertu, en assurant au vice tous les succès, ont fait naître les doutes sur la Provi¬dence dont on ne voyait aucune empreinte dans les perfidies du régime civilisé, dans les honteux résultats d'une industrie qui fait le supplice des êtres condamnés à l'exercer, et rabaisse l'homme policé bien au-dessous du sauvage et de l'animal.

Je regrette que la nécessité d'abréger m'oblige à supprimer beaucoup de notions préliminaires : il aurait surtout convenu de donner aux savants et artistes un exposé des immenses richesses et du lustre dont ils jouiront dans le nouvel ordre. Ils sont fort enclins à s'ombrager des découvertes, ils craignent qu'une science neuve ne nuise à leur commerce de systèmes. Obligés de ramper pour obtenir quelque chétif émo¬lument, ils traitent de vision l'idée d'un ordre où les savants et artistes figureront aux rangs supérieurs, et gagneront aisément les trésors que l'état civilisé ne donne qu'aux agioteurs et aux intrigants.

Quelle est leur duperie de se passionner pour un ordre de choses où ils occupent le dernier rang, car il n'est rien de plus asservi, bâillonné, humilié que les savants et artistes ! Ils vantent l'auguste vérité comme la meilleure amie des humains ; elle n'est guère amie des philosophes ; car, s'ils osent la faire entendre, ils sont dépouillés ou persécutés, comme les Villemain, Lacretelle, Michaud, les Legendre, Tissot, Lefèvre-Gineau, etc.

Je m'engage à leur démontrer que, dans l'état sociétaire où ils jouiront d'une pleine liberté, il leur sera plus aisé de gagner des millions qu'aujourd'hui des mille francs, et que le moindre magister de village y deviendra un homme précieux, à plus forte raison les hommes capables de diriger en quelque branche l'école normale d'une province. Il faut, clans l'état sociétaire, que le peuple soit éclairé, initié aux sciences et aux arts; c'est un moyen de fortune générale : dès lors les obscurants actuels seront empressés de répandre l'instruction.

Les tableaux de cette fortune prochaine des savants seraient trop éblouissants pour des hommes façonnés au mal-être; ils soupçonnent toujours de l'exagération, et croient que je mets, comme les financiers, des zéros de trop ; il n'en est rien, tout sera bien arithmétiquement démontré : loin d'enfler les comptes, je suis dans l'usage de réduire de moitié la somme, et l'on verra qu'une seule des nouvelles sciences, l'analogie, doit rendre aux auteurs un bénéfice de cinq à six millions de francs par feuille de seize pages : elle contiendra au moins trois mille volumes de la dimension de celui-ci, et paraîtra feuille par feuille pour satisfaire l'impatience générale : ce ne sera qu'une branche des profits énormes que l'état sociétaire assure aux savants et artistes.

Ils ont bonne grâce après cela de s'accrocher à leur mesquin budget de quatre cent mille francs dans Paris! C'est imiter un misérable qui, appelé à recueillir un brillant héritage, habiter un hôtel et renoncer à sa cabane, penserait qu'il va mourir de faim, quand il n'aura plus ses pots de terre et ses cuillers de bois.

On peut excuser les médecins de s'alarmer du magnétisme, parce qu'il réduirait dans divers cas leur domaine sans présenter de compensation; il n'en est pas ainsi du calcul de l'Attraction, qui est un Pactole pour tous les savants et artistes.

En passant à cette théorie, je ne puis mieux fixer l'attention du lecteur qu'en lui rappelant le but où elle doit nous conduire : elle donnera la richesse et de plus le bon¬heur, qu'on n'obtiendrait pas de la seule richesse, et qui consiste dans le plein développement des passions. C'est un bien dont les plus opulents sont encore très éloignés; on va se convaincre que le plus heureux d'entre eux, tel qu'un monarque puissant, jeune, beau et robuste, ne peut pas parvenir au degré de bonheur dont jouira, dans l'état sociétaire, le plus pauvre des hommes de même âge et même santé. Là se termineront toutes les controverses philosophiques sur le vrai bonheur : on va reconnaître qu'il n'est pas fait pour la civilisation, et que les Sybarites les plus vantés sont encore infiniment loin du bonheur.



Le nouveau monde industriel ou Méthode sociétaire naturelle
Section première

Analyse de l'attraction passionnée


Section I : Analyse de l’attraction passionnée
Première notice

Notions élémentaires sur les séries passionnées.


Chapitre I

Des trois buts de l'Attraction,
et de ses douze ressorts
ou passions radicales

L'Attraction passionnée est l'impulsion donnée par la nature antérieurement à la réflexion, et persistante malgré l'opposition de la raison, du devoir, du préjugé, etc.

En tous temps et en tous lieux l'attraction passionnée a tendu et tendra à trois buts :

1e Au luxe ou plaisir des cinq sens ;
2e Aux groupes et séries de groupes, liens affectueux ;
3e Au mécanisme des passions, caractères, instincts ; et par suite à l'Unité universelle.


1er But, LE LUXE. Il comprend tous les plaisirs sensuels; en les désirant nous souhaitons implicitement la santé et la richesse qui sont les moyens de satisfaire nos sens : nous souhaitons le luxe interne ou vigueur corporelle, raffinement et force des sens ; et le luxe externe ou fortune pécuniaire. Il faut posséder ces deux moyens pour atteindre au premier but de l'attraction passionnée, qui est de satisfaire les cinq ressorts sensuels : goût, tact, vue, ouïe, odorat.

L'analyse des sens est un sujet fort neuf ; on ne connaît pas même l'échelle des facultés de chaque sens, et de ses emplois en sept degrés. (Voyez sur ce sujet, III, 356 *, les fonctions des sens graduées en échelle à tous degrés. III, 385 *, même graduation appliquée à la vue et à d'autres sens. IV, 333 *, l'attraction inverse ou combinaison des vilains goûts sensuels, et leur emploi en harmonie générale.)


2e But : LES GROUPES ET SÉRIES. L'Attraction tend à former des groupes qui sont au nombre de quatre.


Titres Types
MAJEURS Groupe d'amitié Cercle.
Id. d'ambition, lien corporatif Hyperbole.
MINEURS Groupe d'amour Ellipse.
Id. de paternité ou famille Parabole.


Tous les groupes formés passionnément et librement se rapportent à l'un de ces quatre genres.

Dès qu'un groupe devient nombreux, il se subdivise en sous-groupes formant une série de partis échelonnés en nuances d'opinions et de goûts. On voit la série se former, même dans un petit groupe de sept personnes ; après quelques jours d'exer¬cice, il Présentera trois nuances ou partis, classés par deux, trois, deux sectaires, et si le groupe s'élève à une vingtaine d'individus, il s'y manifestera bien vite cinq, six, sept nuances d'opinions et de goûts.

De là il est évident que tous les groupes tendent à former la série, ou échelle de variétés en genre, en espèce ; et que les séries de groupes sont deuxième but de l'at¬traction, dans toutes les fonctions des sens et de l'âme.

Par exemple, le sens de l'ouïe exige, en accords musicaux, une série de trois grou¬pes, modulant en dessus, medium et basse ; puis une série d'instruments tenus par des groupes inégaux en nombre. Il en est de même de tous les plaisirs sensuels; aucun n'est complet s'il n'est distribué en série de groupes. Il y a mesquinerie et pauvreté partout où il n'y a pas série dans l'exercice des plaisirs ou des travaux, et option sur les échelons de la série.

Il faut que le Créateur ait jugé les groupes et les séries bien nécessaires, puisqu'il a adopté cette distribution dans tous les règnes : les naturalistes ne peuvent les classer que par groupes et séries; que n'a-t-on fait sur ce sujet quelques essais appliqués aux passions.

3e But : LA MÉCANIQUE DES PASSIONS ou des séries de groupes; la tendance à faire concorder les cinq ressorts sensuels, 1 goût, 2 tact, 3 vue, 4 ouïe, 5 odorat, avec les quatre ressorts affectueux, 6 amitié, 7 ambition, 8 amour, 9 paternité. Cet accord s'établit par entremise de trois passions peu connues et diffamées, que je nommerai, 10 la Cabaliste, II la Papillonne, 12 la Composite.

Elles doivent établir l'harmonie des passions, en jeu interne et externe.

Jeu interne : Chacun voudrait ménager, dans le jeu de ses passions, un équilibre tel que l'essor de chacune favorisât celui de toutes les autres; que l'ambition, l'amour n'entraînassent qu'à des liaisons utiles, et jamais aux duperies ; que la gourmandise concourût à améliorer la santé, au lieu de la compromettre; enfin, qu'on marchât toujours dans les voies de la fortune et de la santé, en se livrant aveuglément à ses passions. Cet équilibre, fonde sur l'abandon irréfléchi à la nature, est accordé aux animaux et refusé à l'homme civilisé, barbare et sauvage. La passion conduit l'animal à son bien, et l'homme à sa perte.

Aussi l'homme, dans l'état actuel, est-il en état de guerre avec lui-même. Ses pas¬sions s'entrechoquent; l'ambition contrarie l'amour, la paternité contrarie l'amitié, et ainsi de chacune des douze.

De là naît la science nommée MORALE, qui prétend les réprimer; mais réprimer n'est pas mécaniser, harmoniser; le but est d'arriver au mécanisme spontané des passions, sans en réprimer aucune. Dieu serait absurde, s'il eût donné à notre âme des ressorts inutiles ou nuisibles. (Voyez II, 304, la thèse des attractions proportionnelles aux destinées.)

Jeu externe : Pour le régulariser, il faudrait que chaque individu, en ne suivant que son intérêt personnel, servît constamment les intérêts de la masse. Le contraire a lieu : le mécanisme civilisé est une guerre de chaque individu contre la masse, un régime où chacun trouve son intérêt à duper le public (64) ; c'est la discorde externe des passions ; il s'agit d'arriver à leur harmonie interne et externe, troisième but de l'attraction.

Pour y atteindre, chacun a recours à la contrainte, et impose à ses inférieurs des lois de sa façon, qu'il appelle saines doctrines. Le père de famille assujettit sa femme et ses enfants à un régime qu'il dit être la sagesse. Le seigneur fait adopter ses saines doctrines dans le canton où il domine; le magistrat, le ministre, opèrent de même sur le pays qu'ils régissent. Une petite maîtresse veut régénérer toutes les toilettes par de saines doctrines sur le bon genre ; un philosophe veut régénérer toutes les consti¬tutions, un écolier veut, à coups de poing, faire observer ses saines doctrines dans les jeux enfantins.

Chacun veut donc mettre les passions de la masse en harmonie coopérative avec les siennes; ainsi chacun tend à la mécanique externe des passions, et se persuade qu'il fait le bonheur de ceux qu'il assujettit à ses caprices. Chacun désire de même le mécanisme interne, qui mettrait ses passions en harmonie avec elles-mêmes. Il suit de là que le troisième but de l'attraction est le mécanisme interne et externe des passions.

Ce mécanisme doit être dirigé par les trois passions numérotées 10, 11, 12, et qu'on peut nommer DISTRIBUTIVES OU MÉCANISANTES. Je leur donne à chacune trois noms spéciaux, afin de laisser l'option aux lecteurs pointilleux.


10e La Cabaliste, intrigante, dissidente.
11e La Papillonne, alternante, contrastante.
12e La Composite, exaltante, engrenante.


Je définirai plus loin ces trois passions très méconnues. Ce sont elles qui gou¬vernent le jeu des Séries passionnées; toute série est faussée, quand elle ne donne pas un libre cours aux trois passions mécanisantes.

Elles sont titrées de vices en civilisation: les philosophes prétendent que la 10e, l'esprit cabalistique, est un mal, qu'on doit être tous unis d'opinion, tous frères. Ils condamnent de même la 11e, dite Papillonne, besoin de varier ses jouissances, de voltiger de plaisirs en plaisirs; et la 12e, dite Composite, besoin de goûter à la fois deux plaisirs, dont l'amalgame élève l'ivresse au degré d'exaltation.

Ces trois passions titrées de vices, quoique chacun en soit idolâtre, sont réellement des sources de vice en civilisation, où elles ne peuvent opérer que sur des familles et des corporations; Dieu les a créées pour opérer sur des Séries de groupes contrastés; elles ne tendent qu'à former cet ordre, et ne peuvent produire que le mal, si on les applique à un ordre différent.

Elles sont les principales des douze passions radicales; elles ont la direction des neuf autres : c'est de leur intervention combinée que naît la vraie sagesse, ou équilibre des passions, par contrepoids de plaisirs.

Les douze passions ont pour but l'unité d'action.

Le besoin d'unité, que je nommerai UNITÉISME, se manifeste fortement chez les conquérants et les philosophes.

Les conquérants rêvent l'unité forcée par terreur et asservissement universel : ils l'établissent partiellement; c'est l'unité inverse, violentée.

Les philosophes rêvent l'unité directe et spontanée, la philanthropie universelle, ou fraternité de tous les peuples, fédération imaginaire.

Ainsi chacun rêve l'unité à sa manière, soit pour l'ensemble, soit pour les détails. Chaque nation voudrait que son langage fût parlé par toute la terre. Les civilisés ont, plus que les barbares, le goût de l'unité, car ils voudraient que les quarantaines sanitaires fussent universelles : ils sont donc très enclins à la passion pivotale, que je nomme UNITÉISME et qui est aux douze autres ce que le blanc est aux couleurs du prisme.

L'ordre sociétaire va réaliser subitement toutes les unités imaginables, soit en utilité, comme celles de quarantaines, langage, méridien; soit en agrément, comme celles de diapason et autres bagatelles. De là naîtra, entre autres avantages, l'extir¬pation des maladies accidentelles, pestes, épidémies, virus variolique, psorique, syphilitique, et autres virus non endémiques.

Au résumé, l'attraction tend à trois buts ou foyers.

Elle nous y pousse par douze aiguillons ou passions radicales, cinq sensuelles, quatre affectueuses, trois mécanisantes.

Apprenons, dès ce premier chapitre, à distinguer l'attraction du devoir ; par exemple : aucun législateur n'a érigé le dîner en devoir, parce que le dîner étant vœu de la nature, ou attraction, ne sera jamais négligé.

N'admettons pour attraction que ce naturel invariable, comme le penchant à prendre ses repas, en dépit des dogmes et devoirs qui le défendraient. Toute théorie de devoir, de morale et de chaîne intellectuelle, ne conduirait qu'à s'abuser sur les ressorts et les fins de l'attraction.


Chapitre II

Généralités sur les séries passionnées

L'art d'associer ne consiste qu'à savoir former et développer en plein accord une masse ou phalange de

Séries passionnées, pleinement libres, mues par la seule attraction, et appliquées aux sept fonctions industrielles et aux plaisirs.

Notre étude ici sera donc bornée à deux points :

À la distribution interne d'une série et de ses groupes et sous-groupes.

À leur distribution externe, ou engrenage et coopération spontanée avec les autres séries de la phalange sociétaire et des phalanges vicinales.

La nature emploie les séries de groupes dans toute la distribution de l'univers : les trois règnes, animal, végétal et minéral, ne nous présentent que des séries de groupes. Les planètes mêmes sont une série d'ordre plus parfait que celui des règnes : les règnes sont distribués en séries simples ou libres (le mot libres signifie que le nombre de leurs groupes est illimité) ; les planètes sont disposées en série composée ou mesurée ; cet ordre, plus parfait que le simple, est inconnu des astronomes et géomètres : de là vient qu'ils ne peuvent pas expliquer les causes de la distribution des astres, dire pourquoi Dieu a donné plus ou moins de satellites à telles planètes, pourquoi un anneau à l'une, et point à l'autre, etc.

Une série passionnée est une ligue de divers groupes échelonnés en ordre ascen¬dant et descendant, réunis passionnément par identité de goût pour quelque fonction, comme la culture d'un fruit, et affectant un groupe spécial à chaque variété de travail que renferme l'objet dont elle s'occupe. Si elle cultive les hyacinthes ou les pommes de terre, elle doit former autant de groupes qu'il y a de variétés en hyacinthes culti¬vables sur son terrain, et de même pour les variétés de pommes de terre.

Ces distributions doivent être réglées par l'attraction ; chaque groupe ne doit se composer que de sectaires engagés passionnément, sans recourir aux véhicules de besoin, morale, raison, devoir et contrainte.

Si la série n'était pas passionnée et méthodiquement distribuée, elle n'atteindrait pas aux propriétés géométriques en répartition; elle manquerait de la propriété pri¬mordiale, influence des groupes extrêmes, égale à la double influence du groupe moyen; elle ne pourrait pas figurer dans une phalange sociétaire.

Une Série passionnée agissant isolément., n'aurait pas de propriétés, quelque régu¬lière qu'elle pût être; on pourrait, dans une ville, essayer de former une série sur un travail agréable, culture de fleurs, soin de jolis oiseaux ; cela serait inutile : il faut des séries engrenées et mécanisées, au nombre de quarante-cinq à cinquante. au moins ; c'est le plus petit nombre sur lequel on puisse tenter un essai, une approximation de lien sociétaire et d'attraction industrielle.

J'ai dit que le mécanisme des Séries passionnées a besoin de discords autant que d'accords ; il utilise les disparates de caractères, de goûts, d'instincts, de fortune, de prétentions, de lumières, etc. Une série ne s'alimente que d'inégalités contrastées et échelonnées ; elle exige autant de contraires ou antipathies, que de concerts ou sym¬pathies ; de même qu'en musique on ne forme un accord qu'en excluant autant de notes qu'on en admet.

Les discords sont tellement nécessaires dans une Série passionnée, que chacun des groupes doit y être en pleine antipathie avec ses deux contigus, et en antipathies graduées avec les sous-contigus ; de même qu'une note musicale est essentiellement discordante avec ses deux contiguës : RÉ discorde avec UT dièse, et avec MI bémol.

Outre ses propriétés géométriques en répartition des bénéfices, une réunion de Séries passionnées a des propriétés magnifiques en harmonie sociale, telle que ÉMULATION, JUSTICE, VÉRITÉ, ACCORD DIRECT, ACCORD INVERSE, UNITÉ.

Émulation, élevant tout produit au plus haut degré en qualité et quantité.

Justice, moyen de satisfaire chacun en prétentions d'avancement, d'éloges, d'appui.

Vérité, passionnément exercée, et de plus obligée par impraticabilité du men¬songe.

Accord direct, par ligue des identités et des contrastes.

Accord indirect, ou absorption des antipathies individuelles, dans les affinités collectives.

Unité d'action, concours de toutes les séries aux dispositions qui conduisent à l'unité.


Le régime civilisé a toutes les propriétés opposées, langueur, injustice, fourberie, discorde, duplicité.

Le mécanisme des Séries passionnées ne repose jamais sur des illusions : il n'emploie que des ressorts franchement attrayants, et réunissant ordinairement qua¬druple charme; deux pour les sens et deux pour l'âme ; tout au moins un plaisir des sens et un de l'âme, ou deux charmes de l'âme dans les fonctions incompatibles avec le plaisir des sens.

Une Série passionnée n'est régulière, et n'acquiert les propriétés précitées qu'en remplissant trois conditions :


1° La compacité, ou rapprochement des variétés cultivées par les groupes con¬tigus. Sept groupes cultivant sept poires très différentes, comme Beuré blanc, Messirejean, Rousselet, Bery, Martin sec, Perle, Bon Chrétien, ne pourraient pas former une Série passionnée; ces groupes n'auraient ni sympathie, ni antipathie entre eux, ni rivalité, ni émulation faute de rapprochement ou compacité des espèces culti¬vées, comme seraient les trois beurés blanc, gris et vert. La passion dite Cabaliste n'aurait pas d'essor, et c'est l'une des trois qui doivent diriger toute série passionnée.

2° Les courtes séances : les plus longues bornées à deux heures. Sans cette disposition, un individu ne pourrait pas s'engager dans une trentaine de séries; dès lors les accords de répartition et le mécanisme d'attraction industrielle seraient anéan¬tis ; les longues séances entraveraient la passion dite Papillonne, manie de voltiger de plaisir en plaisir, l'une des trois qui doivent diriger toute Série passionnée, et ménager un contrepoids aux excès, par option sur double plaisir à toute heure de la journée.

3° L'exercice parcellaire : le travail de chacun doit se borner à telle parcelle de fonctions. Si la culture de la Rose-Mousseuse fournit cinq à six fonctions différentes, le groupe gérant doit y affecter cinq à six sous-groupes, qui se partageront les fonc¬tions, selon le goût de chacun. Le mode civilisé obligeant un homme à remplir toutes les fonctions d'un travail, entraverait le jeu de la passion dite Composite, ou exaltante, l'une des trois qui doivent diriger chaque série passionnée.


En somme, le mécanisme des séries se réduit à une règle bien précise, bien fixe, qui est de développer les trois passions distributives, 10e, 11e, 12e, par emploi des trois méthodes, compacité, courtes séances, exercice parcellaire; et ces méthodes ne sont autre chose que la passion même, l'effet naturel de la passion.

Je développerai cette règle dans des chapitres spéciaux : il convient de la poser dès le début, pour faire connaître qu'il n'y aura rien d'incertain ni d'arbitraire dans la théorie d'attraction industrielle et d'harmonie passionnelle. En effet, le problème est de donner libre cours aux douze passions radicales; à défaut, il y aura oppression et non harmonie. Ces douze passions tendent à former des séries où les deux classes de passions, dites sensuelles et affectueuses, seront dirigées par la classe des mécani¬santes. Il reste donc à examiner s'il est vrai qu'en formant des séries de groupes où les trois passions mécanisantes auront plein cours, on parviendra à donner également libre cours aux neuf autres passions sans aucun conflit. Dans ce cas, toutes les douze étant développées et satisfaites chez tout individu, chacun sera arrivé au bonheur, qui consiste dans le plein essor des passions. Cette doctrine, opposée à tous les systèmes civilisés, est la seule théorie conforme au vœu de la nature, aux vues présumables de Dieu, qui, il faut le redire, serait un mécanicien inepte, s'il eût créé nos passions pour entraver celles des faibles au profit des plus forts, selon la méthode civilisée et barbare.

Et dans celle que je vais proposer, on ne trouvera aucun ressort de mon invention, puisque je n'emploierai que trois des douze passions à régir tout l'ensemble, par la combinaison la plus grande et la plus économique, celle des séries de groupes, vœu unanime du cœur humain, et distribution suivie dans tout le système de la nature connue.


Chapitre III

Détails distributifs sur le personnel
des séries passionnées

Nous donnons le nom de groupe à une assemblée quelconque, même à une troupe de badauds réunis par ennui, sans passion, sans but; esprits vides, gens occupés à tuer le temps, à attendre des nouvelles. En théorie des passions, l'on entend par groupe une masse liguée par identité de goût pour une fonction exercée. Trois hommes vont dîner ensemble : on leur sert une soupe qui plaît à deux et déplaît au troisième; en ce moment ils ne forment pas un groupe, car ils sont discordants sur la fonction qui les occupe. Il n'y a pas entre eux identité de goût passionne pour la soupe servie.

Les deux à qui plaît ce potage forment un groupe FAUX. Pour être juste et sus¬ceptible d'équilibre passionnel, un groupe doit s'élever à trois au moins, être disposé comme la machine appelée balance, qui se compose de trois forces, dont la moyenne maintient l'équilibre entre les deux extrêmes. Bref, il n'y a pas groupe à moins de trois personnes homogènes en goût sur la fonction exercée.

On répond : « ces trois hommes, quoique discordants sur une bagatelle qui est la soupe, s'accordent sur l'objet essentiel de la réunion, sur l'amitié; ils sont intimes ; » en ce cas, le groupe est défectueux, car il est simple, il est réduit à un lien de l'âme. Pour l'élever au composé, il faut y ajouter un lien sensuel, une soupe qui convienne à tous trois.

« Bah ! s'ils ne sont pas d'accord sur la soupe, ils le seront sur d'autres mets. D'ailleurs, ce groupe a réellement deux liens; car, outre le lien d'amitié, ces trois hom¬mes ont celui d'ambition, de ligue cabalistique; ils se réunissent à dîner pour concerter une intrigue d'élection - voilà donc le double lien, le lien composé que vous exigez. »

Ce ne serait qu'un lien composé BATARD, formé de deux liens de l'âme; le composé PUR exige un alliage de plaisirs de l'âme et des sens, et doit être exempt de dissidence : or, ici le repas commence par une dissidence sur la soupe, et le groupe est faussé malgré le double lien. Ce sera bien pis si nous passons au pain et au vin. Les convives A, B, C, auront sur le pain des goûts très opposés, une divergence complète; par exemple, sur le degré de salaison : A veut le pain très salé, B le préfère mi-salé, C le demande peu salé. Cependant on ne leur sert qu'une sorte de pain, selon l'usage civilisé ; il en faudrait au moins neuf sortes; savoir : trois degrés en SALAISON, trois en LEVAIN, trois en CUISSON; encore faudra-t-il que ces neuf variétés de prépa¬ration soient différenciées sur trois sortes de farines ; une farine acidulée, recueillie en terrain pierreux, une farine moyenne, et une grasse, comme le gruau de Chartres. En total, il faut vingt-sept sortes de pain pour donner à un groupe de trois hommes un dîner harmonique, un service concordant avec les passions et l'attraction. On doit établir pareille échelle de variétés sur le vin, la soupe, et sur la plupart des mets qui figurent au festin.

« Eh ! s'il faut tant de raffinements dans votre nouveau monde industriel, pour donner à dîner à trois hommes, on ne pourra jamais les contenter, encore moins satisfera-t-on les huit cents millions d'habitants dont le globe est meublé. »

On se trompe : la théorie des Séries passionnées fournit le moyen de satisfaire en détail toutes ces fantaisies, et cent mille autres que créera le régime sociétaire. Aussi ai-je dit qu'un monarque civilisé se trouvera beaucoup moins heureux que le moindre des harmoniens, peuples sociétaires : un enfant de sept ans, élevé dans l'harmonie, se moquera de nos sybarites actuels ; il saura leur prouver qu'à chaque minute ils com¬mettent des fautes grossières contre le raffinement des plaisirs sensuels et animiques. Sans cette nouvelle science de développement et raffinement des passions, l'on ne parviendrait pas à former des séries bien méthodiques, aptes à remplir les trois conditions (95).

Et comme les Séries passionnées ne se composent que de groupes, il faut, avant tout, apprendre à former les groupes.

« Ha ! ha ! les groupes, c'est un sujet plaisant que les groupes : ça doit être amu¬sant les groupes ! »

Ainsi raisonnent les beaux esprits quand on parle de groupes : il faut d'abord essuyer d'eux une bordée de fades équivoques; mais que le sujet soit plaisant ou non, il est certain qu'on ne connaît rien aux groupes, et qu'on ne sait pas même former un groupe régulier de trois personnes, encore moins de trente.

Cependant nous avons de nombreux traités sur l'étude de l'homme : quelles no¬tions peuvent-ils nous donner sur ce sujet, s'ils négligent la partie élémentaire, l'analyse des groupes (III, 337) ? Toutes nos relations ne tendent qu'à former des groupes, et ils n'ont jamais été l'objet d'aucune étude.

Les civilisés ayant l'instinct du faux, étant portés à préférer toujours le faux au vrai, ont choisi pour pivot de leur système social un groupe essentiellement faux ; c'est le couple conjugal, groupe faux par le nombre borné à deux, faux par l'absence de liberté, et faux par les divergences ou dissidences de goûts, qui éclatent dès le premier jour sur les dépenses, les mets, les fréquentations, et sur cent menus détails, comme le degré de chaleur des appartements. Or, si on ne sait pas harmoniser les groupes primordiaux, ceux de deux à trois personnes, on saura encore moins har¬moniser l'ensemble.

Je n'ai parlé que des sous-groupes, dont le minimum est de trois personnes; un plein groupe, en mécanique sociétaire, doit être de SEPT au moins, parce qu'il doit contenir trois subdivisions, dites sous-groupes, dont la moyenne soit plus forte que les extrêmes qu'elle doit tenir en balance. Le groupe de sept fournit les trois divisions deux, trois, deux, appliquées à trois parcelles d'une fonction. Dans ce cas, les groupes de cieux, quoique faux, en action isolée, deviennent recevables par alliage à d'autres.

Si le centre, formé de trois personnes, est en balance avec les sous-groupes, deux et deux, formant les extrêmes, c'est que le centre est toujours affecté à la fonction la plus attrayante ; il a donc en supériorité de nombre, un, et en supériorité d'attraction, un. Dès lors son influence égale celle des quatre sectaires appliqués à deux autres fonctions.

Un groupe serait mal équilibré à six sectaires formant les divisions deux, deux, deux : son centre serait aussi faible en nombre que chaque aile ; or, il faut, en principe, renforcer le centre et faire les ailes inégales, donner à l'aile ascendante plus de nombre qu'à l'aile descendante; voici pour exemple trois divisions appliquées à douze, seize et vingt-quatre.


12 Sectaires divisés par 4, 5, 3.
16 Sectaires divisés par 2, 3-2.3, 2 - 2, 2.
24 Sectaires divisés par 2, 4, 2 - 3, 4, 2 - 2, 3, 2.


Ces divisions ne doivent pas s'établir par ordre d'un chef, mais par attraction, par emploi spontané. Il faut que l'attraction seule détermine vingt-quatre sectaires cultivant telle fleur, tel légume, à former les neuf sous-groupes indiqués, et à les affecter à autant de fonctions distinctes. C'est ce que j'ai nommé régime parcellaire au deuxième chapitre (95).

Dans cet abrégé il faudrait donner au moins trente pages à ces détails minutieux sur la distribution des groupes, et je ne veux pas excéder trois pages. D'après cette brièveté d'instructions élémentaires, on fera des fautes innombrables dans une fon¬dation sociétaire où je ne serai pas présent; les groupes, les séries chancelleront, manqueront d'attraction, seront divergents et faussés en tous sens; on en accusera ma théorie et bien à tort, il faudra accuser la tyrannie de l'opinion qui ne permet pas aux inventeurs de donner des théories suffisantes. On accorde un espace de cinq à six volumes à un Traité de chimie, de botanique et même à un roman; on permet à peine un volume à l'inventeur de la science d'où dépend le sort du genre humain ! Continuons.

Les séries se distribuent de la même manière que les groupes; elles opèrent sur les groupes comme ceux-ci opèrent sur les individus. Elles doivent contenir au moins cinq groupes. Le nombre vingt-quatre est le plus bas qui puisse fournir une série complète ; la division donnée plus haut pour vingt-quatre sectaires, remplit sept con¬ditions exigibles, savoir :


Les trois groupes 2, 4, 2, - 3, 4, 2 - 2, 3, 2. inégaux.
Le central plus fort que chacun des extrêmes.
L'extrême supérieur plus fort que l'inférieur.
Les deux extrêmes subdivisés en trois termes.
Le moindre groupe élevé au minimum de sept membres.
Les sous-groupes de chaque terme renforcés sur le centre.
Les trois groupes en progression régulière de 7, 8, 9.

Cette série est donc rigoureusement exacte, quoique limitée au plus petit nombre possible : vingt-trois ne pourrait remplir ni la troisième ni la sixième condition.

Un groupe est suffisant à sept, mais il est plus parfait à neuf, et peut ajouter à ses trois sous-groupes un pivot ou chef, et un ambigu ou sectaire de transition ; exemple :


Transition 1 ambigu,
Aile supérieure 2 bacheliers,
Centre 3 adeptes,
Aile inférieure 2 novices,
Pivot 1 chef


Cette distribution s'établit naturellement dans toute réunion d'industrie ou de plaisir, si on y donne libre cours aux passions et instincts. L'homme étant par instinct ennemi de l'égalité, et enclin au régime hiérarchique ou progressif, cette échelle gra¬duée s'établira dans une série de neuf groupes, comme dans un groupe de neuf individus, s'il y a pleine liberté.

Les nombres sept et vingt-quatre étant le minimum d'un groupe complet et d'une série complète, il faut, pour établir un service actif sur ce nombre, suppléer aux mala¬des et absents, élever au moins le groupe à douze et la série à quarante sectaires, moyennant quoi l'on pourra avoir des chefs et sous-chefs, des ambigus et sous-ambigus.

Dans toute série, l'aile ascendante se compose des groupes exerçant sur les genres les plus mâles; l'aile descendante comprend les genres bénin et trivial; le centre con¬tient les genres les plus nobles et les plus attrayants, parce qu'il doit, je l'ai dit, contrebalancer les deux ailes par double supériorité, en nombre de sectaires et en dose d'attraction. Exemple tiré d'une série de poiristes.


Ambigu, 4 groupes cultivant coings, sortes bâtardes.
Aile asc, 10 = cultivant poires cassantes.
Centre, 12 = cultivant poires fondantes.
Aile desc, 8 = cultivant poires farineuses.
Pivot, 2 = d'état-major en industrie et en apparat.


L'ensemble des séries formant une phalange se divise en neuf degrés ou puis¬sances, savoir :


1° de classe, 5° de variété, d'ambigu,
2° d'ordre, 6° de ténuité, d'infinitésimal.
3° de genre, 7° de minimité,
4° d'espèce,


Il serait trop long d'entrer dans les détails qu'exige ce sujet, et il est inutile de les donner trop courts sur une matière si neuve : j'en parlerai à l'occasion. (Voyez pour détails sur le mode ambigu, IV, 328, et sur le mode infinitésimal, IV., 333.)

Insistons sur l'étourderie de cette civilisation qui prétend avoir étudié l'homme, et qui a oublié d'analyser les groupes, leurs propriétés contrastées (III, 344), leurs essors en divers degrés (III, 352). C'est une gaucherie de même force que si, en agriculture, on eût oublié les graminées ; et que le blé, l'orge, l'avoine fussent encore dédaignés, méconnus, comme le café l'a été pendant plusieurs mille ans, jusqu'à ce que des chè¬vres par leur ivresse en eussent décelé les propriétés.

Le monde savant a ce caractère de servilité, persistance dans un préjugé, parce que tel maître en était imbu. Aristote n'a pas fait mention du café, vingt siècles sui¬vants en concluent que le caféier et sa fève ne sont pas dignes d'attention. Platon n'a fait aucune analyse des groupes, donc les groupes ne sont pas dignes d'étude. Ainsi opine le génie civilisé; puis il prétend avoir perfectionné la raison !!!



Chapitre IV

Détails distributifs sur les relations
des groupes d’une série

Si le mécanisme des Séries passionnées est un nouveau monde social, c'est surtout par sa faculté de faire naître les économies et les bénéfices de toute disposition qui serait ruineuse dans l'état civilisé; par exemple : s'il fallait chez nous fournir à dîner vingt-sept sortes de pain (voyez précédemment) et une trentaine y compris les ambigus, tels que pain de seigle, d'orge ou autre, puis fournir ces pains en trois degrés d'âge, en frais, en mixte, en rassis, total quatre-vingt-dix sortes, ce serait de quoi ruiner un Lucullus ; et pourtant cet immense assortiment devient économique dans les Séries passionnées en ce qu'il favorise l'attraction industrielle qui n'existerait pas, si on ne fabriquait qu'une ou deux sortes de pain.

Il en est de même des gens en place ou officiers, si dispendieux en civilisation : leur affluence est une voie de concorde et d'émulation dans l'état sociétaire ; ils y deviennent plus productifs que les subalternes; on en crée par cette raison triple et quadruple corps : remarquons-en seulement deux sortes, ceux d'industrie et ceux d'apparat, toutes deux indispensables dans chaque série.

On choisit pour officiers de direction industrielle les sectaires instruits, exercés; et pour officiers d'apparat, les sectaires opulents qui peuvent représenter, faire de la dépense et donner du lustre à la série.

En civilisation les chefs ne dépensent rien pour les administrés; au contraire : s'il y a un repas d'étiquette à offrir au nom d'une ville, la municipalité le dirige, mais elle n'y contribue que de son appétit, et le publie paie le repas sans en goûter, heureux encore s'il ne paie que les frais réels qu'on fait si souvent mousser au double de ce qu'a coûté la fête.

Dans une Série passionnée, l'emploi des officiers d'apparat est fort différent ; ce sont eux qui paient pour la masse de la série admise gratuitement au festin. Ils con¬tribuent de même pour des dépenses plus importantes, comme celle d'achat des plants et graines ; leur libéralité serait bien ignoble, si elle se bornait au rôle d'Amphitryon donnant à dîner. Toutefois les repas de corps coûtent fort peu en association, car on déduit sur le prix tout ce qu'auraient coûté les convives s'ils eussent mangé à leurs tables d'abonnés en première, deuxième et troisième classe; on déduit en outre tous les restes qui sont livrés à moitié prix aux tables de troisième classe.

La dualité d'officiers, en apparat et industrie, a lieu pour les groupes comme pour les séries ; chaque série a ses capitaine, lieutenant et sous-lieutenant d'apparat, ses recteur, vice-recteur et sous-recteur d'industrie; il en est de même pour chaque groupe.

En outre, dans les diverses fonctions, d'apparat ou de gestion, l'on établit partout l'état major et l'état minor. Plus on crée d'officiers en harmonie, plus on obtient de bénéfice ; effet opposé au régime civilisé, où les chefs ne sont le plus souvent que des sangsues dont il faut restreindre le nombre.

La dualité d'officiers plaît beaucoup aux trois classes riche, moyenne et pauvre ; démontrons :

L'homme riche y gagne en revenu, en dividende affecté au capital, ce produit s'accroît en raison de l'enthousiasme qu'on apporte au travail. Pour électriser le peuple en industrie, il faut des chefs qui mettent la main à l'œuvre, et qui contribuent de leur bourse au soutien d'une fonction adoptée passionnément par la série entière.

Le pauvre y trouve l'avantage de travaux joyeux, produits et dividendes copieux, insouciance fondée sur la garantie du minimum que remboursera l'attraction indus¬trielle, repas de corps gratuits à la fête de chaque groupe ou série : et comme les repas splendides coûtent fort peu en association (cela sera prouvé), un individu pauvre figure dans le cours de l'année à une cinquantaine de repas de corps, en chère de première classe ; c'est un moyen de communiquer au peuple les mœurs polies des supérieurs. Au reste, le peuple harmonien jouit, même aux tables de troisième classe, d'une chère préférable à celle des bons ménages de civilisation, tous privés de l'assor¬timent gradué sur chaque mets.

La pluralité en espèces de chefs présente une autre amorce à la classe pauvre, c'est l'attrait des fonctions mythologiques ou demi-Dieux qu'élit chaque série, chaque grou¬pe : c'est un apanage de la jeunesse pauvre : mais cette coutume ne s'établira pas dans la phalange d'essai. La classe moyenne participant des deux autres, ses intérêts se confondent ici avec les leurs.

La fonction d'officiers, en régime sociétaire, s'étend aux trois sexes masculin, féminin et neutre ou impubère. Toute Série passionnée élit ses chefs en proportion de sexes ; et comme plusieurs séries se composent de femmes ou d'enfants, exclusive¬ment ou en grande majorité, aucune réunion d'un seul sexe ne va chercher ses officiers dans l'autre à moins de nécessité. Cent femmes qui cultivent un champ d'œillets pour la parfumerie n'iront pas appeler un pédant masculin pour les présider, soit en travail, soit en conseil, soit en parade : mais si leur série se compose de deux ou trois sexes, elle mélangera en proportion son corps d'officiers : du reste tout est libre dans ces choix, l'utilité en est la seule règle.

Je franchis divers détails sur les rangs des séries; elles ne se classent pas selon la masse de produit : celle des vergers qui est énormément productive est une des dernières en échelle de rétribution, parce qu'elle attire très fortement ; et celle de l'opéra, que nous jugerions superflue, est une des plus rétribuées, parce qu'elle est la plus utile en éducation sociétaire.

Il conviendrait de parler ici des séries et groupes d'ambigu; c'est un des mille sujets qu'il est force de supprimer dans un abrégé. L'ambigu ou lien mixte, lien de transition, est un genre déshonoré par nos préjugés, et pourtant on ne peut pas former de série régulière sans y introduire aux deux extrêmes, des groupes d'ambigu et même de sous-ambigu. Il faut que la nature fasse grand cas de l'ambigu, puisqu'elle l'a prodigué dans toutes ses créations, comme on le voit par les amphibies, l'orang-outang, le poisson volant, la chauve-souris, l'anguille et tant d'autres, dont le plus notable est la chaux, lien du feu et de l'eau.

Terminons par le tableau des accords et discords d'une Série passionnée d'ordre simple. Je suppose ici trente-deux groupes cultivant les variétés d'un végétal :

L'affinité ou sympathie de contraste s'établit de chaque groupe à celui qui est placé à distance de moitié en échelle générale, tels sont 1 et 13, 2 et 14, 5 et 17, 9 et 21.

La sympathie sera moins forte de 1 à 12 et 14, de 5 à 16 et 18, moindre encore de 1 à 11 et 15, de 5 à 15 et 19. Elle ira ainsi en déclinant jusqu'aux deux quarts d'échelle, où elle cessera, de sorte que 13 n'est plus sympathique avec 7 et 19, encore moins avec 8 et 18, où commence une légère antipathie; elle s'accroît de 13 à 9 et 17, et l'échelle de discord se renforce Consécutivement au point de former une antipathie très prononcée de 13 à ses deux Contigus, 12 et 14; elle est un peu moins forte de 13 à ses sous-contigus 11 et 15, et ainsi de suite.

L'échelle des sympathies et antipathies n'est pas la même dans les groupes extrêmes, 1 à 3, 23 à 25, que dans les groupes de centre; mais l'examen de ces variantes nous conduirait au-delà des limites d'un abrégé; qu'il suffise de dire que trente ans d'étude et d'instinct du métier, m'ont appris à connaître en tous détails le grimoire des Séries passionnées, des accords et discords de leurs groupes, des contrepoids à établir sur tous les points de la série. Il faut attendre les sections suivantes pour juger si je connais à fond cette théorie. Provisoirement je me borne à dire aux fondateurs présomptifs, que là où je serai, la mécanique marchera bien et ne fera pas une faute, malgré l'absence de moyens suffisants. Là où je ne serai pas, on commettra cent maladresses, les mauvais pilotes feront chavirer la barque, et s'en prendront à moi, de qui ils n'auront pas suivi les instructions, ou bien ils échoueront faute de détails que l'opinion m'interdit en me limitant à un volume.

Achevons sur les notions élémentaires. Le groupe de pivot >< est en sympathie avec tous les groupes, excepté les sous-pivotaux, Y et Y ; ><, exerce sur une variété dont l'excellence et la supériorité sont si frappantes (tel serait le beuré gris parmi les poires), que les variétés vicinales 11, 12, 13, 14, 15, consentent à lui céder le pas, pour se faire valoir chacune contre ses rivales en échelons contigus et sous-contigus. Les groupes de sous-pivot Y et Y sont naturellement en accord de contraste, comme chefs des deux ailes liguées contre le centre. Le contre-pivotal X n'est en sympathie avec aucun autre groupe, excepté avec le pivotal >< ; mais il n'est antipathique avec aucun. (En série de poiristes, le groupe de contre-pivot serait celui qui cultive la grosse poire dure, immangeable quand elle est crue.) Le groupe de diffraction D est en demi-accord avec tous les autres. (La diffraction est miroir inverse du pivot. L'albinos est diffraction de l'homme blanc faux, qui est l'européen noircissant au soleil ; le renne est diffraction du cerf : glissons sur ce sujet.) Les groupes de transition K et K sont en accord avec l'aile qu'ils terminent, et avec celle d'une autre série avec qui ils sont en contact. Ainsi, le groupe du brugnon ou prune-pêche s'accorde avec une aile de la série des prunes, et une aile de celle des pêches. J'ai suppose ici une série très régulière, cultivant toutes les sortes d'un végétal. Si par inconvenance de terrain, elle ne cultivait que certaines variétés d'une espèce, les accords et discords pourraient changer de proportion dans diverses branches. Mais lorsqu'on explique les règles du mécanisme, on spécule toujours sur des séries intégrales. (Voyez sur les variantes d'accords le chap. VII, Sériés faussées.) Dans toutes les sortes de Séries passionnées (il en est de beaucoup d'espèces, tant en ordre libre qu'en mesuré), les accords de passions et de sympathie, dont les règles semblent aux civilisés un grimoire impénétrable, sont au contraire un mécanisme organisé selon des méthodes géométriques. Les civilisés, sur ce problème comme sur tout autre, ne voient la nature qu'en mode simple; ils croient toutes les sympathies permanentes; il en est de permanentes, d'occasionnelles, de périodiques, etc., etc. Ce calcul est un des nouveaux mondes scientifiques, dont le génie civilisé n'a pas dû s'ouvrir l'accès, mais qui n'a rien d'impénétrable, comme on se le persuade : toute la nature est une immense mécanique de sympathies et antipathies très méthodiquement réglée et très pénétrable au génie, pourvu qu'il étudie préalablement les deux théories de l'attraction passionnée et de l'association dont nos beaux esprits n'ont jamais voulu s'occuper. Ils en sont bien dupes aujourd'hui, mystifiés depuis vingt ans par les menées de la secte Owen, qui met en crédit des sophismes sur l'association, et étouffe la recherche de la méthode naturelle dont l'essai serait, pour tous les savants et artistes, une source d'immense fortune. Section I : Analyse de l’attraction passionnée Deuxième notice Distribution du passionnel des séries Chapitre V Des trois passions distributives ou ressorts organiques d'une Série passionnée. Ce ne sera pas en distribution matérielle des séries qu'on éprouvera de la difficulté ; d'ailleurs je pourrai ajouter beaucoup d'instructions à celles des quatre cha¬pitres que je viens de donner sur ce sujet. L'obstacle à redouter tiendra au jeu de certaines Passions que les moralistes vou¬dront entraver ; et cependant la Série la mieux formée perdrait toutes ses propriétés d'Attraction industrielle, Accord direct des inégalités, Accord indirect des antipathies, etc., si on négligeait d'y développer combinément les trois ressorts que j'ai nommés Passions mécanisantes ou distributives. Si l'une des trois est entravée dans une série, la série est faussée, les accords et l'attraction industrielle sont faussés de même, et réduits à des simulacres qui feraient avorter le principal équilibre, celui de répartition. Définissons ces trois Passions : Je commence par la Papillonne : c'est le besoin de variété périodique, situations contrastées, changements de scène, incidents piquants, nouveautés propres à créer l'illusion, à stimuler sens et âme à la fois. Ce besoin se fait sentir modérément d'heure en heure et vivement de deux en deux heures. S'il n'est pas satisfait, l'homme tombe dans la tiédeur et l'ennui. C'est sur le plein essor de cette passion que repose une branche de bonheur attri¬buée aux sybarites parisiens, l'art de vivre si bien et si vite, la variété et l'enchaîne¬ment des plaisirs, enfin la rapidité du mouvement, bonheur dont les Parisiens sont infiniment loin. (Voyez IV, 535, le parallèle d'une journée d'harmonien avec la journée la plus heureuse que puisse espérer un civilisé, l'impossibilité où est celui-ci de s'élever un seul jour de sa vie au degré de bonheur dont jouit chaque jour le moins fortuné des Harmoniens.) En opérant par séances très courtes de une heure et demie, deux heures au plus, chacun peut exercer dans le cours de la journée, sept à huit sortes de travaux attrayants, varier le lendemain, fréquenter des groupes différents de ceux de la veille; cette méthode est le vœu de la onzième passion dite Papillonne qui tend à voltiger de plaisir en plaisir, éviter les excès où tombent sans cesse les civilisés qui prolongent un travail pendant six heures, un festin six heures, un bal six heures et durant la nuit, aux dépens de leur sommeil et de leur santé. Ces plaisirs civilisés ne sont toujours que des fonctions improductives, tandis que l'état sociétaire applique la variété de plaisirs aux travaux devenus attrayants. Décrivons cet alternat par le tableau de deux journées d'harmoniens, un pauvre et un riche. heures. JOURNÉE DE LUCAS AU MOIS DE JUIN. à 3 1/2 lever, préparatifs, à 4 séance à un groupe des écuries. à 5 séance à un groupe de jardiniers. à 7 le déjeuner. à 7 1/2 séance au groupe des faucheurs. à 9 1/2 au groupe des légumistes sous tente à 11 séance à la série des étables. à 1 LE DÎNER. à 2 séance à la série des silvains. à 4 séance à un groupe de manufacture. à 6 séance à la série d'arrosage. à 8 séance la bourse. à 8 1/2 le souper. à 9 séance fréquentation amusante. à 10 séance le coucher. Nota. On tient la bourse dans chaque phalange, non pas pour agioter sur la rente et les denrées, mais pour négocier les réunions de travail et de plaisir. J'ai supposé ici une journée à trois repas seulement, comme le seront celles des débutants en harmonie - mais quand elle sera en plein exercice, la vie active, l'habi¬tude des séances courtes et variées donnera un prodigieux appétit : les êtres nés et élevés dans l'harmonie seront obligés de faire cinq repas, et ce ne sera pas trop pour consommer l'immense quantité de vivres que produira ce nouvel ordre, où les riches variant leurs fonctions plus fréquemment que les pauvres ont plus d'appétit et de vigueur. C'est en tout point le contraire du mécanisme civilisé. Je vais décrire en cadre de cinq repas une journée d'homme riche, exerçant des fonctions plus variées que celles du précédent qui est un des villageois enrôlés au début. JOURNÉE DE MONDOR EN ÉTÉ heures sommeil de 10 1/2 du soir à 3 h du matin. à 3 1/2 lever, préparatifs. à 4 Cour du lever public, chronique de la nuit. à 4 1/2 le Délité, 1er repas suivi de la parade industrielle. à 5 1/2 séance au groupe de la chasse. à 7 séance au groupe de la pêche. à 8 le Déjeuner, les gazettes. à 9 séance à un groupe de culture sous tente. à 10 séance à la messe. à 10 1/2 séance au groupe de la faisanderie. à 11 1/2 séance à la bibliothèque. à 1 LE DÎNER. à 2 1/2 séance au groupe des serres fraîches. à 4 séance au groupe des plantes exotiques. à 5 séance au groupe des viviers. à 6 le Goûter à la campagne. à 6 1/2 séance au groupe des mérinos. à 8 séance la bourse. à 9 LE SOUPER, 5e repas. à 9 1/2 séance cours des arts, concert, bal, spectacle, réceptions. à 10 1/2 le coucher. On ne voit dans ce tableau que très peu d'instants laissés au sommeil : les harmoniens dormiront fort peu; l'hygiène raffinée, jointe à la variété des séances, les habitueront à ne pas se fatiguer dans les travaux ; les corps ne s'useront pas dans la journée, n'auront besoin que d'un sommeil très court et s'y habitueront dès l'enfance, par une affluence de plaisirs auxquels la journée ne pourra pas suffire. Pour faciliter les déplacements fréquents qu'exige ce genre de vie, on ménage, dans tous les corps de bâtiments d'un phalanstère ou édifice de la phalange, des rues-galeries au premier étage et au bas, chauffées par tuyaux en hiver, et rafraîchies en été; puis, des couloirs sur colonnes entre les corps parallèles, et des souterrains sablés communiquant du phalanstère aux étables; moyennant quoi l'on peut parcourir à cou¬vert les salles, ateliers et étables, sans savoir s'il fait chaud ou froid au-dehors. Dans la campagne, on emploie de grandes voitures légères à dix-huit personnes pour le transport des groupes agricoles. Quelques civilisés prétendent que cette distribution sera bien coûteuse : elle coûtera infiniment moins que les frais actuels de vêtements et voitures, mouillage et boue, rhumes, fluxions et fièvres, gagnées par les brusques transitions et les excès. D'autres disent que la fréquente variété de séances consumera beaucoup de temps en déplacements : il en coûtera de cinq à quinze minutes, moins d'un quart d'heure en moyen terme, pour les déplacements champêtres, et moitié moins à l'intérieur. Ceux qui regrettent ce chômage sont comparables à celui qui proposerait de supprimer le sommeil, parce que c'est un temps perdu pour l'industrie. C'est accélérer l'industrie, que de lui ménager des repos : le travail passionné des harmoniens sera ardent, ils feront en une heure ce que ne font pas en trois heures nos salariés lents, maladroits, ennuyés, musards, s'arrêtant et s'appuyant sur leur bêche dès qu'ils voient passer un oiseau. L'ardeur des harmoniens au travail deviendrait un excès nuisible, si elle n'était tempérée fréquemment par les relâches qu'exige le changement de séance. Mais les critiques veulent toujours juger le mécanisme sociétaire d'après les coutumes et moyens du système civilisé. Je passe aux deux autres Passions mécanisantes. La Cabaliste et la Composite sont en contraste parfait la première est une fougue spéculative et réfléchie ; la deuxième est une fougue aveugle, un état d'ivresse, d'en¬traînement qui naît de l'assemblage de plusieurs plaisirs des sens et de l'âme, goûtés simultanément. La Cabaliste, ou esprit de parti, est la manie de l'intrigue très ardente chez les ambitieux, les courtisans, les corporations affiliées, les commerçants, le monde galant. L'esprit cabalistique a pour trait distinctif de mêler toujours les calculs à la passion : tout est calcul chez l'intrigant; ne fût-ce qu'un geste, un clin d’œil, il fait tout avec réflexion et pourtant avec célérité. Cette ardeur de la 10e passion, dite Cabaliste, est donc une fougue réfléchie, formant le contraste de la fougue aveugle qui est le propre de la Composite, 12e passion. Chacune des deux stimule les groupes d'une Série industrielle par deux impulsions contrastées. La Cabaliste est pour l'esprit humain un besoin si impérieux, qu'à défaut d'intrigues réelles, il en cherche avidement de factices, au jeu, au théâtre, dans les romans. Si vous rassemblez une compagnie, il faut lui créer une intrigue artificielle en lui mettant les cartes à la main, ou en machinant une cabale électorale. Il n'est rien de plus malheureux qu'un homme de cour exilé en province, en petite ville bourgeoise et sans intrigue. Un marchand retiré du commerce et isolé tout à coup des cabales mercantiles qui sont nombreuses et actives, se trouve, malgré sa fortune, le plus mal¬heureux des hommes. La propriété principale de la Cabaliste, en mécanique de série, c'est d'exciter les discords ou rivalités émulatives entre les groupes d'espèce assez rapprochée pour se disputer la palme et balancer les suffrages. On ne verra pas s'accorder les groupes cultivant le beuré blanc précoce, le blanc tardif, le vert piqué; ces groupes contigus en nuances sont essentiellement jaloux et discordants. Il en sera de même des trois groupes cultivant les reinettes jaune, grise et verte. Le discord des nuances contiguës est loi générale de la nature : la couleur écarlate s'allie fort mal avec ses contiguës, cerise, nacarat, capucine; mais fort bien avec ses opposées, bleu foncé, vert foncé, noir, blanc. La note RE ne s'accorde point avec UT dièze, ni avec MI bémol qui lui sont contigus, très peu avec UT et MI naturels qui lui sont sous-contigus. Redisons qu'il faut en harmonie sociétaire des discords comme des accords. Mais les discords ne peuvent pas éclater entre groupes de nuances peu voisines comme ceux qui cultiveront la poire-perle et la poire-orange. Il existe déjà entre ces deux petites poires une différence trop saillante pour faire naître l'hésitation des juges; ils diront qu'elles sont bonnes toutes deux, mais trop peu rapprochées pour prêter au parallèle : dès lors la jalousie, l'esprit de parti n'éclateront pas entre les deux groupes qui les cultivent, on. manquera le jeu de la Cabaliste. Il faut donc, dans toute Série passionnée, soit d'industrie, soit de plaisir, former une échelle de fonctions très rapprochées en nuances, l'échelle compacte ou serrée. C'est un moyen sûr de donner un essor actif à la Cabaliste, élever chaque produit à une haute perfection, exciter une ardeur extrême dans les travaux, une grande intimité parmi les sociétaires de chaque groupe. On manquerait ce brillant résultat si on n'excitait pas le raffinement de goûts parmi les consommateurs comme parmi les producteurs. Que servirait aux Harmo¬niens la grande perfection de culture dans chaque variété de produit, s'ils avaient affaire à un public moraliste et uniforme en ses goûts, ne mangeant que pour modérer ses passions, et s'interdisant tout raffinement de sensualité, pour le bien de la morale répressive ? Dans ce cas, la perfection générale des cultures tomberait faute d'appré¬ciateurs, l'esprit cabalistique perdrait son activité parmi les groupes de producteurs et préparateurs, l'industrie agricole retomberait dans la grossièreté, comme aujourd'hui où l'on trouve à peine un centième des civilisés aptes à juger de l'excellence d'une denrée; d'où il résulte que le vendeur qui fausse les qualités a quatre-vingt-dix-neuf chances de vente contre une de refus : de là vient que tous les comestibles sont si mauvais en civilisation. Pour obvier à ce désordre, l'état sociétaire élèvera les enfants à l'esprit cabalistique en trois emplois, en consommation, en préparation et en production. Il les habituera dès le bas âge à développer et motiver leurs goûts sur chaque mets, chaque saveur et chaque sorte d'accommodage; exiger sur les moindres comestibles des apprêts variés selon les divers goûts, former enfin l'échelle cabalistique en consommation, pour l'étendre par suite aux travaux de préparation, conserve et production. Cette variété de goûts, qui serait très ruineuse en civilisation, devient économique et productive en association ; elle y procure le double avantage D'exciter l'attraction industrielle, Faire produire et consommer par séries. Le mécanisme des Séries passionnées tomberait dès l'instant où il ne s'étendrait, pas à la consommation : heureusement c'est là qu'il est le plus aisé de l'introduire par deux échelles ou séries de goûts, une sur les apprêts, une sur les qualités. Cette échelle d'exigences naît d'elle-même partout où on laisse libre cours aux impulsions naturelles. Par exemple, dans une auberge où chacun paie son écot, et où il n'y a ni père, ni maître, ni influence qui oblige à dissimuler sa fantaisie, vous verrez, sur les moindres mets, sur une salade, sur une omelette, plusieurs goûts se manifester, désirer jusqu'à dix et douze variétés; presque autant de variétés que d'individus, si leur nom¬bre n'excède pas sept. Ainsi le penchant aux préparations graduées, ou cuisine par série, éclate partout où on ne le contraint pas. je sais qu'il serait impossible en civilisation de satisfaire cette multiplicité de goûts ; chaque ménage se ruinerait à faire une demi-douzaine de cuisines différentes pour le père la mère, les enfants, les domestiques; c'est par cette raison que le père appelle à son secours la morale, qui prouve qu'on doit avoir des goûts uniformes qu'il dicte à sa volonté. Cela est bien en civilisation; mais nous allons parler d'un ordre où les variétés échelonnées seront plus économiques en préparation, et beaucoup plus productives en culture; on n'aura donc pas besoin d'entremettre la morale pour étouffer ce penchant. En conséquence, la phalange d'essai devra s'attacher à provoquer parmi le peuple une grande variété de goûts sur tous les comestibles; on l'habituera à graduer les fantaisies en échelle compacte, en nuances minutieusement distinguées, et très rap¬prochées. Sans cette échelle compacte, on ne parviendrait pas à établir, entre les groupes contigus de chaque série, des discords développant la passion dite Cabaliste, l'une des trois qui doivent diriger les séries. La Composite ou exaltante crée les accords d'enthousiasme. Il ne suffirait pas du ressort de cabale, ou esprit de parti, pour électriser les groupes dans leurs travaux : il faut mettre en jeu les deux contrastes, la fougue réfléchie de la Cabaliste, et la fougue aveugle de la Composite, qui est la plus romantique des passions, la plus ennemie du raisonnement. J'ai dit qu'elle naît de l'assemblage de plusieurs plaisirs des sens et de l'âme, goûtés simultanément. Elle est Composite bâtarde quand elle se forme de plusieurs plaisirs d'un seul ordre, tous sensuels ou tous animiques. Il faut que cette passion s'applique à tous les travaux sociétaires, que la Composite et la Cabaliste y remplacent les vils ressorts qu'on met en jeu dans l'industrie civilisée, le besoin de nourrir ses enfants, la crainte de mourir de faim, ou d'être mis en réclusion dans les dépôts de mendicité. Au lieu de ces mobiles abjects, l'ordre sociétaire sait, par emploi continuel des trois passions mécanisantes, et surtout de la Composite, animer chaque groupe indus¬triel d'un quadruple charme; savoir : deux illusions pour les sens et deux pour l'âme ; en tout, quatre sympathies entre les sectaires d'un même groupe Les deux sympathies de l'âme consistent dans les accords d'identité et de contraste. Il y a accord d'identité entre les sectaires d'un groupe : ils sont nécessairement identiques d'opinion en faveur d'une fonction qu'ils ont choisie passionnément, et qu'ils peuvent quitter librement ; l'accord d'identité devient un charme puissant lorsqu'on se voit secondé par une troupe de coopérateurs, zélés, intelligents, bien¬veillants, au lieu de ces mercenaires gauches et grossiers, de ces fripons déguenillés qu'il eût fallu s'adjoindre en civilisation. La présence d'une compagnie gracieuse et amicale fait naître une vive ardeur à l'ouvrage, pendant la courte séance, un empressement à s'y retrouver, et à se réunir quelquefois dans des repas de groupe, aux époques où le travail est interrompu. Le second charme de l'âme est celui du contraste : j'ai dit et je dois répéter que, pour le faire naître parmi les divers groupes industriels d'une série, il faut les échelonner par nuances consécutives et rapprochées, employer l'ordre compacte et serré d'où naissent les discords de chaque groupe avec ses contigus, et les accords avec les groupes opposes au contre-centre. (Voyez sur ce sujet le tableau d'une série libre et complète, qui est placé à la fin du chapitre IV.) Outre les deux sympathies de l'âme, en identité et contraste, un groupe industriel doit être stimulé par deux autres véhicules de charme sensuel, qui sont le charme de perfection spéciale, ou excellence à laquelle chaque groupe élève son produit, et l'orgueil des louanges qu'il en reçoit, puis le charme de perfection collective, ou luxe d'ensemble qui règne dans les travaux et produits de la série entière. Quelques groupes peuvent manquer d'un de ces quatre charmes ou le posséder faiblement ; peu importe, car il suffit déjà de deux charmes pour créer l'Attraction industrielle : on verra d'ailleurs qu'elle a beaucoup d'autres sources, et j'en compterai au-delà de douze dans les chapitres suivants. Il est dans l'ordre que l'industrie socié¬taire présente des amorces aussi nombreuses que les dégoûts de l'industrie civilisée. Cet aiguillon de charmes sensuels et spirituels sera incomplet, peu actif dans la phalange d'essai; mais on y en verra de beaux germes croissant rapidement; et ces lueurs suffiront à faire entrevoir le haut degré où s'élèvera le charme industriel, quand le nouvel ordre aura acquis de la consistance, et roulera sur une génération élevée en harmonie, préservée de la double disgrâce dont les enfants sont frappés par l'édu¬cation civilisée, qui perclut les corps par la fausse gymnastique, et les âmes par les préjuges. Pour résumer sur ces trois passions dites mécanisantes qui sont les trois ressorts organiques d'une Série industrielle, observons que, si elles ne sont pas développées toutes trois combinément, l'Attraction industrielle ne naîtra pas, ou bien si elle appa¬raît, ce sera pour s'amortir peu à peu, et s'évanouir bien vite. Ainsi la condition à remplir pour s'élever à l'industrie attrayante, est d'abord de former des séries de groupes subordonnées au jeu de ces trois passions : Rivalisées par la CABALISTE, ou fougue réfléchie qui engendre les discords entre groupes contigus, pourvu que l'échelle des groupes soit compacte, formée de goûts et de fonctions très rapprochées en variétés. Exaltées par la COMPOSITE, ou fougue aveugle, qui naît du charme des sens et de l'âme, quand ces deux sortes de charmes sont réunis et soutenus des quatre accords cités plus haut. Engrenées par la PAPILLONNE, qui est le soutien des deux autres, et maintient leur activité par les courtes séances, par les options de nouveau plaisir qu'elle présente périodiquement, avant qu'on n'arrive à la satiété ni même à la tiédeur. J'insiste sur l'importance de la Papillonne, qui est la plus proscrite; sur la nécessité des séances courtes et variées, principe qui condamne toute l'industrie civilisée : observons les effets de cette méthode en matériel et en passionnel. EN MATÉRIEL, elle produit l'équilibre sanitaire : la santé est nécessairement lésée, si l'homme se livre douze heures à un travail uniforme, tissage, couture, écriture ou autre qui n'exerce pas successivement toutes les parties du corps et de l'esprit. Dans ce cas, il y a lésion même par le travail actif de culture, comme par celui de bureau : l'un excède les membres et viscères, l'autre vicie les solides et fluides. C'est pis si le travail actif ou inactif est continu pendant des mois, des années entières. Aussi voit-on dans certains pays un huitième de la population ouvrière affligée de hernies, indépendamment des fièvres nées d'excès et de mauvaise nourri¬ture. Diverses fabriques de produits chimiques, de verrerie et même d'étoffes, sont un véritable assassinat des ouvriers, par le seul fait de continuité du travail. Il serait exempt de danger, si on n'y employait que de courtes séances de deux heures, tenues seulement deux ou trois fois par semaine. La classe riche, faute de ce régime, tombe dans d'autres maladies ; apoplexie, goutte, rhumatisme, inconnues du pauvre cultivateur. L'obésité, si commune chez les riches, dénote un vice radical d'équilibre sanitaire, un régime contre nature dans leurs travaux comme dans leurs plaisirs. La destination sanitaire de l'homme est dans cette variété perpétuelle de fonctions qui, exerçant tour à tour chaque faculté du corps et de l'esprit, maintiendrait chez toutes l'activité et l'équilibre. C'est précisément le but que manquent les sybarites parisiens., tout en se flattant de savoir vivre si bien et si vite, genre de vie qui n'est réservé qu'aux Séries passionnées et dont les Parisiens ne connaissent que le désir sans avoir aucune idée de la CHOSE. EN PASSIONNEL, la Papillonne produit l'accord des caractères, même des contraires; exemple : A et B sont deux personnages d'humeur incompatible, mais il arrive que sur soixante groupes que fréquente A, il s'en trouve un tiers, vingt où ses intérêts coïncident avec ceux de B, et où il tire parti des goûts de B quoique opposes aux siens. Il en est ainsi des goûts de B à l'égard de A; dès lors sans s'aimer ils ont l'un pour l'autre des ménagements, de la considération, une protection intéressée. Ainsi l'intérêt qui désunit les amis dans l'état civilisé, réunit les ennemis mêmes dans l'état sociétaire : il y concilie les caractères antipathiques, par coopération indi¬recte, née de l'engrenage ou papillonnage de fonctions qu'opèrent les courtes séances. C'est par cette brièveté de séances qu'une série, ne fût-elle que de trente per¬sonnes, peut introduire ses sectaires dans cent autres séries, former avec elles des liens d'amitié et d'intérêt. On verra que cet engrenage est indispensable pour arriver aux deux buts principaux qui sont 1° la répartition équitable du triple dividende affecté au capital, au travail et au talent, 2° l'accord parfait en intérêt par voie de la cupidité qui est aujourd'hui la plus féconde source de discordes. C'est donc par emploi de la passion la plus proscrite des philosophes, de la Papillonne, que nous allons résoudre tous les problèmes sur lesquels ils ont échoué. Combien ils vont se désespérer de n'avoir jamais fait le calcul des courtes séances et des résultats qu'elles produiraient! Il faut être comme les moralistes, ennemi de la nature et de l'évidence, pour nier ce besoin de variété, qu'on voit dominer même en affaires matérielles. Toute jouis¬sance longtemps prolongée devient abusive, émousse les organes, use le plaisir : un repas de quatre heures ne se terminera pas sans excès; un opéra de quatre heures finit par affadir le spectateur. L'âme est exigeante autant que le corps sur cette variété; aussi les cœurs sont-ils très sujets au variable chez la grande majorité des deux sexes. Chaque homme et chaque femme voudraient avoir un sérail si la dépendance et la loi ne s'y opposaient. Les graves Hollandais, si moraux à Amsterdam, ont à Batavia leurs sérails assortis en femmes de trois couleurs, blanches, négresses et métisses. Voilà le secret de la morale, elle n'est qu'hypocrisie adaptée aux circonstances, et jetant le masque dès qu'elle peut le faire impunément. Les races ont besoin d'alternat et croisement en végétaux comme en animaux. A défaut de cette variété elles s'abâtardissent. Les estomacs ont de même besoin d'alter¬nat : une variété habituelle de mets facilite les digestions; mais l'estomac rebutera bientôt le meilleur mets, s'il lui est présenté chaque jour. L'âme se blasera sur l'exercice de toute vertu qui ne sera pas relayée par quelque autre vertu. L'esprit exige aussi cet alternat : les caractères fortement dominés de la passion dite PAPILLONNE, ont besoin d'avoir à la fois deux ou trois intrigues, soit en ambition, soit en amour, lire deux ou trois ouvrages cumulativement. La terre même veut des alternats de semailles et productions : la plante veut des alternats de reproduction par graines, plants, marcottes, etc.; le sol veut des échanges et transports de terre ; toute la nature veut donc la variété; il n'existe au monde que les moralistes et les Chinois qui veuillent la monotonie, l'uniformité ; aussi les Chinois sont-ils les êtres les plus faux et les plus éloignés des voies de la nature. Les moralistes mêmes approuvent indirectement ce besoin de variété, car ils nous promettent des charmes toujours nouveaux dans, l'obéissance à leurs saines doctrines de mépris des richesses, amour de l'ennui, de la mauvaise cuisine, du brouet noir, etc. Les trois passions, Cabaliste, Papillonne et Composite, étant les plus critiquées par la morale, qui est l'antipode de la nature, on doit présumer que ces passions jouent un grand rôle dans le mécanisme social voulu par la nature; elles y tiennent le gouver¬nail, car ce sont elles qui dirigent les Séries passionnées : toute série est faussée en mécanisme, si elle ne favorise pas l'essor combiné de ces trois passions qui forment le genre neutre dans la gamme des douze : Genre actif, les quatre passions de l'âme, les groupes; Genre passif, les cinq passions des sens; Genre neutre, les trois passions mécanisantes; elles sont neutres Parce qu'elles ne sont que jeu de quelques-unes des neuf autres; chacune des trois ne peut se dévelop¬per qu'autant qu'elle met en mouvement au moins deux des neuf autres. C'est par cette raison qu'elles ont échappé aux regards des analystes, et que personne n'a daigné leur accorder un brevet d'existence : je n'ai pu les découvrir qu'à la suite de calculs sur le genre neutre méconnu des modernes quoique admis chez les anciens. Sur ce point comme sur tout autre, le génie moderne s'éloigne de plus en plus des voies de la nature, tout en vantant son vol sublime vers la perfectibilité. Observons que les trois passions neutres conduisent au but, à l'harmonie et à l'équilibre des passions, par tous les moyens que dédaigne la morale; on verra dans le cours de l'abrégé que cet équilibre si vainement rêvé, naît du jeu de la Papillonne qui prévient tous les excès en présentant toujours de nouveaux plaisirs avant qu'on n'ait eu le temps d'abuser du plaisir présent. Elle amène donc les passions à l'équilibre par affluence de plaisirs et non par modération raisonnée, car elle opère par emploi de deux fougues, La CABALISTE ou fougue réfléchie, La COMPOSITE ou fougue aveugle, qui toutes deux pousseraient aux excès, même en vertu, sans l'intervention périodique de la PAPILLONNE OU Manie de voltiger d'un plaisir à l'autre. Ainsi les Séries industrielles seront dirigées par trois moteurs les plus réprouvés de la morale, par deux fougues contrastées que tempérera l'inconstance. Tel est le secret de l'équilibre des passions; l'on n'y arrivera que par des voies opposées à nos visions de modération et de raison glaciale, que par emploi des passions les plus diffamées, telles que la gourmandise et la cupidité : elles sont en régime sociétaire les plus utiles à l'harmonie générale : on en jugera dès la 3e section où commence l'application des principes exposés dans les deux premières. Nota. Ce chapitre étant le plus important de tous, puisqu'il contient la définition des trois ressorts qui doivent tout diriger, il m'a paru nécessaire de lui donner l'éten¬due que devrait avoir chaque chapitre d'un sujet aussi neuf. Tout y sera sans couleur faute de détails explicatifs. Sic voluere dii : ainsi l'exige le monopole de génie qui repousse toute idée neuve, et restreint une science nouvelle à quelques pages, en vertu du principe : Nul n'aura de l'esprit que nous et nos amis. Avec leur bel esprit atteindront-ils au but où conduit ma théorie ? Attacher à la pratique de la vertu quadruple plaisir des sens et de l'âme, au lieu de quadruple disgrâce qu'on en recueille si on se confie aux dogmes de la morale. Chapitre VI Des trois effets obligés en mécanisme de séries passionnées. Nous passons des trois Causes ou ressorts, aux trois Effets qui en doivent naître. Lorsqu'un point de doctrine est de la plus haute importance et forme la base d'une théorie inconnue, il convient de le reproduire sous diverses faces, afin de le mettre à portée des divers esprits. La méthode la plus régulière peut échouer vers certains lecteurs; il faut donc recourir ici à la précaution usitée en mathématiques où l'on donne la preuve et la contre-preuve. Ce chapitre sera la contre-preuve du précédent ; c'est le même sujet expliqué en sens inverse. Les trois Passions Mécanisantes ou Neutres, sont les CAUSES en formation de Séries passionnées : car elles poussent en tout sens à cette distribution; elles pro¬duisent trois effets obligés qui sont, dans chaque Série passionnée : E. de CABALISTE: l'échelle compacte parmi les groupes. E. de PAPILLONNE la brièveté et l'option de séances. E. de COMPOSITE l'exercice parcellaire en fonctions. Nous allons établir la démonstration Sur ces trois effets, prouver qu'ils sont les leviers par lesquels doivent opérer les trois passions, qu'aucune des trois ne peut agir utilement sans l'emploi du levier auquel on la voit ici accolée. Ce sera descendre des causes aux effets, ensuite nous remonterons des effets aux causes. Déjà j'ai traité de la Cabaliste et de son effet spécial. Dans le cours du chapitre V j'ai démontré la nécessité de l'Échelle compacte, pour exciter l'esprit cabalistique, les jalousies et rivalités émulatives entre les groupes : il faut, pour les piquer d'émulation, mettre l'opinion en suspens, créer l'indécision des juges. L'opinion n'hésiterait pas (112), s'il fallait juger sur deux espèces peu voisines, prononcer sur le rang des groupes cultivant la pomme reinette ou la calvine ; mais on hésitera, on controversera sur deux variétés de reinette ou de calvine, sur la priorité à donner aux groupes qui les cultivent. Cette balance de suffrages fera naître les jalousies, prétentions, discords et intrigues, entre les groupes cultivant ces deux pommes rivales. Ces luttes sont l'aliment de la passion dite cabaliste; elle repose sur des prétentions échelonnées par variétés et même par ténuités, mais non par espèces : elle veut, dans les séries, la gra¬duation la plus minutieuse, la plus compacte possible. Je passe à un deuxième levier, l'Exercice parcellaire d'où dépend l'essor de la Composite. La distribution parcellaire consiste à affecter un sous-groupe à chaque menue fonction d'un service : prenons pour exemple la culture d'une fleur, soit la Jonquille. Le groupe qui s'y adonne a bien des fonctions à remplir, distinguons-en trois catégories. Les aratoires; bêcher, fumer, amender, mélanger, arroser les terres, sont autant de fonctions différentes à chacune desquelles on affectera quelques sectaires du groupe, et non pas le groupe entier dont plusieurs membres n'auraient pas de goût pour exercer sur toutes ces branches. Les mobilières : soins des outils et ustensiles, préparation et pose des tentes (car en harmonie tout carreau de fleurs est parasolé contre le grand soleil et la grande pluie), soin du belvédère et des vêtements de travail qui y sont déposés. (Chaque. groupe a un pavillon d'abri à proximité du terrain de ses cultures.) Les reproductives; soin des bulbes, leur évulsion et séparation, l'étiquetage et classification des variétés, cueillette et conserve des graines, semis de graines. Enfin la fonction pivotale, celle des archives, puis l'accessoire, celle des rafraî¬chissements. Voilà pour le moins une douzaine de fonctions distinctes. Aucun sectaire ne voudra les exercer toutes, il en adoptera seulement une ou deux, trois au plus; il faudra donc former une douzaine de sous-groupes affectés à chacune de ces fonctions parcellaires : l'Attraction industrielle étant toujours parcellaire et jamais intégrale, on serait assuré d'ennuyer et rebuter tous les sectaires, si on exigeait que chacun d'eux vaquât à toutes les fonctions : mais le groupe ne fût-il que de douze personnes on pourra aisément en former douze groupes chacun de trois, quatre, cinq individus passionnés pour telle branche et même pour plusieurs des douze. Examinons comment cet exercice parcellaire est une source d'enthousiasme et de luxe industriel, développant la passion dite Composite. Chacun des sous-groupes se passionne fortement pour la parcelle d'industrie qu'il a choisie, et y développe la dextérité, l'intelligence qu'on apporte dans toute fonction attrayante préférée : il en résulte que chacun des douze sous-groupes se repose sur les onze autres du soin d'élever toutes les autres branches à la perfection : chacun dit aux onze autres : nous soignerons au mieux la parcelle que nous choisissons, soignez de même la vôtre et tout l'ensemble sera parfait. La confiance, l'amitié, le charme seront d'autant plus vifs qu'on aura donné plus d'extension à cet exercice parcellaire, appliquant chaque individu aux fonctions où il excelle et qu'il préfère. Pourquoi le travail en civilisation est-il accablant même dans le cas d'attraction ? c'est que le maître est obligé de veiller à tout. J'en ai souvent conféré avec des florimanes obligés de s'adjoindre pour la grosse besogne des mercenaires qui volent graines et bulbes, si on leur commet le soin de les planter, arracher, recueillir; et qui, loin de prendre aucun intérêt au travail, le traînent en longueur, le compromettent pour être occupés une journée de plus. Aussi arrive-t-il qu'un homme qui veut cultiver fleurs ou fruits, tombe dans le dégoût; il est dupé, volé, partout où il n'est pas présent; il est servi gauchement par ceux des mercenaires qui ont de bonnes intentions; ses travaux agricoles ne sont pour lui qu'un calice d'amertume, sans parler des risques de vol. un a vu un maréchal de Biron mourir de chagrin de ce que tous les fruits du jardin qu'il soignait lui-même furent volés en une nuit. Voilà les charmes de la civi¬lisation perfectible, voilà les doux plaisirs que la morale garantit aux amis des travaux champêtres. Comparez à ce mécanisme de fourberies qu'on nomme civilisation, les plaisirs d'une industrie exercée sociétairement et parcellairement, dans un ordre de choses où le vol et la fraude sont impossibles; comparez au triste sort d'un agronome civilisé, le contentement de ces douze sous-groupes dont chacun, sûr d'exceller dans sa parcelle favorite, se repose sur les onze autres du soin d'élever toutes les branches du travail à la perfection où il élève la sienne; et décidez après cela si l'industrie civilisée est compatible avec la nature de l'homme qui se plaint à bon droit de n'y trouver qu'un abîme de pièges et d'inquiétudes, qu'un océan de disgrâces. Envisageons maintenant le mode parcellaire comme voie du luxe industriel néces¬saire pour alimenter la Composite, ou exaltation qui n'admet rien de modéré en plaisirs. Chacun des douze sous-groupes cultivant telle fleur, tient à stimuler les autres, en leur prouvant qu'il est un digne coopérateur; il veut, à cet effet, donner le plus grand lustre à la parcelle de travail qu'il a choisie ; de là naissent les subventions person¬nelles pour le faste de chaque branche. Crésus est membre du sous-groupe des tentes de la renoncule glacée (à deux couleurs, une en dessus, une en dessous). Lucullus est un sectaire de la renoncule panachée-jaspée : tous deux, très jaloux du suffrage public, veulent faire briller leur fleur favorite : ils font les frais de tentes somptueuses en étoffe de soie à franges, festons et panaches. La phalange ne fournirait que des tentes élégantes en coutil rayé, ils en veulent de magnifiques, afin que l'étranger, attiré par ce luxe, accoure vers leurs carreaux de renoncules, et qu'elles figurent en reines des parterres de la contrée. Tout homme riche en fera autant pour les sous-groupes dont il sera membre; de là naîtra le luxe général des cultures et ateliers, et par suite le charme industriel porté à l'exaltation qui est nécessaire au jeu de la douzième passion, dite Composite. L'on va objecter qu'il ne se trouvera pas un Lucullus dans chaque sous-groupe industriel, notamment dans ceux de cordonniers et de savetiers, où les Lucullus ne se presseront pas de s'enrôler comme aux oeillets et aux renoncules : c'est fort mal jugé. On verra plus loin que l'éducation sociétaire a la propriété de disséminer en toutes fonctions les gens riches, pourvu que cette classe soit en proportion numérique suffisante, et en graduation régulière. En principe, reconnaissons que l'exercice parcellaire a la propriété de répandre sur l'industrie les deux sortes de charme, le matériel par le faste qu'il crée dans chaque branche, et le spirituel par l'enthousiasme qu'il fait naître dans chaque sous-groupe, ravi d'être dégagé de telles et telles fonctions inhérentes à son travail, et de les voir exercées par des collègues intelligents. Souvent l'exercice parcellaire s'opère par embranchement : si tel groupe ne fournit pas une masse de sectaires suffisante pour tel service, comme celui des tentes, on pourra, en puisant dans plusieurs groupes ou séries, réunir une masse passionnée pour ce service, et qui exécutera pour divers groupes de fleuristes. Sans l'exercice parcellaire, les groupes ne jouiraient pas du charme d'identité de goûts; car, sur douze hommes passionnés pour la culture de l'œillet, aucun des douze n'aura de penchant pour douze fonctions que comporte cette culture, dès lors ses sectaires tomberaient en discorde, s'ils manquaient à faire une répartition parcellaire des travaux. D'autre part le charme de contraste n'existerait pas entre deux groupes qui ne seraient pas enthousiastes d'eux-mêmes : le charme ne s'établit que sur des contrastes d'harmonie, et non sur ceux de discorde. L'exercice parcellaire est donc le moyen d'élever au plus haut degré la passion dite COMPOSITE ou exaltante; en assurer le plein essor. Il repose sur l'exercice par¬cellaire, comme l'essor de la CABALISTE repose sur l'échelle compacte, poussée aux variétés et ténuités. J'ai démontré que les deux leviers nommés échelle compacte et exercice parcel¬laire, étant appliqués à des séries de groupes libres, y assurent l'essor des deux passions dites Cabaliste et Composite. Il reste à prouver que le troisième levier, les courtes séances à option, étant appliqué à des séries de groupes libres, y assure l'essor de la passion dite Papillonne. Si l'on suppose que chaque individu ait eu libre choix sur ces courtes séances, plus elles seront courtes et multipliées, mieux on atteindra à l'équilibre de passions, au préservatif des excès. De là vient que les riches en association sont plus robustes que les pauvres; ils ont plus de moyens de papillonner, varier les séances jusqu'à une trentaine par jour, prévenir la satiété par emploi du Parcours ou réunion cumulative de plaisirs nom¬breux et rassemblés dans une même séance. Les riches n'ont pas ces jouissances en civilisation. Les courtes séances ne donneront plein essor à la Papillonne que dans un ordre où les plaisirs seront exempts de tout danger, et où le papillonnage ne pourra conduire chacun qu'au plus grand bien de ses intérêts et de sa santé. Au résumé, les trois ressorts organiques de série, La Cabaliste, ou fougue réfléchie, La Composite, ou fougue aveugle, La Papillonne, ou manie de variété, sont tellement identifiés avec les trois leviers nommés Échelle compacte, Exercice parcellaire et Courtes Séances à option, qu'on peut indifféremment établir la théorie sur les Ressorts ou les Leviers, car ils naissent les uns des autres: l'action de ces six moteurs est inséparable dans une Série passion¬née ; et en considérant Les trois Ressorts comme CAUSES, Les trois Leviers Comme EFFETS, on peut vérifier de deux manières la régularité d'une série; car la dissection de son mécanisme doit présenter, Les trois Causes en action, produisant les trois Effets, Et les trois effets produits par l'impulsion des trois causes. C'est une double méthode pour la vérification; et chacun pour s'assurer si une Série industrielle est juste, soit en théorie, soit en pratique, aura l'option de ces deux pierres de touche : il suffit qu'on puisse voir dans une série les trois causes en action, pour qu'on soit assuré d'y trouver les trois effets; et vice versa. Puisque la théorie sociétaire ne repose que sur l'art de faire mouvoir combinément les trois Passions mécanisantes qui doivent diriger le tout, on ne saurait trop étudier ces trois passions sur lesquelles j'ajoute quelques détails. Nos moralistes blâment l'Esprit cabalistique ; cependant les économistes et les littérateurs ne cherchent qu'à l'exciter dans toute branche d'industrie ou de jouissance, par les variations de modes, par la controverse en affaires de goût, en peinture, en poésie, etc., sur des raffinements de l'art inaperçus du vulgaire. C'est par une échelle de ces nuances délicates, qu'une Série passionnée sait électriser une vingtaine de groupes, et communiquer ce raffinement cabalistique, des consommateurs aux pro¬ducteurs ; elle dissémine, au sortir des courtes séances, chacun de ses sectaires : ils vont, de la consommation, prendre part à un travail de production, et y porter l'esprit de parti dont ils sont animés. Nos compagnies administratives, dans leurs messes d'installation, demandent au Saint-Esprit de les préserver de l'esprit de cabale, les rendre tous frères, tous unis d'opinion ; c'est inviter le Saint-Esprit à se mettre en révolte contre Dieu; car si le Saint-Esprit anéantissait l'esprit cabalistique, il détruirait la passion que Dieu a créée pour opérer sur les discordes que doit contenir toute série bien échelonnée. Le Paraclet, loin de déférer à leur demande incongrue, laisse les passions dans l'état où Dieu les a créées; aussi voit-on, au sortir de la messe, que les députés, loin de vouloir s’unir d'opinion, vont organiser des comités cabalistiques, des menées d'intrigues et d'esprit de parti. Tel est constamment le fruit de cette prière déraison¬nable, où ils invitent l'Esprit Saint à imiter les philosophes et à vouloir changer les lois de Dieu sur l'emploi des passions. La Composite est tellement inhérente à la nature de l'homme, qu'on méprise tout être qui a le goût des plaisirs simples, borné à une seule jouissance. Qu'un homme ait une table exquise pour lui seul, sans y inviter jamais personne, il sera criblé de quolibets bien mérités; mais s'il réunit chez lui une compagnie bien assortie, où l'on goûte à la fois plaisir des sens par la bonne chère et plaisir de l'âme par l'amitié, il sera prôné, parce que ses banquets seront plaisir composé et non pas simple. Une ambition n'est louable qu'autant: qu'elle met en jeu les deux ressorts organi¬ques de cette passion, intérêt et gloire : elle est vile, si elle n'a pour mobile que l'intérêt seul, elle est illusion perfide si elle ne tend qu'à la gloire ; il faut donc l'élever du simple au composé, en recherchant à la fois l'intérêt et la gloire. Un amour n'est beau qu'autant qu'il est amour composé, réunissant le double charme des sens et de l'âme; il devient trivialité ou duperie, s'il se borne à l'un des deux plaisirs. La Papillonne est voie d'équilibre entre les facultés corporelles et spirituelles, gage de santé du corps et de progrès de l'esprit. Elle seule peut créer cette bienveil¬lance générale que rêvent les philosophes, car si l'on dissémine les collaborateurs d'un travail dans cent autres groupes, il arrive de cet engrenage que chaque groupe a des amis dans tous les autres; c'est le contraire du mécanisme civilisé, où chaque profession est indifférente aux intérêts des autres, souvent même hostile avec elles. La Papillonne est donc la sagesse présentée sous les couleurs de la folie; il en est de même des deux autres. Ces trois passions sont fort actives chez les enfants, sexe neutre, qui, étant dépour¬vu des deux passions dites affectueuses mineures, amour sexuel et amour paternel, se livre d'autant plus aux trois Passions mécanisantes : aussi voit-on les enfants enclins à la cabale, à l'exaltation et au papillonnage, même dans leurs jeux, qu'ils ne continuent jamais au-delà de deux heures sans varier. C'est d'après cette disposition des enfants, que la manœuvre de série sera plutôt organisée parmi eux que parmi les pères. J'ai dû définir amplement ces trois passions et les trois leviers qu'elles emploient, afin de prévenir les dispositions arbitraires en fondation sociétaire. On aura sur chaque Série industrielle deux trinités de règles dont il faudra vérifier l'observance; et toute dérogation à l'une des six règles rendra une série suspecte, comme un or qui, à la touche, se montre inférieur en titre. C'est par cette épreuve qu'on pourra se convaincre que tous les établissements soi-disant sociétaires, qu'on forme en Angleterre et en Amérique, sont vicieux au suprême degré, puisqu'on n'y connaît, ni la formation et l'emploi des Séries passionnées, ni les six règles à observer dans cette formation, qui est l'affaire primordiale en mécanique sociétaire. Il reste à expliquer en quel sens les Séries passionnées tendent collectivement à l'unité d'action qui est but de Dieu en mouvement social comme en matériel. Les passions sont distinguées en trois ordres, l'actif ou les quatre affectueuses, le passif ou les cinq sensuelles, et le neutre ou les trois mécanisantes qui opèrent en développant combinément les deux autres ordres; elles opèrent en action unitaire, car elles n'entravent rien, elles développent les trois ordres en pleine affinité. La morale, au contraire, veut mettre en lutte les trois ordres de passions; elle veut que celles de l'âme étouffent les impulsions des sens, que. la raison réprime celles de l'âme, et que les neutres soient exclues d'intervention ; elle tend donc à étouffer ou faire entrechoquer les trois ordres de passions, sacrifier les unes aux autres, au lieu de les associer dans un développement commun et libre à toutes, d'où naîtrait l'unité d'action. Le système de la philosophie n'établissant que divergence, entraves et conflits dans le jeu des passions, est une duplicité d'action organisée en tous sens; il est l'opposé de l'unité et doit donner des résultats contraires à ceux de l'unité; elle nous ferait jouir d'un bonheur composé et non pas simple, bonheur des sens et de l'âme à la fois; la morale qui met les passions en conflit et sacrifie l'une à l'autre, ne produit que malheur composé et non pas simple, malheur des sens et de l'âme chez l'immense majorité. Aussi le juste qui sous le régime sociétaire obtiendrait la fortune et l'honneur, ne recueille-t-il que pauvreté et diffamation sous le régime philosophique ou civilisé. C'est un résultat dont on s'indigne et qu'on trouvera fort sage quand on connaîtra les lois du mouvement social; car Dieu nous laissant le libre arbitre, l'option pour ses lois ou pour celles des philosophes, nous devons attendre des lois de l'homme tous les résultats opposés à ceux des lois de Dieu, double bonheur pour les méchants et double malheur pour les bons : tel est l'effet constant de la civilisation ou régime philo¬sophique. Dieu déplore comme nous cet état de subversion inévitable dans les premiers âges d'un globe ; il nous laisse toujours libres d'en sortir: l'attraction qui nous interprète son code sociétaire, ne cesse jamais de se faire entendre ; il nous est toujours facile d'en calculer les impulsions, d'en déterminer le mécanisme et d'organiser le régime des Séries passionnées où elle veut nous conduire. Chapitre VII Des séries faussées. - Correctifs à apporter À la suite des règles prescrites dans les chapitres V et VI, il faudrait donner quel¬ques applications ou exemples de Séries faussées; des Cacographies passionnelles qui exerceraient le lecteur à discerner dans quels cas une série passionnée remplit les conditions d'attirer à l'industrie, dans quel cas la série est faussée, mal équilibrée et susceptible de corrections. Pour bien concevoir la méthode exacte, il faut étudier la fausse. J'en avais préparé des exemples dans les deux séries suivantes, A et B, contenant chacune sept groupes de cultivateurs de poires. SÉRIE A très faussée. Aile supérieure. Poires cassantes. Groupe du martin-sec. Groupe du messire-Jean. Centre. Poires fondantes. Groupe du beuré blanc. Groupe du beuré gris, Groupe du beuré vert piqueté. Aile inférieure. Groupe du bon-chrétien, Poires farineuses Groupe du rousselet. Groupes SÉRIE B peu faussée Aile supérieure 1, 2 : cultivant 2 sortes de beuré blanc. Centre 3, 4, 5 : cultivant 3 sortes de beuré gris. Aile inférieure 6,7 : cultivant 2 sortes de beuré vert. Il faudrait expliquer dans quel cas ces séries violeront ou observeront les règles de rivalité, exaltation, engrenage, établies chapitre V ; et les règles de échelle compacte, courtes séances, exercice parcellaire, établies chapitre VI ; comment la série B se rapprochera de ces règles tout à fait violées par la série A ; comment cette série A manquera des quatre ressorts de sympathie, en identité, en contraste, en perfection spéciale, en perfection collective. Pour traiter exactement ce sujet, il faudrait un chapitre de même étendue que les précédents V et VI : d'autres qui suivront exigeraient encore plus d'étendue. Cependant des critiques notables et dignes de foi en pareille matière exigent une extrême brièveté, trois cents pages, sous peine de ne pas être lu. Il faut donc se borner à indiquer les sujets dont on devrait traiter. Les effleurer, ce serait créer des doutes au lieu de donner des éclaircissements. Les discussions contenues dans ce chapitre que je franchis, tendaient à prouver : Qu'il y a lacune de discords dans toute série industrielle échelonnée par espèces, comme serait une série de douze groupes cultivant douze espèces de fleurs bulbeuses, Tulipe, Lys, jonquille, Narcisse, Tubéreuse, Iris, Dahlia, etc., qu'il faut échelonner les groupes d'une série, au moins par variétés, et préférablement par ténuités et minimités, jamais par espèces, encore moins par genres, les variétés étant la plus basse des graduations d'où naisse le discord. J'ai déjà établi ce principe en traitant de l'échelle compacte qui peut seule créer la controverse, l'obstination des partis et l'émulation qui s'ensuit. Il faut amener les groupes vicinaux d'une série au point de se traiter respectivement d'esprits faux, de profanes, d'hérésiarques, gens sans goût et sans raison. La série B indiquée ci-dessus approcherait de ce mécanisme de discords obstinés, tandis que la série A ne produirait que l'apathie, la fraternité. La série A n'exciterait aucun intérêt parmi les autres ; la série B aurait de tous côtés des partisans qui s'entremettraient à ses intrigues. Elle serait engrenée d'intrigue avec la masse de la phalange, lien que la série A ne saurait pas créer. Celle-ci a le vice d'embrasser une culture de région et non de canton, car on ne trouvera presque jamais un canton d'une lieue carrée, dont les terres puissent convenir aux trois genres de poires cassantes, fondantes et farineuses. La nature varie les qualités de sol, de lieue en lieue, de deux en deux, de trois en trois lieues; dès lors une série qui voudra adopter trois genres, courra le risque d'échouer dans deux, être faussée par insuffi¬sance d'attraction et d'enthousiasme. Au contraire, une série qui n'embrasse qu'un genre ou moitié d'un genre, et qui en perfectionne les variétés et ténuités, excite l'enthousiasme dans les cantons voisins comme dans le sien; elle atteint à l'engrenage interne et externe en intrigues. Cette règle est l'opposé des méthodes civilisées où chaque province, chaque village voudrait s'assortir de toutes les espèces, et se passer de tout achat chez les voisins. On suit le principe contraire en harmonie ; un canton aime mieux se borner à une espèce de poire ou de pomme de terre, en cultiver vingt variétés ou ténuités, et en fournir vingt charries aux cantons voisins, de qui il recevra vingt chariots d'autres espèces que son terrain n'élèverait pas à la perfection nécessaire pour le mécanisme d'attraction passionnée. Toutefois ajoutons que, dans l'état sociétaire, on n'aura pas à redouter les fourberies commerciales qui aujourd'hui font redouter les échanges et obligent chacun à cultiver vingt espèces de légumes ou de fruits, pour se préserver de relations avec des voisins malveillants et trompeurs. J'ai dit (106) que ceux qui essaieront de fonder sans moi une phalange d'essai, tomberont dans mille erreurs sur la distribution de leurs Séries passionnées; ils en fausseront les neuf dixièmes, tout en croyant suivre littéralement les règles, comme dans la série A, qui, au premier coup d'œil, semble très régulière, et qui pourtant est un assemblage de tous les vices ; Son centre manque de lien avec les deux ailes, Chaque aile est d'échelle lâche, non compacte (95), Chaque division est apathique faute de discords. J'y compterais bien d'autres vices, quoique le centre soit bon, si on l'envisage isolément. Des séries distribuées de la sorte ne formeraient qu'une cacophonie et non pas une harmonie passionnée ; non seulement elles avorteraient en Attraction industrielle, mais elles échoueraient tout net en mécanisme de répartition, puis on s'en prendrait à l'inventeur, on dirait que sa théorie est une belle chimère. J'ai donné pour cette distribution des règles très précises, aux chapitres V et VI ; il eût convenu d'ajouter ici des cacographies, pour habituer l'étudiant à l'application complète de la méthode; si elle n'est pas suivie en plein, on verra tout le mécanisme industriel manquer de rivalités, d'exaltation et d'engrenage. Le principal vice de la série A est le défaut de discords entre groupes contigus; les espèces 1, 2, 6, 7, n'ont point de rivalités avec le centre qui, de son côté, n'en a point avec elles. Tout le mécanisme de rivalité et d'émulation tombe, si l'échelle n'est pas bien compacte. Indiquons le remède à ce vice, le moyen de rétablir la compacité, qui interdit toute échelle d'espèces. Je suppose que, dans une phalange, les goûts se manifestent de manière à former la série A, il faudra bien la tolérer., toute vicieuse qu'elle est, car on ne doit jamais entraver l'essor de l'attraction ; mais l'art viendra au secours de la nature, et pour ramener cette série à la compacité, l'assemblée directrice, ou aréopage de phalange, examinera d'abord laquelle des cinq espèces contenues dans la série convient le mieux au terrain local : je suppose que ce soit l'espèce fondante nommée Beuré ; il faudra manœuvrer pour faire prévaloir cette culture, sans contrarier l'attraction de personne. On déclarera donc que les quatre espèces des ailes sont inconvenantes au terroir, et ne peuvent pas illustrer le canton, figurer dans son écusson . Elles seront mises en éclipse, et devront porter au drapeau la cravate de demi-deuil, crêpe violet à frange d'argent, indiquant le désaveu du canton. En même temps on fera des efforts pour organiser une série complète en Beurés, comme celle B, l'élever à dix, douze, quinze groupes ; et organiser, s'il se peut, une seconde série de poires fondantes, Bézy ou autres, afin d'engager pleinement le genre où il peut exceller. Quant aux quatre groupes éclipsés, s'ils donnent des fruits passables, on les adjoindra comme rameaux bâtards à des séries de leur espèce, qui excelleront dans d'autres cantons. Dans tout jugement sur les espèces à éclipser, la faveur ne peut avoir aucune influence, car c'est la contrée entière qui est juge par le fait, par son empressement ou son insouciance à demander commercialement tel produit. Les sortes qui ne trouvent que peu ou point d'acheteurs, sont évidemment médiocres et passibles d'éclipse. En suivant cette marche, tout canton se restreindra aux espèces où il pourra excel¬ler en culture ou fabrication, et négligeant tout ce qu'il pourrait produire en qualité médiocre, il le prendra par assortiment semblable à la série B, dans les cantons qui y excelleront, et à qui il vendra pareil assortiment de sortes où il excellera lui-même. Toutes ces fournitures seront faites par échelle assortie, graduée et compacte. Une phalange ne vend pas mille quintaux de blé en telle qualité, elle vend mille quintaux distingués en échelle de cinq, six, sept nuances de saveur dont elle a fait l'épreuve en boulangerie, et qu'elle fait distinguer selon les terrains de récolte et les méthodes de culture. Sur les moindres denrées ou légumes, une phalange ne vendrait jamais en total une de ses qualités; on ne livre commercialement qu'une échelle de variétés assorties, parce qu'il faut consommer par séries de qualités, afin d'établir parmi les producteurs des séries bien intriguées ; il faut lier exactement la consommation à la production, appliquer à toutes deux un mécanisme identique : cet ordre sera expliqué aux sections suivantes. Dans l'état sociétaire, chaque canton ne produira que des denrées exquises; mais chacun aura besoin de s'approvisionner chez vingt de ses voisins, contre l'usage des civilisés. Le commerce vicinal des harmoniens sera au moins centuple du nôtre, car sur chaque légume, rave ou chou, une phalange tirera dix approvisionnements de dix phalanges voisines, chez qui elle prendra dix chargements de choux renommés, en leur envoyant autant de chargements de la qualité de choux où elle excellera, et qu'elle livrera par échelle de saveurs graduées. Cet énorme commerce ne s'établira que sur les bonnes qualités seulement; les médiocres ne trouveront pas d'acheteur, parce que leur emploi fausserait le mécanis¬me d'attraction industrielle, les trois règles de rivalité, exaltation, engrenage. Un tel mécanisme sera le contraire de notre monde à rebours, de notre civilisation perfectible, où tout le mouvement industriel s'opère à contresens des trois règles ci-dessus. Aussi voit-on chez nous les denrées de mauvaise qualité vingt fois plus abondantes et plus faciles à placer que les bonnes auxquelles personne ne veut mettre un juste prix, et qu'on ne sait pas même distinguer des mauvaises : la morale, habi¬tuant les civilisés à manger le bon et le mauvais indifféremment. Cette brutalité de goûts est l'appui de toutes les fourberies mercantiles et agricoles, ainsi qu'on en jugera par le parallèle des deux mécanismes sociétaire et civilisé. Chapitre VIII Des sortes et doses d’Attraction Pour complément des notions élémentaires, analysons les degrés de l'Attraction industrielle et les emplois à en faire. Ces degrés sont au nombre de trois : L'Attraction directe ou convergente, L'indirecte ou mixte, L'inverse ou divergente et faussée, 1° L'attraction est DIRECTE quand elle naît de l'objet même sur lequel s'exerce une industrie. Archimède, en étudiant la géométrie ; Linnée, la botanique; Lavoisier, la chimie, ne travaillent point par appât du gain, mais par un ardent amour de la science. Un prince qui cultive des oeillets, des orangers, une princesse qui élève des serins, des faisans, ne travaillent pas par cupidité, car ce soin leur coûtera plus qu'il ne leur produira; ils sont donc passionnés pour l'objet même, pour la fonction même. Dans ce cas, l'attraction est directe ou convergente avec le travail ; cette sorte d'attraction régnera dans les sept huitièmes des fonctions sociétaires, lorsque les Séries passionnées seront méthodiquement formées. La plupart des espèces animales et végétales domestiques peuvent exciter l'attrac¬tion directe en régime sociétaire : elle pourra s'appliquer au pourceau même, quand les Séries industrielles seront bien intriguées. 2° L'attraction n'est qu'INDIRECTE quand elle naît d'un véhicule étranger à l’industrie, d'une amorce suffisante pour en faire surmonter passionnément les goûts, sans appât de gain. Telle est la situation d'un naturaliste qui entretient des reptiles dégoûtants, des plantes vénéneuses ; il n'aime pas ces êtres immondes auxquels il donne des soins, mais le zèle pour la science lui fait surmonter le dégoût avec passion, même sans bénéfice. Cette attraction indirecte s'adaptera aux fonctions sociétaires dépourvues d'attrait spécial; elles formeront un huitième dans la masse des travaux d'une phalange. 3° L'attraction DIVERGENTE ou faussée, est celle qui discorde avec l'industrie et l'intention ; c'est la situation où l'ouvrier n'est mû que par besoin, vénalité, considé¬rations morales, sans gaieté, sans goût à son travail, sans enthousiasme indirect. Ce genre d'attraction, inadmissible dans les Séries passionnées, est pourtant le seul que sachent créer la politique et la morale : c'est celui qui règne dans les sept huitièmes des travaux des civilisés. ils haïssent leur industrie, elle est pour eux une alternative de famine ou d'ennui, un supplice où ils vont à pas lents, d'un air pensif et abattu. Toute attraction divergente est une répugnance réelle, un état où l'homme s'impose à regret un supplice. L'ordre sociétaire est incompatible avec ce troisième genre ; et jusque dans les occupations les plus répugnantes, comme le curage des égouts, il doit atteindre au moins à l'attraction indirecte, mettre en jeu des ressorts exempts de vénalité, des impulsions nobles comme esprit de corps, esprit religieux, amitié, philanthropie, etc. Il faudra donc parvenir à bannir tout à fait d'une phalange sociétaire l'attraction divergente, travail de pis-aller, fondé sur la crainte du besoin. Plaçons ici le parallèle des sortes et doses d'attraction industrielle dans les deux régimes. L'ordre civilisé présente : 1/9 d'attraction indirecte ; 7/9 d'attraction divergente, répugnance passive ; 1/9 de répugnance active, ou refus d'industrie de la part des riches oisifs, des filous, des mendiants, etc. L'analyse du régime sociétaire présentera : 1/9 d'attraction indirecte ; 7/9 d'attraction directe ; 1/9 de chômage, obligé par maladie, infirmité, vieillesse ou basse enfance, mais non par goût. L'attraction directe s'étendra donc à l'immense majorité des travaux, et l'indirecte au surplus : celle-ci y sera encore très forte, et égale aux plus véhémentes que nous connaissions. L'appât du gain qui, chez le salarié, n'excite qu'une attraction divergente, un pis-aller d'option entre la famine et l'ennui, sera souvent un ressort noble dans l'ass¬ociation; par exemple : s'agit-il d'une invention urgente et négligée, comme le moyen préservatif de la fumée, l'ordre sociétaire saura allier les deux amorces de cupidité et de gloire. Je suppose qu'il offre un prix de dix francs pour la découverte du procédé anti-fumeux. Celui qui résoudra le problème recevra solennellement, de la part du globe, une somme de cinq millions de francs, à répartir sur chacune des cinq cent mille phalanges que pourra former la population actuelle. L'inventeur recevra aussi un diplôme de magnat du globe, jouissant par toute la terre des honneurs attachés à ce rang. (Quel est l'aveuglement de ces savants ennemis de la théorie sociétaire qui va les élever à une si haute fortune !) Elle serait colossale même dans les plus petites branches ; car si une bagatelle, ode ou symphonie, est récompensée à deux sous par vote de la majorité des cinq cent mille phalanges du globe, l'auteur en reçoit la notification par le congrès d'unité sphérique. Muni de cette pièce, il fournit sur Constantinople (siège naturel du con¬grès) une traite de la somme de cinquante mille francs. Il peut gagner plusieurs fois dans le cours d'une année cette somme et de plus fortes. Une bonne pièce dramatique obtient-elle un franc ? C'est pour l'auteur cinq cent mille francs comptant; plus, un produit de vente des exemplaires, au moins dix par phalange, soit cinq millions d'exemplaires, sans possibilité de fraude ni contrefaçon. Si on accorde à l'auteur quatre sous de profit par exemplaire, c'est encore un million. Total, quinze cent mille francs de bénéfice pour une bonne pièce, tragédie ou comédie, avec garantie que l'examen, l'admission et la représentation ne pourront pas être différés d'un instant, et qu'aucune intrigue ne pourra prévaloir dans le jugement à porter. (Voyez I., 352.) Je ne crains pas d'assurer que bientôt les corps savants déclareront eux-mêmes qu'ils étaient en démence lorsqu'ils repoussaient la théorie sociétaire plus désirable pour eux que pour aucune autre classe de civilisés. La deuxième attraction, l'indirecte, qu'on n'emploiera que rarement en régime sociétaire, peut fournir encore de puissants moyens; en voici un exemple. En 1810, une mine de houille fut inondée à Liège, et quatre-vingts ouvriers y étaient enfermés sans subsistance. Pour les délivrer à temps, il fallait faire en très peu de jours une percée considérable : tous leurs camarades s'y entremirent avec ardeur; les plus forts sollicitaient la préférence par point d'honneur, et l'on fit en quatre jours un travail auquel des salariés auraient employé vingt jours. Aussi les relations disaient-elles : Ce qu'on a fait en quatre jours est incroyable; et ce n'était pas par vénalité, car les ouvriers se croyaient insultés quand on leur parlait d'argent pour les encourager à forcer de travail et sauver leurs camarades enfouis. Il est donc évident qu'un ouvrage répugnant par lui-même, comme celui d'une percée de mineurs, peut devenir attrayant indirectement, s'il est soutenu d'impulsions nobles. Telle est la faculté dont jouissent les Séries passionnées : elles créent une quantité de ces attractions indirectes, qui sont au moins égales en force aux directes : on en jugera à l'article PETITES HORDES. J'ajoute sur l'attraction indirecte un second exemple. À l'assaut de Mahon, les soldats français escaladèrent des rochers si escarpés, que le maréchal de Richelieu ne concevant pas comment ils avaient pu réussir, voulut le lendemain, par forme de parade, faire une répétition de cet assaut. Les soldats ne purent pas gravir de sang-froid ces rochers qu'ils avaient escaladés la veille sous le feu de l'ennemi. Cependant ce n'était pas l'espoir du pillage qui les avait stimulés, car il n'y a rien à piller dans une citadelle : c'était l'esprit de corps, la fougue aveugle qu'une masse passionnée com¬munique à chacun de ses membres. Dans ce cas, les coopérateurs font des prodiges incroyables pour ceux mêmes qui les ont opères. (Effet de la douzième passion, Composite ou exaltante.) On en a vu tant d'exemples, que cette belle propriété de l'attraction indirecte aurait dû fixer enfin l'attention. Notre siècle, engoué d'industrialisme, aurait dû mettre au concours la recherche des moyens d'appliquer à l'industrie l'une ou l'autre des deux attractions, directe et indirecte, qui enfantent des prodiges. Les animaux industrieux, castors, abeilles, ont reçu de la nature le don d'attraction directe pour leur industrie; cette nature n'aurait-elle point en réserve quelque moyen de communiquer à l'homme la faculté d'attraction industrielle dont jouissent les animaux ? Ici une redite (62) est nécessaire; la philosophie nous enseigne qu'il ne faut pas croire la nature bornée aux moyens connus. Cette nature peut donc avoir quelques moyens inconnus de nous, pour introduire l'attraction dans l'exercice de l'industrie, mais où chercher ces moyens ? C'est encore la philosophie qui nous l'apprend, car elle ordonne « d'explorer en entier le domaine de la science, croire qu'il n'y a rien de fait tant qu'il reste quelque chose à faire. » Or, tout est à faire en recherches sur l'Attrac¬tion, sur son analyse et ses emplois; on n'a pas encore commencé ni proposé ce travail, on n'a pas même fait la distinction préalable des trois sortes d'attractions que je viens de définir; c'est un sujet dont la philosophie s'obstine à empêcher l'étude : et cependant comment résoudre le problème d'introduire l'attraction directe et indirecte dans l'exercice de l'industrie, si on ne veut pas consentir à étudier l'Attraction par analyse et synthèse ? Quaerite et invenietis. Section I : Analyse de l’attraction passionnée Appendice à la première section Chapitre omis J'y ai traité huit sujets élémentaires, et j'en ai omis au moins double et triple nombre : on s'apercevra de cette lacune; par exemple, on trouve, dès les premières lignes de la Section, un tableau des quatre groupes distingués en deux majeurs et deux mineurs. Là-dessus le lecteur dira : « Que signifie cet argot scientifique de groupes majeurs et mineurs ? » On ignore qu'il faudrait pour l'expliquer un ample chapitre, puis un autre pour classer les quatre groupes en deux composés et deux simples, et pour indiquer les caractères qui motivent cette division. À cela on réplique : « Dites-nous les choses en sommaire. » J'y consens pour faire voir que trop de brièveté embrouille une matière neuve au lieu d'en donner des notions satisfaisantes. Essayons. La différence du majeur au mineur tient aux influences des deux principes, maté¬riel et spirituel, nommés CORPS ET ÂME. Les groupes de famille et d'amour sont d'ordre mineur, parce que le principe matériel y domine, surtout dans celui de famille qui est fixément sous le joug du matériel, car on ne peut pas rompre le lien du sang, changer de parents comme on change d'amis, d'amours, d'associés. Le groupe familial n'est donc pas libre : par suite de cette chaîne perpétuelle, il est vicieux en mécanique de passion, et ne peut y produire le bien que par absorption de son caractère anti¬social, de son égoïsme qui porte un père à sacrifier la société à sa famille, se croire tout permis pour l'intérêt de sa femme et de ses enfants. Le groupe d'amour quoique fortement assujetti au principe matériel n'en est pas esclave : le principe spirituel domine parfois en lien d'amour, comme quand on quitte une très belle maîtresse pour en prendre une sans beauté, dont l'esprit ou les qualités vous ont captivé. Ainsi ce groupe n'étant pas sous la dépendance exclusive du matériel est le plus noble des deux mineurs. Le groupe d'ambition ou lien corporatif a pour dominantes la gloire et l'intérêt. Il est influencé par la richesse ou matière industrielle, qui est plus noble que la corpo¬relle ; à ce titre et à celui d'amour de la gloire il est de l'ordre majeur, de celui où domine le principe spirituel. Le groupe d'amitié est presque entièrement dégagé du matériel ; à part les conve¬nances d'industrie, il est tout au principe spirituel. Il est donc d'ordre majeur. (Voyez sur les huit ressorts élémentaires des quatre groupes, Ill, 347.) J'appelle composés les deux groupes d'ambition et d'amour, parce qu'ils ont dans les Sériés passionnées et non pas en civilisation, la propriété de développer en équilibre direct les deux principes, matériel et spirituel, maintenir en juste balance les ressorts de l'âme et des sens, tout en leur donnant libre cours. Les deux autres groupes sont d'ordre simple, parce qu'ils ne peuvent arriver à l'équilibre des sens et de l'âme que par voie indirecte; il faut que l'un se rallie à la matière dont il est trop dégagé (voyez ce ralliement, section 4' Petites Hordes); et que l'autre se dégage de la matière dont il est trop esclave (voyez 5e section les adoptions sympathiques et les hoiries disséminées). Deux groupes n'arrivent donc à l'harmonie que par voie indirecte ou dérogation à leurs caractères essentiels. Les deux définitions qu'on vient de lire laissent trop à désirer; elles effleurent des points de doctrine qui auraient besoin de longs commentaires ; elles obscurcissent le sujet au lieu de l'expliquer ; elles prêtent le flanc aux sceptiques et aux ergoteurs ; c'est pour éviter cet inconvénient que souvent je franchirai telle question., le glisserai sur telle autre. Non que je sois embarrassé de fournir tous les éclaircissements; j'ai, sur les problèmes d'harmonie, dix fois plus de solutions à donner qu'on n'aura d'objections à élever; mais je dois négliger ce qui nous engagerait trop avant dans la théorie. Quant aux exposés sommaires qu'on demande, je viens de prouver qu'ils ne serviraient qu'à élever des doutes au lieu de répandre des lumières. Pour satisfaire sur cette double division des groupes, En majeurs et mineurs, en composés et simples, il faudrait au moins deux chapi¬tres de l'étendue des V et VI, et autant sur chaque propriété contrastée des quatre groupes : soit celle d'entraînement; s'il s'agit de braver un péril dans le cas de guerre ou d'incendie, les quatre groupes sont soumis à des influences très différentes. Groupe d'amitié : tous s'entraînent confusément. Groupe d'ambition : le supérieur entraîne l'inférieur. Groupe d'amour : le féminin entraîne le masculin. Groupe de famille : l'inférieur entraîne le supérieur. (Voyez III, 345, 346, les contrastes des groupes en influence relative au ton et à la critique.) L'examen de chacun de ces sujets est indispensable en étude des groupes, et obligerait à de longs développements, des parallèles et des contrastes, le tout étayé d'application aux propriétés des quatre sections coniques, types des quatre groupes (90). Brisant sur ces problèmes je me borne à rappeler que l'Attraction passionnée qu'on a prise pour une amusette, est une science immense et géométrique; et puis¬qu'on n'en veut admettre qu'un aperçu très succinct, il faut s'en rapporter, sur le choix des matières, au seul homme qui ait parcouru, pendant trente années, ce nouveau monde scientifique. L'abrégé qu'on désire aura atteint son but, s'il amène les lecteurs à reconnaître l'impossibilité d'exposer superficiellement cette vaste science à laquelle je comptais donner non pas un abrégé, mais neuf gros volumes compacts, dont deux furent publiés en 1822, pour préluder sur les diverses branches et sonder l'opinion sur l'étendue qu'il conviendrait de donner à chacune. Au lieu de m'éclairer sur ce point, on m'a répondu par des invectives, récompense ordinaire des inventeurs, surtout en France. Ici je me bornerai aux documents nécessaires pour un essai approximatif d'asso¬ciation domestique et agricole. Quand cet essai sera fait, on reconnaîtra l'importance de la nouvelle science, et on regrettera inutilement d'en avoir manqué le traité. Notre XIXe siècle suit ici la marche du XVe, qui se décida à croire au nouveau monde continental, lorsqu'il vit Colomb de retour avec les blocs d'or et les sauvages cuivrés. Ces conversions in extremis ou retour à la bonne voie quand le péché n'est plus possible, sont habituelles chez la civilisation moderne ; elle niera le nouveau monde industriel jusqu'au dernier moment; peu importe, puisqu'il suffira d'un petit comité de fondateurs pour opérer subitement la métamorphose universelle : pauci, sed boni. Section deuxième Dispositions de la phalange d'essai Section II : Disposition de la phalange d’essai Troisième notice Partie matérielle des préparatifs Chapitre IX Préparatifs en matériel et personnel. Admission et installation successive. Je dois prévenir dès le début, et je devrai rappeler fréquemment que, pour être en état de diriger une approximation sociétaire ou phalange d'échelle réduite, il faut connaître le mécanisme de la phalange de pleine échelle à dix-huit cents personnes. L'opération en échelle réduite n'emploiera que le quart des capitaux qu'exigerait l'autre; mais on ne pourrait pas juger des réductions que chaque branche peut subir en petite échelle, si on ne connaissait pas le plein mécanisme, l'harmonie en grande échelle. C'est celle qu'on va décrire dans les cinq sections de principes et application, 1, 2, 3, 4, 5 ; elles serviront de base pour le calcul de l'échelle réduite placée à la suite de la 5e section. Il faudra donc, lorsqu'on trouvera les perspectives trop éblouissantes, se souvenir qu'on n'opérera pas si grandement, mais qu'il faut connaître ce mécanisme de haute harmonie des passions pour déterminer les réductions dont il est susceptible dans ses bas degrés. Je distingue les préparatifs matériels en trois branches : 1° La formation de la compagnie actionnaire ; 2° Les constructions, approvisionnements, plantations ; 3° Les engagements et installations successives. 1° Formation de la compagnie : Comme il faudra suivre à cet égard une marche très opposée aux méthodes usitées, éviter la cohue des petits actionnaires, pauci sed boni, je crois à propos de renvoyer ce sujet à l'article CANDIDATURE placé à la post¬face. Bornons-nous à supposer cette compagnie toute formée, et pourvue du capital nécessaire pour fonder en grande échelle, puisque c'est sur la grande échelle qu'il faut étudier la théorie, pour savoir fonder en échelle réduite. 2° Les distributions matérielles du canton d'essai. Elles seront exposées dans tout le cours de cette 2e section, ainsi que les dispositions relatives au mécanisme d'attrac¬tion, point sur lequel une compagnie d'actionnaires tomberait à chaque pas dans de graves erreurs, si elle se guidait sur le préjugé dominant. 3° Les engagements, admissions et installations consécutives. On suivra à cet égard une méthode opposée à celle des établissements civilisés, où l'on installe brus¬quement et d'un seul jet tous les coopérateurs. L'installation de la phalange d'essai (je la suppose complète) devra s'opérer en cinq actes, savoir : Les salariés, cohorte subsidiaire 100 Germe 1, le noyau et la régence 300 Quart d'exercice 2, la classe préparatoire 400 Demi-exercice 3, la classe mixte 600 Trois quarts d'exercice 4, la classe aisée 400 Plein exercice 5, la classe riche 200 Et pour la fondation approximative 900 seulement. 2000 Il faut un peu forcer de nombre dans la phalange d'essai, l'élever à 1 900 et 2 000, y compris la cohorte salariée, parce qu'elle aura plus de difficultés à surmonter que celles qu'on fondera postérieurement et qu'on réduira d'abord à 1 800 et ensuite à 1 700 : le nombre fixe étant 1620, qu'il faudra un peu excéder, surtout pendant les pre¬mières générations qui manqueront de vigueur. La méthode exigerait que je traitasse d'abord des bâtiments, des terrains ; mais ce serait un détail un peu aride que je diffère. Commençons par la règle à suivre en installation progressive des essaims. Si l'édifice et les plantations pouvaient se trouver tout prêts, on installerait toute la phalange dans l'espace de neuf mois, savoir: 1er essaim en Août, 2e en Septembre, 3e en Octobre, 4e en Mars, 5e en Mai. On ne pourrait pas opérer si rapidement en grande échelle, parce qu'il faudrait construire et planter, puis installer dans les portions d'édifice à mesure qu'elles seraient prêtes. J'estime donc que l'installation comprendrait un terme de 21 à 24 mois ; celle en échelle réduite se bornera à trois essaims qu'on installera, 1er en Août, 2e en Octobre, 3e en Mars ; et avant tout les cent salariés, gens de peine, dont deux tiers d'hommes et un tiers de femmes, qu'on emploiera aux dégrossissements et fonctions qui ralentiraient l'Attraction industrielle. Cette centaine de salariés sera la béquille de la phalange d'essai, très gênée par les lacunes d'attraction, et obligée de s'étayer d'un appui soit en grande, soit en petite échelle. Si la compagnie d'actionnaires voulait engager tout à coup les 1 900 personnes ou les 800 d'échelle réduite, elle échouerait : d'abord elle serait rançonnée par la classe ouvrière qui, ne sachant pas à quoi on va remployer, serait fort exigeante sur les conditions; d'autre part les classes aisées et riches n'auraient pas de confiance et refuseraient tout engagement. Il s'agit d'amener les uns et les autres à solliciter l'admission comme une insigne faveur; et pour y réussir il suffira d'opérer judicieu¬sement sur le premier essaim. On traitera avec la classe industrieuse en stipulant l'option d'une somme fixe, que l'engagé pourra exiger en cas de mésintelligence dans les partages sociétaires du bénéfice (je supprime à regret des détails importants sur ces engagements) ; la régen¬ce ne doutera pas de l'accord dans la répartition; mais comme les engagés en douteront, il faudra les satisfaire par cette option d'un fixe. Si le terrain contient quelque grand bâtiment, château ou monastère qu'on aura loué, on y installera d'abord le noyau ou premier essaim d'environ trois cents, plus la régence. Il se composera en grande partie de jardiniers qui prépareront les vergers, feront les transplantations et tous les ouvrages dont on doit s'occuper longtemps à l'avance; introduction des animaux, conserve de fruits et légumes, plantation de végétaux qui, comme l'asperge et l'artichaut, ne fructifient pas dès la première année. Le premier travail sera de former ces débutants au développement de l'attraction, faire éclore leurs passions, leurs goûts, leurs instincts; ils seront fort étonnés, pères et enfants, de ce que, au lieu de les rudoyer et moraliser, on ne s'occupera qu'à favoriser leurs goûts, répandre du charme dans leurs fonctions par les séances courtes et variées, les classer en groupes et sous-groupes qu'on exercera à se passionner caba¬listiquement pour tels mets, telles préparations, à graduer et échelonner les goûts des trois sexes, qui sont très distincts. Une compagnie d'actionnaires ne manquerait pas de réprouver ce procédé, et de prétendre qu'il faut discipliner cette réunion selon les saines doctrines du commerce et de la morale : envisageons mieux le but. Il ne s'agira pas de former des civilisés, mais des Harmoniens, les amener. à l'Attraction industrielle par la prompte formation des Séries passionnées. Plus tôt elles seront formées, plus tôt cette attraction naîtra; or, la voie la plus courte est la gourmandise raffinée et échelonnée ; elle formera d'abord les séries en consommation, ensuite l'échelle sériaire s'étendra aux préparations culi¬naires : ce mécanisme, une fois organisé aux tables et aux cuisines, s'établira par suite dans les cultures et les ateliers de conserve. C'est une thèse à traiter aux troisième et quatrième sections : je me borne à la faire entrevoir. Cette facile sagesse de gastronomie échelonnée, est le ressort que Dieu nous a ménagé pour opérer promptement et sûrement en mécanique d'attraction, réussir dès le premier mois d'essai. Une telle sagesse charmera tous les débutants ; elle ne sera pas très lucrative sur le premier essaim de trois cents personnes, car les bénéfices du régime sériaire ne s'établissent que sur le nombre 600 ; mais ce sera une semaille nécessaire à préparer les voies du régime de l'Attraction industrielle qui s'établira à l'entrée du deuxième essaim, et d'où naîtra le quadruple produit. Remarquons à ce sujet que, sur la gastronomie, la culture des fleurs, l'emploi de l'opéra et autres fonctions réputées frivoles ou vicieuses, je serai obligé de contredire sans cesse les doctrines civilisées ; je ne conteste pas que ces fonctions ne soient nuisibles dans l'état actuel, mais je les envisage en application au régime des Séries passionnées où elles deviennent voies de bien. Dès que le peuple des villages et villes voisines connaîtra le genre de vie que mènent les trois cents débutants, leurs travaux à choix et en courtes séances, variées au moins quatre fois par jour, le service de leurs tables à option sur des qualités graduées, la sollicitude des chefs pour varier les plaisirs des hommes, femmes et enfants, ce sera un sujet de rumeur extrême chez toute la classe industrieuse du voisi¬nage. On ne s'entretiendra que du bien-être des débutants ; toute famille d'ouvriers, d'artisans, de petits cultivateurs, ambitionnera leur poste, et quiconque aura hésité sur l'engagement, viendra le solliciter comme haute faveur. Je suppose qu'à cette époque une aile du phalanstère sera déjà construite et habi¬table : on engagera donc le deuxième essaim de quatre cents personnes, dont une partie en ouvriers instructeurs, charpentiers, charrons, cordonniers, serruriers; une partie en petits cultivateurs, puis des instituteurs d'école primaire, car le régime des Séries passionnées excite bien vite le peuple et les enfants à demander l'instruction qu'ils n'acceptent que forcément en civilisation. Dans l'engagement de ce deuxième essaim, la régence aura l'option sur les bons ouvriers qui, séduits par le train de vie des sociétaires, se présenteront en nombre décuple du nécessaire, et l'on pourra choisir les meilleurs. Le noyau se trouvant porté à sept cents par cette recrue, il passera de la manœuvre de dégrossissement à celle de sous-approximation, ou quart d'exercice. Alors commencera l'essai du mécanisme des séries qui ne peut pas être ébauché à moins de six cents personnes (voyez le tableau de la phalange, chap. X, en tribus et chœurs). La régence livrera à tous les engagés leurs trousseaux de travail et de parade ; les groupes commenceront à aller au travail avec drapeaux, hymnes, fanfares. On établira aussi trois degrés pour les tables qui auront été bornées à deux espèces dans le premier essaim, plus celle de la régence. Ce ne sera qu'après cette ébauche du mécanisme sériaire qu'on pourra entrevoir les propriétés de l'attraction, sa justesse géométrique, le préservatif d'excès par alter¬nat de plaisirs, la perfection du travail et l'ardeur industrielle croissant en raison des raffinements gastronomiques, l'amour des richesses devenant voie de vertu, l'entraî¬nement des enfants au travail productif, l'emploi des discords en harmonie générale, et l'accord indirect des antipathies. Tous ces prodiges, dont on verra des germes sur une masse de sept cents personnes, ne pourraient pas se manifester dans le noyau de trois cents; mais celui de sept cents et même six cents, donnera des résultats qui ne laisseront aucun doute sur la chute prochaine de la civilisation (voyez les détails en troisième et quatrième sections). Alors tous les regards se fixeront sur cet embryon de l'harmonie ; les actions en seront recherchées à double prix : beaucoup de gens de la classe riche demanderont à faire partie du troisième essaim, que la régence travaillera à rassembler, ou plutôt ACCEPTER. L'admission sera d'autant plus recherchée, qu'on verra déjà éclater l'une des plus belles propriétés du régime sériaire, le vingtuplement relatif de richesse, ou faculté de quadrupler le produit effectif, 4 000 pour 1 000, et de mener, dans la phalange, avec une somme de 4 000 francs, le train de vie qui en coûterait 20 000 en civilisation. L'on ne sera admis que difficilement au troisième essaim, qui devra se composer d'instituteurs, d'habiles artisans, de cultivateurs expérimentés, d'agronomes, d'artistes chargés de donner la haute éducation aux plébéiens de la phalange, et surtout aux enfants. Quant au choix à faire sur les prétendants riches ou pauvres, on devra s'attacher à diverses qualités réputées vicieuses ou inutiles en civilisation, telles sont : La justesse d'oreille musicale, La politesse des familles, L'aptitude aux beaux arts, et suivre diverses règles opposées aux idées philosophiques, Préférer les familles ayant peu d'enfants, Introduire un tiers de célibataires, Rechercher les caractères titrés de bizarrerie Établir l'échelle graduée en âges, fortunes, lumières. L'industrie sociétaire tire grand avantage de certaines facultés, comme la justesse d'oreille, que méprisent les sophistes, d'après leur principe, qui bien chante et danse, peu avance, principe très faux en mécanique sociétaire, et surtout dans la phalange d'essai, qui avancera beaucoup si elle a un peuple très poli, bien chantant et dansant. D'abord elle aura (je parle de la grande échelle) une somme énorme à percevoir sur les curieux payants : cette seule branche de bénéfice triplera le capital des action¬naires. On manquerait en grande partie cette récolte, si la phalange ne présentait aux curieux qu'un peuple grossier, inhabile aux évolutions matérielles de l'harmonie, et à la manœuvre de passions qui exige beaucoup de raffinement. Comme il faudra un assortiment d'ouvriers instructeurs, au moins trois en chaque métier, afin d'établir la concurrence de méthodes; si chacun de ces ouvriers, tirés de la ville, amenait une famille considérable, on aurait presque moitié de pères et enfants non habitués à l'agriculture, ce qui fausserait le mécanisme sociétaire où l'agriculture doit tenir le haut rang. Dans les crédits et comptes courants relatifs aux avances de subsistance, vête¬ments, logement et autres, la phalange ne connaît jamais de familles, mais seulement des individus qui ont leur compte distinct. Un homme ne peut pas traiter en commun pour sa femme et ses enfants ; on stipule pour chacun individuellement, sauf les enfants au-dessous de trois ans, qui sont tenus aux frais de la phalange quand ils sont de la classe pauvre. D'après cela, tout ouvrier surchargé de petits enfants recherchera l'admission; mais la régence n'acceptera d'enfants que selon les proportions conve¬nables : je les indiquerai ailleurs. Il conviendra que la phalange, dès l'entrée du troisième essaim, ait au moins deux tiers de ses végétaux en espèces fécondes ; on devra donc faire les frais de transplanter les arbres fruitiers, avec encaissement du massif de terre qui contient les racines. Si l'arbre est grand et qu'on ne puisse pas employer cette méthode, on suivra celle récemment publiée en Écosse par sir Stuart, et qui opérant par déchaussement des racines, permet de transplanter avec succès les arbres de toute grandeur. Moyen¬nant ces dispositions on ne courra pas le risque de fausser le mécanisme pendant deux ou trois ans, par des travaux ingrats et mal intrigués, comme seraient ceux de jeunes vergers qui ne passionneraient pas les groupes, tant qu'on n'y verrait pas de fruits. La phalange d'essai devra, même en échelle réduite, pourvoir au bien-être d'une centaine de salariés qu'elle s'adjoindra, les élever au demi-bonheur sociétaire par les variantes de fonctions et autres moyens, leur garantir l'admission dans les premières phalanges à fonder, ou dans la leur si elle n'est que réduite, extensible de 900 à 1 800 Il faut que tout soit heureux dans cette réunion, même les animaux ; leur bien-être est une branche essentielle de l'harmonie sociétaire, et une des sources de sa richesse. Elle s'appauvrirait et fausserait son mécanisme, si elle donnait dans l'égoïsme de Platon qui, au lieu de chercher un remède aux misères de l'humanité, remerciait les dieux d'avoir échappé au malheur commun, d'être né homme et non femme, Grec et non barbare, libre et non esclave. je reviendrai sur cet égoïsme de Platon et consorts : faut-il s'étonner qu'avec un tel caractère les philosophes aient manqué le calcul de l'attraction qui tend au bonheur de tous ? Il est aisé de prévoir que tout ouvrier, tout paysan, voudra, en entrant dans la phalange, abonner sa femme et ses enfants à des tables de degré inférieur, les placer en troisième degré, s'il s'abonne en deuxième. Il voudra aussi s'allouer tout le montant du fixe ou somme d'option accordée dans les engagements ; n'en céder qu'une parcelle à la femme et aux enfants. Tels sont les tendres pères civilisés ; les tendres paysans veulent tout pour eux sous prétexte de soutenir la morale douce et pure : ces tyrannies maritales et paternelles sont inadmissibles en régime sociétaire. D'ailleurs au bout d'un mois, tout sociétaire dédaignera cette rapacité civilisée, et sera assez satisfait d'être exempt de l'entretien de femme et enfants qui, par effet de l'attraction indus¬trielle, gagneront bien plus que leurs frais. La phalange pourvue de son troisième essaim pourra s'élever à la grande approx¬imation ou demi-exercice qui exige 1 300 personnes. Alors commenceront les opéra¬tions de haute harmonie, comme l'éducation attrayante ou naturelle qui n'aura pu être qu'ébauchée dans le quart d'exercice borné à 700 personnes. L'éducation naturelle (troisième section) sera la plus puissante amorce pour la classe opulente : on sera convaincu, après avoir vu les enfants de la phalange, qu'un monarque même ne peut pas, avec ses trésors et ses gouverneurs salariés, donner à ses enfants le quart des développements matériels et intellectuels que recevra le plus pauvre enfant de la phalange. D'après cela, tous les gens riches qui auront des héri¬tiers précieux à conserver, se disputeront l'admission dans les deux derniers essaims numéros quatre et cinq, ou demanderont à y introduire leurs enfants, sauf une prise d'action au cours qui sera déjà triple du capital primitif. J'ai dit (76) que la propriété la plus saillante de l'éducation harmonienne est de développer dès le bas âge de trois à quatre ans une vingtaine de vocations indus¬trielles, même chez l'enfant qui serait dans les ménages civilisés un paresseux obstiné ; et d'élever cet enfant au goût des sciences et des arts, au raffinement matériel et intellectuel, sans autre précaution que de l'abandonner à l'attraction, à la nature, à toutes ses fantaisies (voyez troisième et quatrième sections) : un enfant élevé dès sa naissance dans les Séries passionnées serait à quatre ans bien plus avancé en vigueur qu'un civilisé de six ans, et plus avancé en intelligence que la plupart des enfants de dix ans. Pour donner du lustre à ces propriétés de la méthode naturelle, il faudra réserver des places aux enfants extérieurs que les princes et les grands offriront en foule. On devra donc éviter d'admettre dans les trois premiers essaims des plébéiens chargés de famille, qui causeraient encombrement d'enfants. Il suffira qu'on ait assez pour organiser en âge de cinq à treize ans les manœuvres chorégraphiques à 144 des deux sexes avec leurs chefs, soit 16o. Or, le nombre d'enfants de 5 à 13 s'élèverait à 220 au moins sur 1 300 individus de familles civilisées. On pourra donc réduire la proportion naturelle d'enfants sur les trois premiers essaims, et admettre des enfants à pension qui seront très offerts. Je suppose que le troisième essaim aura été admis au commencement de l'au¬tomne ; les 1 300 sociétaires auront pu former pendant l'hiver assez de liens pour se déployer d'une manière brillante au printemps, lorsque la phalange songera à enrôler son complet numérique, ses derniers essaims quatrième et cinquième, à l'effet de frapper le grand coup, et déterminer en six semaines de plein exercice, l'abandon et la clôture de la civilisation. Déjà elle aura été condamnée de toutes voix; mais comme l'hiver de demi-exercice sera sujet aux calmes de passions, par absence des deux classes supérieures, ce sera après leur entrée qu'on la verra confondue honteusement et bafouée par ses plus obstinés défenseurs. Négligeons les détails d'installation de ces quatrième et cinquième essaims, puisqu'on se bornera à une petite phalange de trois essaims seulement. Elle suffira déjà pour attirer une foule immense de curieux payants qui viendront de toute part s'assurer s'il est vrai que la destinée de l'homme, la mécanique sociétaire des passions est découverte, que la loi naturelle va succéder aux visions morales tendant à répri¬mer, modérer et changer la nature, substituer aux lumières de Dieu, les lumières de Caton et Target. Chapitre X Classification, direction, devis. Dans toute réunion civilisée, on ne connaît d'autre hiérarchie que celle du rang ou de la fortune : l'ordre sociétaire emploie plusieurs autres échelles de classification inconnues parmi nous, comme celle des caractères qui sont pour les civilisés un grimoire indéchiffrable; et celle des tempéraments que la médecine réduit à quatre, et qui sont en même quantité et même distribution que les caractères individuels; mais il faudra de longues épreuves avant de pouvoir faire le triage et l'échelle régulière des caractères et celle des tempéraments. La première classification à établir sera celle des caractères collectifs analogues aux divers âges ; ils se classeront spontanément, personne ne sera obligé de se ranger dans telle catégorie d'âge. Voyez ladite échelle (154). Sa distribution représente une série mesurée ou com¬posée ; c'est peut-être la seule qu'on pourra former dans la phalange d'essai. Nota. Ce qu'on peut remarquer ici, c'est qu'une série mesurée se prête comme une simple à la division en trois corps, ailes et centre; mais si on décomposait cette série par sexes, on y établirait une autre division en quatre corps, dont il n'est pas pressant de parler. Les trente-deux chœurs, leurs esprits de corps et leurs attributions graduées seront une féconde source d'accords, pourvu que les âges, les tribus et les chœurs se classent en pleine liberté. On ne distinguera pas de demi-caractère dans une phalange d'échelle réduite à huit cents sociétaires et cent salariés; la manœuvre du demi-caractère ne pouvant s'établir que sur une masse d'environ mille six cents. Je définirai plus loin la différence du plein ou demi-caractère. Les enfants se prêteront ardemment à former l'échelle corporative des âges, les six tribus nos 1, 2, 3, 4, 5, 6, sauf à avancer les enfants précoces en facultés, et retarder les moins développés. L'échelle d'âges, qui plait à l'enfance, est indispensable pour l'émulation, pour le ton et l'impulsion, qui doivent être donnés par degrés, et communiqués de la tribu numéro 6 aux tribus inférieures. Toute l'éducation pivote sur la tribu no 6 (voyez 3e et 4e sections). L'âge avancé formera avec plaisir les tribus 14, 15, 16, car les six chœurs de ces tribus jouissent de diverses prérogatives quant aux subsistances, vêtements, logements, voitures, etc. : un patriarche (16e tribu) est servi en chère de première classe, quelque pauvre qu'il soit : un révérend et un vénérable ont droit aux tables de deuxième classe, malgré le défaut de fortune ; mêmes égards quant aux vêtements, logements, équipages; nos modernes, en vrais sauvages, abandonnent la vieillesse, l'enfance, les malades; en prodigue aux oisifs les litières suspendues, rembourrées, tandis que les blessés sont cahotés, martyrisés dans des fourgons sans soupente : pas un moraliste ne réclamera pour eux. Voilà les bienfaits de la civilisation perfectible, ses gasconnades philanthropiques et morales ! Phalange en grande échelle Distribution en 16 tribus et 32 chœurs. Distinction de plein et demi-caractère, de régence et compléments. Ordres Genres Ages Nombres Complément Nourrissons 0 à 1 72 Ascendant Poupons 1 à 2 60 180 Lutins 2 à 3 48 Tribus et chœurs. Transit. Ascendante. 1 Bambins et Bambines 3 à 4 1/2 60 Plein caractère. Demi-caractère. Aileron ascendant. 2 Chérubins et Chérubines 4 à 6 1/2 38 392 19 196 3 Séraphins et Séraphines 6 1/2 à 9 44 22 Aile descendante. 4 Lycéens et Lycéennes 9 à 12 50 25 5 Gymnasiens et Gymnasiennes 12 à 15 1/2 56 28 6 Jouvenceaux et Jouvencelles 15 1/2 à 20 62 31 Adolescents et Adolescentes 68 34 Formés et Formées 74 37 Centre. Régence 54 27 9 Athlétiques et Athlétiques 70 364 35 182 10 Virils et Viriles 64 32 Aile descendante. 11 Raffinés et Raffinées 58 29 12 Tempérés et Tempérées 52 26 13 Prudents et Prudentes 46 23 Aileron descendant. 14 Révérends et Révérendes 40 20 15 Vénérables et Vénérables 34 17 Demi-caractère. 405 405 Plein caractère. 810 810 Transit. Descendante. 16 Patriarches et Patriarches Complément descendant. Malades 30 120 Infirmes 40 Absents 50 Total : 1620 Nota. On doit s'écarter de ce nombre et le porter : En phalange de première génération à 1800 En phalange d'essai à 1900 et 100 salariés 2000 En phalange approximative à 800 et 100 salariés 900 Les tribus 7e et 8e fort jeunes, et les 8e et 10e encore jeunes, se classeront sans aucune répugnance en échelle d'âges, à peu d'exceptions près, car tout sera libre dans cette classification, depuis la tribu 7e jusqu'à la 16e. C'est aux tribus Il, 12, 13, que commence l'âge déclinant, et l'on va présumer que les femmes, sur le retour, seront peu flattées de figurer dans ces tribus, qu'elles refuseront tout net de s'y incorporer : il n'en sera rien. Le régime sociétaire fait naître une foule d'intérêts différents des nôtres : l'un de ses effets est d'assurer considération et affection à la vieillesse, qui, dans l'ordre civilisé, est mal vue des jeunes gens. On verra, au chapitre des ralliements passionnels, que cette bannière d'âge avance, qui serait aujourd'hui un épouvantail pour les femmes déclinantes, deviendra pour elles une amorce. D'ailleurs, chacun pourra se classer dans la tribu dont il obtiendra l'agrément. La femme de quarante ans pourra se ranger parmi celle de trente, si elle y est admise, et cette admission sera facile à obtenir. La classification au-dessus de vingt ans étant libre, je n'indique pas les âges des tribus n° 7 et au-dessus. L'emploi le plus précieux de cette échelle d'âges est de faciliter l'éducation natu¬relle, créer chez les enfants des esprits de corps qui les entraînent passionnément aux études et aux travaux productifs (voyez troisième section). On devra observer, dans la classification par tribus, l'inégalité des deux grandes divisions : d'ailleurs la nature fournit moins de nombre dans l'âge descendant que dans l'ascendant; aussi ai-je distribué les quatorze tribus de pleine harmonie, par 38, 44,50,56,62,68,74. = 54. = 70, 64,58,52,46,40,34. Et non par nombres égaux en correspondance, 36, 42, 48, 54, 60, 66,72. = 54. = 72,66, 60, 54, 48, 42, 36. La deuxième échelle supposerait l'égalité numérique des deux divisions d'âge. On aura au contraire, pen¬dant trente ans, une surcharge de nombre dans la première division, parce que les enfants sont surabondants en civilisation. La classe de plein caractère, qui comprend 810 individus, est celle des êtres qui jouissent de l'exercice plein en facultés corporelles et intellectuelles. Un enfant de trois à quatre ans ne peut pas avoir, même dans l'éducation sociétaire, la dextérité, l'intelligence, les penchants prononcés qui constituent le plein caractère. En si bas âge, il a peu de goûts saillants; il effleure tout, ce n'est guère que de quatre ans à quatre et demi que son naturel se manifeste nettement, et qu'on peut discerner ses passions dominantes, ses sous-dominantes, ses instincts, etc. En conséquence, la tribu des bambins ne fait pas distinction du demi-caractère. Il en est de même de la tribu des patriarches. Un vieillard du 16e âge n'a plus les facultés corporelles, et ne peut plus figurer dans le plein caractère, ni dans l'exercice actif. De là vient que le demi-caractère n'est tiré que des 14 tribus, numéros 2 à 15. Il se compose de 405 individus dont les goûts sont peu distincts, ambigus, et fort utiles pour lier les fonctions, car un demi-caractère figure souvent en doublure de deux caractères pleins. Ce genre, qui serait dédaigné en civilisation, jouit en harmonie d'une grande considération; le neutre et l'ambigu y sont éminemment utiles. La classe des évolutions et manœuvres, classe dite harmonie active, se borne aux douze tribus 2 à 13. J'ai dit qu'on tient chaque jour la bourse, ou réunion consultative pour concerter, soit en industrie, soit en repas et en plaisirs, les séances variées du lendemain et des jours suivants, ainsi que les prêts et emprunts de cohortes aux phalangés voisines. Le mécanisme de bourse, en association, est très différent de celui de nos bourses de commerce, qui sont la suprême confusion. Une bourse harmonienne débrouillera plus d'intrigues et conclura plus de négociations en une demi-heure que la bourse civilisée n'en terminerait en une demi-journée. Cette méthode est un des nombreux détails qu'il faut franchir dans un abrégé. La régence chargée de diriger les affaires courantes et pourvoir au service général n'est que le délégué de l'aréopage, qui est une autorité d'opinion; il se compose : 1° des chefs de chaque série d'industrie ou de plaisir, les plaisirs étant aussi utiles en harmonie que les travaux ; 2° des trois tribus de révérends, vénérables et patriarches ; 3° des actionnaires principaux ayant un vote par action, et des actionnaires d'épargne, qui ont obtenu une action par petites économies cumulées ; 4° des magnats et magnates de la phalange. On en verra ailleurs la liste détaillée en trois sexes. L'aréopage n'a point de statuts à faire ni à maintenir, tout étant réglé par l'attrac¬tion, et par les esprits de corps des tribus, des chœurs, des séries. Il prononce sur les affaires importantes, moisson, vendange, constructions, etc. Ses avis sont accueillis passionnément comme boussole d'industrie, mais ils ne sont pas obligatoires : un groupe serait libre de différer sa récolte, malgré l'avis de l'aréopage. Il n'a aucune influence sur l'opération principale, qui est la répartition des dividen¬des en triples lots proportionnels au capital, au travail et au talent. C'est l'Attraction seule qui est arbitre de justice dans cette affaire (voyez Ve section) : Ni l'aréopage, ni la régence ne sont chargés de responsabilités illusoires, comme celle de la finance civilisée qui, avec des fatras de chiffres, sait masquer tous les grivelages. La comptabilité, en harmonie sociétaire, est l'ouvrage d'une série spéciale, chargée de la tenue des livres, que chacun peut inspecter. D'ailleurs, les comptes sont très peu compliqués dans ce nouvel ordre. On n'y connaît pas les paiements journaliers, la coutume civilisée d'avoir toujours l'argent à la main. Chacun a un crédit ouvert en proportion de sa fortune connue ou de ses bénéfices présomptifs en industrie attrayante. Les phalanges vicinales ne paient point jour par jour ce qu'elles se vendent réciproquement : bestiaux, volailles, légumes, fruits, beurre, laitage, fourrage, vin, huile, bois, etc. On en fait écriture, et on balance à termes convenus, après virements ou compensations entre les cantons et régions. Quant aux comptes individuels, pour avance de subsistance et autres fournitures, ils ne se règlent qu'au bout de l'année à l'époque d'inventaire et répartition. Les contributions pour le fisc et les armées industrielles, dont on parlera plus loin, ne donnent lieu à aucun travail de percepteurs; chaque phalange règle avec le fisc en quatre billets payables par trimestre au chef-lieu de province : quant aux armées industrielles, chaque troupe envoyée par une province ou un district jouit d'un crédit fixe, sa dépense est payée par elle-même, en mandats sur son district. Aucun fournis¬seur ne peut griveler. Le contentieux est réduit à quelques arbitrages. Chacun peut retirer à tout instant le montant de ses actions, sauf le dividende courant à régler lors d'inventaire, Il n'est besoin pour les enfants d'aucun tuteur : on ne peut pas leur enlever une obole de leur fortune, qui consiste en actions enregistrées au grand livre de chaque phalange, et portant intérêt fixe, ou dividende réglé chaque année d'après inventaire. Ainsi un pupille n'est exposé à aucun leurre, et ses fonds, dans chaque phalange où il a des actions, s'accumulent avec intérêts, jusqu'à l'âge de majorité (vingt ans), où il en disposera. Il faudra distinguer trois classes de fortune et de dépense pour la table. C'est une échelle indispensable en harmonie, où toute égalité est poison politique. Parmi les sociétaires engagés, il s'en trouvera quelques-uns possédant un petit capital, des terres, bestiaux et instruments aratoires qu'ils auront vendus, une cabane démolie qu'on leur aura payée. Ils obtiendront pour ces versements une action ou parcelle d'action. Ils formeront une classe déjà supérieure à la multitude, et pourront être admis, s'ils le désirent, aux tables de deuxième ordre, où l'on recevra de même ceux qui, par des connaissances précieuses en industrie, mériteront crédit pour l'admission en deuxième classe. On créera une première classe, composée des ouvriers principaux, des instructeurs enrôlés à la ville, et créanciers d'une somme d'option considérable; puis des cultiva¬teurs qui, par fourniture de terrains étendus, ou d'une maison bonne à l'emploi, se trouveront actionnaires notables : ces trois degrés seront nécessaires même dans la petite phalange d'échelle réduite. La régence, ou comité d'actionnaires gérants, formera une quatrième classe, qui ne pourra bien s'identifier à la phalange qu'à l'époque où les derniers essaims y feront leur entrée. Plusieurs familles riches pourront se décider à s'incorporer dès l'automne, ce qui serait fort utile pour donner de l'activité aux intrigues pendant l'hiver qui précédera l'entrée en plein exercice. Pour frapper un coup décisif au printemps, il faudra de bonne heure exercer les sociétaires et surtout les enfants, aux manœuvres chorégraphiques et autres, depuis celles de l'opéra jusqu'à celles de l'encensoir. Il faudra que cette phalange, quoique insuffisante en nombre, sache, à l'issue de l'hiver, se présenter en belle tenue maté¬rielle et spirituelle ; qu'elle soit manœuvrière comme des danseurs et comparses d'opéra, et qu'elle présente déjà des équilibres de passions, par option sur des alter¬natives de plaisir prévenant tout excès, et dénotant que cet effet sera général quand le mécanisme sera porté au complet par l'introduction des derniers essaims. En insistant sur la nécessité d'opérer sur des essaims consécutifs, j'ai prouvé que la dépense d'amorce ne portera que sur le premier, très peu nombreux. Je passe au devis estimatif. Frais de fondation en pleine échelle Ils ne s'élèveront qu'au quart en échelle réduite. Loyer d'un an pour terres et édifices 600 000 Construction de logements et étables 5 000 000 Bestiaux, végétaux, mobilier rural 1 200 000 Frais d'engagements et avances 1 200 000 Équipement, linge, vaisselle 1 000 000 Manufactures, ateliers, matières premières 1 500 000 Subsistance de six mois 800 000 Semailles d'attraction 8 000 000 Frais de bureau, régence, négociations 600 000 Ouvriers coopérateurs non sociétaires 400 000 Transplantation avec massif de terre 400 000 Conserve de fruits et légumes 300 000 Bibliothèque publique 300 000 Musique et opéra 300 000 Palissade et grillage 200 000 Dépenses imprévues 400 000 15 000 000 Il suffira du quart., 4 millions, en échelle réduite, et l'on pourra commencer avec deux millions, car dès qu'on aura mis la main à l'œuvre, on trouvera des actionnaires plus qu'on n'en voudra. Toutefois il convient d'avertir que, si l'on fonde en petite échelle, on y perdra : La revente des actions dont les deux tiers réservés et valant 10 millions pourraient être vendus 40 millions, dans le cas où l'on ferait un coup d'éclat, une fondation brillante qui étalerait subitement les hautes harmonies de passions. Et le bénéfice des curieux payants, qu'il faut estimer 50 millions pour les deux premières années où la phalange de grande échelle serait la seule, et pour la troisième année où elle serait en supériorité de mécanisme. En estimant les curieux payants au moyen terme de cent francs par jour, six cents personnes admises chaque jour fourniraient une recette de 44 millions en deux ans, et l'on en aurait encore beaucoup dans le cours de la troisième année ; mais une pha¬lange d'échelle réduite où les accords seront peu brillants, ne causera pas en Europe l'éblouissement d'où résulterait cette affluence de voyageurs opulents, amenés par la curiosité. Une phalange d'échelle réduite n'en attirera guère que le quart, et à quart de prix. On répond qu'il n'est pas aisé de trouver 45 millions de souscriptions; oui, parce que les esprits civilisés ne sont défiants que sur les affaires sûres et exemptes de risque. Mais s'il s'agit de quelque folie, on trouve des capitaux par 100 millions. N'a-t-on pas proposé récemment aux Français la folle entreprise d'amener des vaisseaux à Paris ? vaine gloriole qui coûterait 300 millions selon le devis, et peut-être le double en réalité, car, dans ces sortes de travaux, le devis est toujours bien radouci, et les obstacles ne sont pas portés en compte. Ici il ne s'agira que de 4 millions, dont deux seulement pour le début ; or, combien de capitalistes peuvent à eux seuls faire la fondation ! Un pair de France a placé récemment trois millions dans la faillite Paravey. Si on trouve tant d'hommes aven¬tureux pour les affaires dangereuses, n'en trouvera-t-on pas un pour une affaire exempte de danger? La phalange d'essai étant obligée de construire, devrait acheter et non pas louer son terrain; mais, pour ménager le capital actionnaire, elle devra louer le terrain, et s'il se peut, les édifices, avec faculté de les acheter sous deux ans, pour un prix convenu. Dès qu'elle sera installée, elle trouvera plus qu'elle ne voudra des capitaux pour consommer l'achat. Quoique tout terrain de bonne qualité soit convenable pour l'essai, il faudra rechercher un pays coupe, varie en expositions et meublé de monticules, comme le pays de Vaud, la Savoie, le Charollais, les belles vallées du Brisgau et des Pyrénées, celles de Bruxelles à Halle ; un pays propre à comporter des cultures variées, et pourvu d'un beau courant d'eau. Il faut fonder près d'une grande capitale; peu importera qu'on en soit éloigné de 10 lieues, pourvu que les curieux puissent arriver de cette ville à la phalange sans cou¬cher en chemin. Si l'on s'éloignait trop des grandes villes, la phalange, au printemps, aurait de la peine à engager les familles riches qui devront y entrer à cette époque. Relativement aux édifices, on devra peu spéculer sur les bâtiments faits; un édifice distribué pour les relations civilisées ne le sera pas pour celles d'Attraction industrielle. On aura beau remanier les bâtiments actuels, ils seront toujours gênants pour les relations des Séries passionnées. Les monastères civilisés qu'on pourrait acheter ont tous le défaut d'être à corps simple (une seule file de chambres), leurs étables ne sauraient convenir pour la distribution en séries. On peut tirer parti d'un de ces vastes châteaux qui abondent aux environs de Paris, et même de plusieurs, pour loger les curieux payants et résidant plus d'un jour; une jolie maison, éloignée du phalanstère d'un quart ou d'une demi-lieue, sera également très utile pour castel ou entrepôt rural; mais il faut éviter de s'entourer d'un village; car, lors même qu'on engagerait ce village entier, il faudrait encore en abattre les maisons, ce qui serait très dispendieux, et ne donnerait qu'un terrain fort ingrat. Si le phalanstère était voisin de quelque village ou de familles non sociétaires, elles entraveraient le mécanisme par leurs importunités; on les aurait continuellement sur les bras : il faut donc un terrain dégagé d'habitants, dût-on abattre et extirper une portion de forêt. Du reste, si le canton contient quelques familles éparses, on peut les considérer comme enrôlées et réserver leur place dans le phalanstère : elles seront bien empres¬sées de s'incorporer à la phalange d'essai, et livrer leurs lambeaux de terre en échange d'actions; les femmes surtout, lorsqu'elles auront vu le ménage sociétaire, seront si harassées du ménage civilisé, qu'elles y sécheront d'ennui. Quant aux enfants, il fau¬dra bien se garder de les introduire dans la phalange, car après avoir vu un jour les chœurs et groupes d'enfants en mécanisme d'attraction, il tomberaient malades de chagrin quand il faudrait les quitter. J'ai porté au devis les frais de palissade, comme indispensables; on sera déjà encombré par l'admission journalière des curieux payants, il faudra donc se garantir des curieux importuns, et employer la palissade partout où il n'y aura pas de barrière naturelle, rivière ou muraille grillée. Je dis grillée, parce que l'ordre sociétaire n'admet pas les murs monastiques masquant la vue et transformant en prison la voie publique. Il faut tout le mauvais goût des civilisés pour s'habituer à ces hideuses perspectives. Chapitre XI Distribution des cultures en trois ordres. Pour introduire dans les travaux champêtres l'intrigue, le charme, la variété, vœu des trois Passions mécanisantes, on distribue les cultures sociétaires en trois ordres entrelacés et adaptés aux diverses localités. 1˚ L'ordre simple ou massif ; 2˚ l'ordre ambigu ou vague ; 3˚ l'ordre composé ou engrené. 1˚ L'ordre simple ou massif est celui qui exclut les entrelacements ; il règne en plein dans nos pays de grande culture où tout est champ d'un côté, tout est bois de l'autre, et ainsi des prés et des vignes; quoiqu'il y ait, dans chaque massif, beaucoup de portions qui pourraient convenir à d'autres cultures, surtout dans les forêts, où il faut ménager des clairières pour la circulation de l'air, le jeu des rayons solaires et la maturation du bois de tige. 2˚ L'ordre ambigu ou vague et mixte est celui des jardins confus dits anglais, dont l'idée est due aux Chinois. Cette méthode, qui rassemble comme par hasard toutes sortes de cultures, n'est employée chez nous qu'en petit, et jamais dans l'ensemble d'un canton. L'état sociétaire en tirera grand parti pour l'embellissement général et le charme industriel. Les massifs actuels de prés, de bois, de champs, perdront leur triste aspect par emploi de l'ordre ambigu. 3˚ L'ordre engrené ou composé est le contraire du système civilisé, des clôtures et barricades. En harmonie, où l'on ne peut pas essuyer le moindre vol, la méthode engrenée est pleinement praticable, et produit le plus brillant effet. Chaque série agricole s'efforce de jeter des rameaux sur divers points; elle engage des lignes avan¬cées et des carreaux détachés dans tous les postes des séries dont le centre d'opéra¬tions se trouve éloigné du sien; et par suite de ce mélange (subordonné aux conve¬nances de terrain), le canton se trouve parsemé de groupes, la scène y est animée, et le coup d'œil varié et pittoresque. Ces trois ordres peuvent être comparés à ceux de l'architecture grecque. On n'a rien su trouver de neuf après les trois colonnes grecques, à peine quelques légères variantes; il en sera de même de toutes les méthodes agricoles qu'on pourra indiquer, elles ne seront que modifications des trois ordres ci-dessus. L'ordre massif est le seul pratiqué dans les cultures grossières de civilisés ; ils réunissent d'un côté toutes les céréales ; d'autre part, chacun d'eux fait dans son jardin abus de la méthode engrenée, il accumule vingt espèces où il en faudrait à peine trois ou quatre. Une phalange exploitant son canton en système combine, commence par déter¬deux ou trois emplois convenables à chaque portion. L'on peut toujours faire avec succès des mélanges, hors le cas de vignoble très précieux qui encore peut comporter fruits et légumes, en accessoires de la culture pivotale. Ces alliages ont pour but d'amener divers groupes, leur ménager des rencontres qui les intéressent aux travaux engrenés avec le leur, et laisser le moins que possible un groupe isolé dans ses fonctions. À cet effet, chaque branche de culture cherche à pousser des divisions parmi les autres : le parterre et le potager qui chez nous sont confinés autour de l'habitation, jettent des rameaux dans tout le canton. Leur centre est bien au voisinage du phalans¬tère, mais ils poussent dans la campagne de fortes lignes, des masses détachées qui diminuent par degrés, s'engagent dans les champs et prairies dont le sol peut leur convenir et de même les vergers, quoique moins rapprochés du phalanstère, ont à sa proximité quelques postes de ralliement, quelques lignes ou blocs d'arbustes et espaliers, engagés dans le potager et le parterre. Cet engrenage agréable sous le rapport du coup d'œil, tient encore plus à l'utile, à l'amalgame des passions et des intrigues. On doit s'attacher surtout à ménager des mariages de groupes, des rencontres de ceux d'hommes avec ceux de femmes, par suite de l'engrenage des cultures ; l'idée de mariage des groupes est plaisante et prête à l'équivoque, mais ce sont des rencontres industrieuses, fort décentes, et aussi utiles que nos réunions de salon et de café sont stériles; par exemple : Si la Série des cerisistes est en nombreuse réunion à son grand verger, à un quart de lieue du phalanstère, il convient que, dans la séance de 4 à 6 heures du soir, elle voie se réunir avec elle et à son voisinage ; 1˚ Une cohorte de la phalange voisine et des deux sexes, venue pour aider aux cerisettes ; 2˚ Un groupe de dames fleuristes du canton, venant cultiver une ligne de cent toises de Mauves et Dahlias qui forment perspective pour la route voisine, et bordure en équerre pour un champ de légumes contigu au verger ; 3˚ Un groupe de la série des légumistes, venu pour cultiver les légumes de ce champ ; 4˚ Un groupe de la série des mille fleurs, venu pour la culture d'un autel de secte placé entre le champ de légumes et le verger de cerisiers ; 5˚ Un groupe de jouvencelles fraisistes, arrivant à la fin de la séance, et sortant de cultiver une clairière garnie de fraisiers dans la forêt voisine. À cinq heures trois quarts, des fourgons suspendus partis du phalanstère amènent le goûter pour tous ces groupes : il est servi dans le castel des cerisistes, de cinq heures trois quarts à six un quart, ensuite les groupes se dispersent après avoir formé des liens amicaux et négocié des réunions industrielles ou autres pour les jours suivants. Plus d'un civilisé va dire qu'il ne voudrait envoyer ni sa femme, ni sa fille à ces réunions ; c'est juger (69) des effets de l'état sociétaire, par les effets de civilisation ; les pères seront les plus empressés de voir leurs femmes et filles dans les Séries industrielles, parce qu'ils sauront que rien de ce qui s'y passe ne peut rester inconnu. Or, les femmes sont bien circonspectes en lieu où elles sont certaines que toutes leurs actions seront connues de père, de mari, de rivales ; c'est ce qui n'a pas lieu dans une maison civilisée, où le père, s'il veut surveiller femmes et filles, est trompé par tout ce qui l'entoure. Les mariages étant très faciles en harmonie, même sans dot, les filles sont toujours placées de 16 à 20 ans. Jusque-là on peut leur laisser pleine liberté, parce qu'elles se surveillent entre elles, ainsi qu'on le verra aux chapitres spéciaux ; or, il n'est pas de garde plus sûre auprès d'une femme que l'œil de ses rivales. Je renvoie au Traité III, 478 à 504, pour les détails relatifs à l'alliage des trois ordres agricoles ; III, 486. On y trouvera des remarques utiles à un fondateur, sur les mariages de groupes, les affiliations des sexes dans une Série industrielle, et les moyens d'en tirer parti pour atteindre au but ultérieur, à l'accord de répartition, sans lequel tout le mécanisme sociétaire s'écroulerait le lendemain du jour où éclaterait la discorde en partage des dividendes. L'amalgame judicieux des trois ordres de cultures est le moyen d'allier le bon et le beau. Ces ordres ne sont pas même connus des agronomes civilisés, qui n'en peuvent employer que les trois caricatures, savoir : En ordre massif, les amas de forêts ou de champs : leurs guérêts sottement prônés par les poètes, offrent l'aspect le plus monotone; tandis que les forêts sont un chaos de masses informes, et peu productives faute de culture qui, en civilisation, ne s'étend pas aux forêts. Nous sommes encore sauvages sur ce point. C'est un caractère d'engre¬nage en période sauvage, comme le code militaire est engrenage en période barbare. En ordre ambigu, il ne peut s'appliquer parmi nous qu'à des lieux de plaisance, comme les jardins royaux, les Tivoli et guinguettes; encore n'embrasse-t-il qu'un petit espace où il règne sans amalgame avec les deux autres ordres, et qui pis est sans production, sans alliage du bon et du beau : il n'est dès lors qu'une caricature de sa destination. En ordre engrené, on ne voit dans nos cultures que l'engrenage inverse, ou dissé¬mination tendant à l'appauvrissement et l'enlaidissement. Trois cents familles villa¬geoises cultivent trois cents carreaux de choux sur divers points dont à peine trente sont convenables à cette culture et dans leurs trois cents jardins, on trouvera tout au plus dix chétives sortes de ce légume, tandis qu'une phalange, en se bornant à trente choutières disséminées en terrains favorables, y cultivera avec succès cent variétés de choux. Nous sommes donc, sur l'emploi des ordres agricoles comme sur toute autre branche du système industriel, à l'opposé des vues de la nature. PLAN D'UN PHALANSTÈRE Ou Palais habité par une Phalange industrielle. LÉGENDE A. Grande place de parade au centre du Phalanstère. B. Jardin d'hiver, planté d'arbres verts, environné de serres chaudes, etc. C. D. Cours intérieures de service, avec arbres, jets d'eau, bassins, etc. E. Grande entrée, grand escalier, tour d'ordre, etc. F. Théâtre. G. Église. H. I. Grands ateliers, magasins, greniers, hangars, etc. J. Étables, écuries et bâtiments ruraux. K. Basse-cour. NOTA. Les bâtiments ruraux auront généralement un développement plus considérable que celui de la figure. - La grande route passe entre le palais d'habitation et les bâtiments d'exploitation. - Larue-galerie est figurée le long des faces intérieures du Phalanstère. PLAN D'UN PHALANSTÈRE EN GRANDE ÉCHELLE Longueur de la place P. 200 toises. Longueur du front entier, 360 toises. NOTA. Les lettres de ce plan se rapportent à la description du texte p. 169 et suivantes [ Voir chapitre XII] Chapitre XII Distribution unitaire des édifices Il est très important de prévenir l'arbitraire en constructions : chaque fondateur voudra distribuer à sa fantaisie. Il faut une méthode adaptée en tout point au jeu des Séries passionnées : nos architectes qui ne les connaissent pas, ne pourraient pas déterminer le plan convenable; cependant si le matériel est faussé en dispositions, il en sera de même du passionnel. Les civilisés ayant communément l'instinct du faux, ne manqueraient pas à préférer la plus vicieuse distribution. Cela est arrivé à New-Harmony, où le fondateur Owen a précisément choisi la forme de bâtiment qu'il fallait éviter, le carré ou mono¬tonie parfaite. C'est jouer de malheur comme un milicien qui attrape le billet noir : l'un des inconvénients du carré est que les réunions bruyantes, incommodes, les ouvriers au marteau, les apprentis de clarinette, seraient entendus de plus de moitié du carré sur quelque point qu'on les plaçât. Je citerais vingt autres cas où la forme carrée causerait du désordre dans les relations. Il suffirait de voir le plan de cet édifice (Cooperative magazine : January 1826), pour juger que celui qui l'a imaginé n'a aucune connaissance en mécanisme sociétaire. Du reste, son carré peut être bon pour des réunions monastiques, telles qu'il en fonde, la monotonie étant leur essence. La principale cause qui empêchera d'employer avec fruit les bâtiments civilisés, c'est qu'il est presque impossible d'y pratiquer des SÉRISTÈRES ou masses de salles et pièces disposées pour les relations des Séries passionnées : les étables existantes ont le même défaut. Cependant on pourra faire emploi de certains bâtiments actuels pour la phalange d'échelle réduite, on ne le pourrait pas en pleine échelle, dont je vais donner le plan. Les doubles lignes représentent les corps de bâtiments, le blanc figure les cours et les vides. Les lignes de points sinueux et carrés figurent le cours d'un ruisseau à double canal. En ligne directe de L à L est une grande route qui passerait entre le phalanstère et les étables; mais on se gardera bien de le faire passer les routes dans l'intérieur de la phalange d'essai qu'il faudra au contraire palissader contre les importuns. P. = est la place de parade au centre du phalanstère. A. = est la cour d'honneur formant promenade d'hiver, plantée de végétaux résineux et ombrages permanents. a, aa; o, oo; cours placées entre les corps de logis. Gros points ****, colonnades et péristyles, d'un tracé informe, trop espacé hors les douze colonnes de la rotonde. x, y, z; xx, yy, zz; cours des bâtiments ruraux. II II les 4 porches fermés et chauffés, non saillants. E, ee, trois portails en avant-corps pour divers services. :::: Ces doubles points entre deux corps de bâtiments, sont des couloirs placés sur colonnes au premier étage. Les bâtiments dont la grande cour A est entourée et avoisinée sont affectés aux fonctions paisibles ; on peut y placer l'église, la bourse, l'aréopage, l'opéra, la tour d'ordre, le carillon, le télégraphe, les pigeons de poste. On devra placer dans l'un des ailerons toutes les fonctions bruyantes et incom¬modes aux voisins. La moitié saillante du carré A, la portion d'arrière, est spécialement affectée à loger la classe riche qui s'y trouve éloignée du fracas et rapprochée du parterre prin¬cipal, ainsi que de la promenade d'hiver, agrément dont les capitales civilisées sont dépourvues, quoiqu'elles aient, presque toutes, plus de mauvaise que de belle saison. Les deux cours a, aa, qui tiennent aux ailes, sont affectées l'une aux cuisines, l'autre aux écuries et équipages de luxe. Toutes deux doivent être ombragées autant que possible. Je ne désigne pas les arcades de passage. Les deux bâtiments S, ss, pourront être employés, l'un pour l'église, si on veut l'isoler, l'autre pour la salle d'opéra qu'il est prudent d'isoler. Ils auront communication souterraine avec le phalanstère. Les deux cours O, oo, placées au centre de chaque aileron, seront affectées l'une au caravansérail, l'autre aux ateliers bruyants, charpente, forge, marteau, écoles criardes. On évitera par ces dispositions, un inconvénient de nos villes civilisées où l'on trouve à chaque rue quelque fléau des oreilles, ouvrier au marteau, marchand de fer, apprenti de clarinette, brisant le tympan à cinquante familles du voisinage, tandis que le marchand de plâtre ou de charbon les enveloppe d'une poussière blanche ou noire qui empêche d'ouvrir les croisées, obscurcit les boutiques et le voisinage pour la liberté du commerce. L'aileron affecté au caravansérail contient les salles de relations des étrangers; on les y place afin qu'ils n'encombrent pas le centre du phalanstère et qu'ils se répandent dans les bâtiments ruraux, vers les groupes des champs et des jardins, sans obstruer l'intérieur du palais. Tous les enfants riches ou pauvres logent à l'entresol, pour jouir du service des gardes de nuit, et parce qu'ils doivent dans beaucoup de relations, surtout dans celles du soir, être isolés de l'âge adulte. On en verra la nécessité à la section III qui traite de l'éducation. Les patriarches logent la plupart au rez-de-chaussée. En donnant au phalanstère des développements trop étendus, on ralentirait les relations; il conviendra donc de redoubler les corps de logis, comme on le voit dans le plan : quelques-uns (x) de 80 toises sur 40, pourront être subdivisés en 2 Ou 4 corps détachés et de formes variées. On ménagera entre ces doubles corps deux sortes de communications, 1˚ des souterrains, 2˚ des traverses au premier étage par couloirs placés sur colonnes, aux points premier où les corps de bâtiments seront rapprochés comme en a et aa. Pour épargner les murs et le terrain, il conviendra que l'édifice gagne en hauteur, qu'il ait au moins trois étages, plus l'étage de frise. En y ajoutant le rez et l'entresol, on aura six échelons de logement, y compris le camp cellulaire, placé à la frise. C'est un local pour les passages d'armées industrielles. Il faudra éviter de construire des bâtiments à simple file de chambres, comme nos monastères, palais, hôpitaux, etc. Pour activer les relations, tous les corps de logis devront être, à double file de chambres, assez profondes pour contenir des alcôves et cabinets qui épargneront beaucoup de constructions. La rue-galerie est la pièce la plus importante; ceux qui ont vu la galerie du Louvre au Musée de Paris peuvent la considérer comme modèle d'une rue-galerie d'harmonie, qui sera de même parquetée et placée au premier étage, et dont les croisées pourront, comme celles des églises, être de forme haute, large et cintrée, pour éviter trois rangs de petites croisées. Toutefois on rabattrait beaucoup de ce luxe dans une phalange d'essai, même en grande échelle. Le rez-de-chaussée aura quelques passages en rue-galerie, mais elle ne pourra pas y être continue comme au premier, où elle ne sera point interrompue par les passes de voitures et les porches. Lesdites galeries, tempérées en toutes saisons par des tuyaux de chaleur ou de ventilation, servent de salle à manger dans le cas de passage d'armée industrielle. (On n'en verra pas dans la phalange d'essai.) Ces communications abritées sont d'autant plus nécessaires dans l'état sociétaire, que les déplacements y sont très fréquents, les séances des groupes ne devant durer qu'une heure et demie ou deux heures au plus. Les abris et passages couverts sont un agrément dont les rois mêmes sont dépour¬vus en civilisation; en entrant dans leurs palais, on est exposé à la pluie, au froid; en entrant dans la phalange, la moindre voiture passe des porches couverts aux porches fermés, et chauffés ainsi que les vestibules et escaliers. Je ne dirai rien du camp cellulaire ou amas de chambrettes placées à l'étage de frise. On n'en finirait pas de ces minutieuses descriptions. Les séristères ou lieux de réunion d'une Série passionnée, ne ressemblent en rien à nos salles publiques où les relations s'opèrent confusément, sans graduation. Un bal, un repas ne forment chez nous qu'une seule assemblée sans subdivision : l'état sociétaire n'admet pas ce désordre; une série a toujours 3, 4, 5 divisions qui occupent autant de salles contiguës : chaque séristère doit avoir des pièces et cabinets adhérents à ses salles, pour les groupes et comités de chaque division; par exemple dans le séristère de banquet ou de salles à manger, il faut 9 salles fort inégales, savoir : 1 pour les patriarches, 2 pour les enfants, 3 pour la classe pauvre, 2 pour la classe moyenne, 1 pour la classe riche ; non compris les salles du caravansérail, plus les cabinets et petits salons nécessaires, soit pour la chère de commande, soit pour les compagnies qui veulent s'isoler des tables de classe, quoique servies du même buffet. Les appartements sont loués et avancés par la régence à chacun des sociétaires. Les lignes d'appartements doivent être distribués en séries engrenées, c'est-à-dire que, s'ils sont de vingt prix différents, depuis 50, 100., 150, jusqu'à 1 000, il faut éviter la progression consécutive continue, celle qui placerait au centre tous les appartements de haut prix, et irait en déclinant jusqu'à l'extrémité des ailes; il faut au contraire engrener les séries d'appartements dans l'ordre suivant : Distribution en échelle composée Aux 2 corps d'ailerons par 50. 100. 150. 200. 250. 150. 200. 250. 300. 350. Aux 2 corps d'ailes par 250. 300. 350. 400. 450. 500. 400. 450. 500. 550. 600. 650. Aux 2 corps de centre par 550. 600. 650 700. 750. 800. 850. 700. 750. 800. 850. 900. 950. 1000 Exemple : pour engrener ces doubles échelles, il faudra que les logements, dans une aile, soient échelonnés comme il suit, en alternat de prix : 250. 400. 300. 450. 350. 500. 400. 550. 450. 600. 500. 650. La progression simple, constamment croissante ou décroissante, aurait des incon¬vénients très graves : elle blesserait l'amour-propre, et paralyserait divers leviers d'harmonie; elle rassemblerait au centre toute la classe riche, et aux ailerons tout le fretin; il arriverait que les ailerons seraient déconsidérés et réputés classe inférieure. On doit distinguer les classes, mais non pas les isoler. Au moyen de la progression engrenée, tel individu logeant dans le centre A, qui est le quartier d'apparat, peut se trouver inférieur en fortune à tel qui occupe un loge¬ment en ailes; car les principaux appartements d'aile payés 650, sont plus précieux que les derniers de centre payés 550. On manquerait un accord de la plus haute importance, la fusion des trois classes, riche, moyenne et pauvre, s'il existait dans le phalanstère un quartier de petites gens, un local en butte aux railleries, comme il en est dans chaque ville. On évitera cet écueil par la progression engrenée. Une phalange régulière, telles qu'elles seront au bout de 40 ans, aura 3 Ou 4 châteaux placés sur les points fréquentés de son territoire; on y portera le déjeuner ou le goûter, dans le cas où des cohortes du voisinage se seront réunies sur ce point pour quelque travail : elles perdraient du temps en revenant prendre un repas au phalans¬tère, qui ne peut pas se trouver dans la direction de leur chemin de retour. Chaque série aura aussi son castel sur un point situé à portée de ses cultures; cha¬que groupe aura son belvédère ou petit pavillon d'entrepôt; mais on n'aura pas tout ce luxe dans la phalange d'essai, quelques hangars et abris modestes suffiront. Il faudra seulement s'attacher à bien disposer le phalanstère et les moyens de séduction comme les communications abritées. Elles seront une amorce très puissante sur les gens riches qui, dès la première journée, prendront en aversion les maisons, palais et villes civilisées, les rues boueuses et les équipages, où il est ennuyeux de monter et descendre vingt fois dans une matinée. On trouvera bien plus agréable, en temps pluvieux ou froid, d'aller sur parquet ou carreaux, à toutes les réunions intérieures, cheminer en couloirs chauffés ou rafraîchis selon le temps; ce sera pour les curieux payants une première séduction qui les excitera à parcourir tous les ateliers, les étables, y admirer la dextérité des groupes, leur bonne tenue, la distribution parcellaire et graduée; au bout de 3 à 4 jours, ils auront pris parti à plusieurs de ces détails parcellaires; et on aura même dans une phalange d'échelle réduite des postulants de classe riche, plus qu'on n'en voudra. Il reste à parler du matériel des constructions : il faudra sur ce point aller à l'éco¬nomie, bâtir en brique et moellon, car lors même qu'on fonderait en pleine échelle, il serait impossible dans cette première épreuve, de déterminer exactement les dimen¬sions convenables à chaque séristère et chaque étable. On ne pourra estimer au juste cette proportion que lorsqu'on saura à quelles espèces de travaux chaque phalange devra s'adonner de préférence, quand les rivalités et convenances de chaque pays auront été fixées par une expérience de quelques années. Chaque phalange, au bout de trois à quatre ans, aura beaucoup de nouvelles rela¬tions et nouvelles Séries passionnées qu'elle ne pourrait pas organiser dans le début; en conséquence, les édifices d'origine seront déjà fort inconvenants au bout de 10 ans, et plus encore au bout de vingt et trente ans ; alors on reconstruira tous les phalans¬tères du globe très somptueusement, parce qu'on saura par expérience que dans l'état sociétaire le luxe, en architecture comme en tout, est semaille d'attraction et par suite voie d'enrichissement. Je supprime de ce plan beaucoup de détails; j'en ai donné suffisamment pour guider dans une fondation en échelle réduite, dont les actionnaires, tout en rétrécissant le plan donné, devront S'en rapprocher autant que possible dans les distributions. Section II : Disposition de la phalange d’essai Quatrième notice Partie spéculative des préparatifs Antienne. Je devais placer ici deux chapitres sur les écueils d'une fondation en échelle réduite, et sur les vices de direction à éviter au début. Ces deux instructions, quoique très importantes pour des fondateurs, sont du nombre de celles que je supprime pour abréger : je les reproduirai aux corollaires, si l'espace le permet. Chapitre XIII Examen des séries à préférer en règne animal. La phalange d'essai agirait maladroitement, si elle tentait la formation de séries dans toutes les fonctions qui en paraîtront susceptibles. Il est un choix à faire sur les fonctions : je vais indiquer les règles de ce choix. On manquera au début d'un grand nombre de moyens industriels comme vergers et forêts en culture méthodique, animaux harmonisés par éducation combinée, rigoles d'irrigation, etc. Cependant il faudra parvenir à former un grand nombre de séries, car la théorie indique : Pour une phalange de pleine harmonie et d'accords transcendants, séries 405 - 9/9 Pour une harmonie ébauchée, selon les faibles moyens des années de débuts 135 - 3/9 Pour un minimum d'essai sur la plus basse échelle d'approximation 45 - 1/9 Spéculons donc sur l'assortiment de séries dont on pourra faire choix pour élever la phalange d'essai au maximum d'harmonie ébauchée, y organiser au moins 135 séries de bon mécanisme et même 150 à 200. Le choix devra porter : 1˚ Sur le règne animal de préférence au végétal, parce que le règne animal entre¬tient les séries en exercice permanent pendant le chômage d'hiver. 2˚ Sur le règne végétal préférablement aux manufactures, parce qu'il est plus attrayant, et alimente les accords directement, chapitre VII. 3˚ Sur les cuisines, parce qu'elles sont un travail permanent, sans chômage, travail d'initiative en attraction industrielle (voyez IVe section), travail lié à la production et à la consommation, travail le plus apte à entretenir l'esprit cabalistique. 4˚ Enfin, sur les fabriques attrayantes plutôt que sur les lucratives, la politique des fondateurs devant être de créer un bel équilibre de passions, et non de spéculer sur des bénéfices mal liés au système sociétaire. Ces profits deviendraient duperie, s'ils ne conduisaient pas au but, qui est de déployer promptement le mécanisme d'attraction industrielle, confondre la civilisation dès la première campagne, dès le deuxième mois de plein exercice, et obtenir, par un éclatant succès, la récompense et les béné¬fices de fondation, le tribut des curieux, etc. Ces principes établis, je passe à un aperçu des fonctions les plus convenables à une phalange d'essai, entravée par de nombreuses lacunes d'attraction, et par sa soli¬tude ou solité. Commençons par le règne animal hors des eaux, en espèces domestiques et pro¬ductives. Ce règne est des plus pauvres en espèces utiles; les deux créations malfaisantes dont notre globe est meublé, nous ont donné si peu de serviteurs précieux en oiseaux et quadrupèdes, que la France en contient à peine seize espèces, dont quelques-unes sont trop peu subdivisées en variétés pour occuper une série de groupes; ce sont : Chien Mouton Poulet Canard Cheval Chèvre Faisan Oie Ane Cochon Pigeon Dinde Bœuf Lapin Paon Pintade. Ces espèces, dont je distrais le poulet, n'occuperaient pas quinze Séries indus¬trielles de trois, quatre, cinq groupes, soignant autant de Variétés; l'âne, la chèvre, le lapin, le paon, la pintade, occuperont à peine un ou deux groupes sur chaque espèce, à moins qu'on ne forme des séries d'échelles alimentaires, opérant sur les variétés de nourriture et de tenue, et luttant sur l'excellence de divers régimes appliqués à une seule espèce d'animaux. C'est la marche qu'on suivra. Ces séries de régime sont artificielles, car elles ne s'établissent pas sur des diver¬sités naturelles d'espèce, mais sur les diversités d'éducation et d'engrais ; ce sont des séries GREFFÉES, qui introduisent artificiellement l'ordre sériaire sur les points où la nature da pas fourni les moyens de l'établir. Nota. je range le paon parmi les ciseaux productifs de basse-cour; les gastronomes romains en faisaient grand cas : c'est bizarrerie à nous de le mépriser, comme aux Bohémiens de mépriser les écrevisses qu'ils ne daignent pas manger, quoique leurs rivières en soient remplies. L'écrevisse est pourtant le régal des Parisiens, très supé¬rieurs aux Bohémiens en gastronomie. Le cygne et le chat ne sont pas réputés productifs, quoiqu'on fasse bon usage du duvet de cygne, et qu'on mange fort bien le chat, même sans famine. Il vaut le lapin : on le recherche dans les villes assiégées. Le chameau, le buffle et le bison ne sont pas indigènes de France ni d’Angleterre; d'ailleurs les deux premiers étant fort peu attrayants, ne seraient pas objet de spécu¬lation pour la phalange d'essai : elle ne doit pas s'encombrer de gros animaux; leur soin emploie trop de bras et de temps, et ce serait un obstacle à la formation de nombreuses séries. D'autres espèces comme la perdrix, plus facile à priver que les poulets, et se laissant conduire en troupeau par des chiens, sont tout à fait négligées. Il est probable que la caille s'apprivoiserait de même, en deuxième ou troisième génération, comme le halbran, qui ne se prive pas en première. Le soin des perdrix et cailles entretiendra des séries fortes d'attraction et très utiles. Les deux créations dont notre globe est meublé, sont d'une pauvreté révoltante en insectes productifs; l'abeille seule pourra occuper une série à régimes diversifiés, ou série greffée, artificiellement créée (voyez plus haut). Je ne compte pas la cochenille, insecte de climat chaud. J'ignore si cet insecte et le kermès qui le remplace durent assez longtemps pour entretenir une Série passionnée ou seulement un groupe temporaire. Le ver à soie est un travail qui ne conviendra en aucun sens à la phalange d'essai ; il est répugnant et il aurait l'inconvénient de distraire toute la jeunesse à l'époque où les jardins, étables et colombiers l'attireront très fortement, et où les intrigues de fusion des trois classes de fortune commenceront à se nouer : il faudra se garder de tout ce qui pourrait les ralentir. D'ailleurs, ce travail distrairait encore de celui des fours à éclosion, qui tombe à la même époque, travail qui se lie très bien à tout le système agricole, et qui présentera l'avantage d'entretenir une série infinité¬simale. (Voyez-en la définition, chap. XIV.) L'éducation des grands quadrupèdes, chevaux et bœufs, conviendra peu aux intrigues de la phalange d'essai ; elle y perdrait trop de temps, n'ayant pas la dextérité ni les connaissances qu'auront les générations élevées en harmonie ; en outre elle n'aurait pas de chevaux et bœufs raffinés par l'éducation harmonienne, et dont un millier sera plus facile à diriger qu'une douzaine des nôtres. On laissera donc en grande partie ce soin à la cohorte de cent salariés adjoints : ils seront très nécessaires dans cette industrie, car la phalange aura plus de bœufs et beaucoup plus de chevaux que nos villageois, notamment des chevaux nains pour monter la cavalerie enfantine (voyez IIIe section). Au résumé, les oiseaux et quadrupèdes en domesticité n'entretiendront que peu de séries ; pour en grossir le nombre, il faudra recourir au mode que j'ai nommé série de régime, ou série greffée, mode qui, par la différence des méthodes en nutrition et tenue, fera naître sur le soin d'un même animal des esprits de parti, des discords et rivalités entre divers groupes. Ce sera allier une série de méthodes à un travail qui, par lui-même, ne prêterait pas aux rivalités de série. Malgré ces ressources, pour augmenter, en règne animal, le nombre des Séries industrielles, je ne présume pas qu'on puisse les élever au-delà de vingt, car il faut distraire celle des poulets, oiseaux qui, prêtant plus que tous autres aux sous-divi¬sions, seront affectés à une série d'un ordre supérieur, l'ordre infinitésimal. Je compte pour emploi d'une série animale, le soin des chiens; leur éducation entretiendra divers groupes et partis, car on leur confiera beaucoup de fonctions. qui occupent aujourd'hui des hommes et des courriers. Chaque phalange expédiera d'heure en heure à ses voisines des chiens portant au cou les dépêches peu précieuses, et en rapportant au retour. Les pigeons feront, en service lointain, mêmes fonctions que les chiens en service vicinal. L'état sociétaire élèvera en domesticité beaucoup d'espèces reléguées dans les eaux et forêts par la brutalité des civilisés ou leurs préjugés. L'association aura des parcs de lièvres apprivoisés, comme nous en avons de lapins. On objecte que cet animal est rétif, et ne veut pas se priver ; oui, en première génération, comme le halbran ; mais la deuxième s'apprivoisera par deux moyens inconnus des civilisés, ce sont : La dénaturation domestique en deuxième et troisième génération. Les dispositions unitaires et méthodes harmoniques. C'est par le concours de ces moyens que l'association aura des troupeaux de divers oiseaux d'eau et de forêt, aussi aisément que nous avons des troupeaux d'oies, bien que l'oie sauvage soit le plus défiant et le plus inabordable des oiseaux, le plus déso¬lant pour le chasseur ; c'est pourtant le même que l'oie domestique. En quadrupèdes, elle élèvera des troupeaux de zèbres, quaggas, onagres, aussi bien escadronnés que nos chevaux; elle aura des troupeaux de vigognes, des parcs de castors construisant leur édifice aquatique, et peut-être aussi de biches et de daims privés. Elle aura de même, dans des étangs et viviers spéciaux, beaucoup de races métis¬ses en poissons, une vingtaine d'espèces en poissons de mer acclimatés par degrés en eau douce, des viviers de merlans, maquereaux, soles et turbots., dans des pays où ces poissons ne sont pas même connus. Les différences du régime privé au régime naturel établiront dans les saveurs la même variante que du sanglier au pourceau, du canard au halbran. Quant aux moyens présents, nous ne devons compter les oiseaux (poulet déduit) et les quadrupèdes, que pour entretien d'environ vingt séries, y compris les greffées ou artificielles. On peut en ajouter dix autres; savoir : Deux pour la chasse, deux pour la pêche, Trois pour les volières, Trois pour les poissons à l'engrais en réservoir. TOTAL. Trente séries en industrie de règne animal. Le poisson ne tardera pas à en fournir un plus grand nombre, mais seulement lorsqu'il y aura concours des diverses régions pour cette branche d'éducation, aussi étrangère aux exploitations civilisées que la culture des forêts. Cependant le poisson, quoique l'un des plus sains et des plus agréables comestibles, est le moins coûteux de tous, car il se nourrit de son superflu de pullulation; mais nous ne savons exploiter ni le poisson, ni le fruit dont nos arbres ne donnent que des feuilles ou quart de récolte. Chapitre XIV Séries industrielles en règne végétal, en manutention et direction générale. Il serait trop long d'examiner pièce à pièce les séries convenables en végétal; je me borne à rappeler la règle de compacité, chapitre VI, et l'instruction de négliger et mettre en éclipse tout végétal qui ne pourrait pas fournir une série compacte bien graduée en nuances rapprochées. La culture des végétaux, y compris les forêts, prairies, serres chaudes et fraîches, pourra occuper cinquante séries dans la belle saison. L'on ne connaît en civilisation que les serres chaudes. Sur ce point comme sur tant d'autres, les esprits sont tout au SIMPLISME, ou mode simple, qui est le type du génie civilisé. Les serres composées ou chaudes et fraîches, combinément exploitées, seront, comme les volières, une branche d'attraction très puissante sur les trois sexes et principalement sur la classe riche. On devra donc donner beaucoup de soins à l'organisation de cette sorte d'indus¬trie. La culture des forêts et prairies emplantées et mélangées méthodiquement, sera un détail immense; chaque morceau de pré ou de bois recevra les espèces qui lui seront convenables. On formera des séries d'apparat champêtre cultivant les autels et bor¬dures de fleurs et d'arbustes, autour des pièces affectées à chaque espèce de végétaux. Ce luxe est une branche d'attraction et d'intrigue très précieuse. Les manufactures attrayantes, même en supposant une fondation sur grande échelle ne fourniront pas plus de dix à douze séries. (Voyez le détail, chap. XV et XVI.) Total des aperçus : Règne animal, 30 séries 100 séries. Règne végétal, 50 séries Manufactures, 20 séries Pour atteindre à 135, il en reste encore une quarantaine à former; passons en revue les travaux domestiques propres à fournir ce nombre, en déduisant la cuisine, qui sera l'objet d'un compte à part. 1. 2. 3. Les greniers, en graminées, légumes, fourrages. - 4. 5. 6. La cave, la sous-cave, pour bière, cidre, vinaigre, liqueurs, etc.; et le caveau, très copieux pour les curieux payants. - 7. 8. 9. Les fruitiers : on achètera énormément de fruits pour les conserver : ce soin entretiendra au moins trois séries. - 10. Le légumier, lieu de con¬serve en herbe ou sous terre, ou en vases, avec préparation. - 11. L'huilerie. - 12. La graineterie générale. - 13. La laiterie, sans la fromagerie. - 14. 15. 16. Les tabulistes et caméristes service des tables et chambres. - 17. Les meublistes conserve du mobilier depuis les glaces jusqu'aux marmites. - 18. 19. L'irrigation, y compris le soin des pompes et des tuyaux. - 20. Les bonnes, soignant le séristère des marmots. - 21. Les nourrices, y compris celles de supplément et rechange. - 22. Les bonnins et bonnines, opérant sur l'âge de 2 à 3 ans, pour l'éclosion des vocations industrielles. - 23. Les mentorins et mentorines, opérant sur l'âge de 3 ans à 4 1/2, pour l'éclosion des caractères, l'appréciation du titre en caractère et tempérament. - 24. La médecine en toutes fonctions, jusqu'aux infirmiers. - 25. 26. L'institution, bien plus étendue que dans l'état civilisé. J'y comprends l'enseignement en agriculture et manufactures. - 27. 28. Les petites hordes et petites bandes, séries principales en éducation (voyez la Me section). - 29. 30. 31. L'harmonie vocale et instrumentale, la série des chants, hymnes, celle des instruments à corde, celle à vent. - 32. La comédie, fournissant une série d'espèces bien graduées. - 33. L'opéra en toutes espèces. - 34. 35. La chorégraphie et la gymnastique. - 36. La corvée périodique. - 37. 38. Enfin, deux séries d'ambigu, en industrie animale et végétale, et peut-être quatre. Ces 40 séries forment le complément des 100 précédentes, car le minimum d'une harmonie ébauchée (175) est de 135 séries. je supprime à regret les détails annexés à chacune de ces fonctions; j'en extrais un seul fragment. La corvée (série 40) comprend toutes les fonctions où il y a isolement et absence d'attraction, comme les emplois de postillon et courrier, faction à la tour d'ordre, au télégraphe, au service de salve ou brandissement de pavillon, à la sonnerie du caril¬lon, veillée aux deux conciergeries du phalanstère et du caravansérail, éveil au phalanstère et aux étables, garde nocturne, vigie de feu et de fanal, etc. La série des corvéistes reçoit un dividende considérable, outre le tribut de dis¬pense des riches qui se rachètent, comme chez nous, de la garde. Ce tribut est alloué à la série entière et non aux individus, car le service individuel salarié serait désho¬norant en association. En outre, on encourage les corvéistes par diverses faveurs, comme le service en chère de deuxième classe (ils sont communément de la troisième) ; on veut que la corvée, qui revient à peu près de quinzaine en quinzaine, soit une journée de gaieté pour le peuple. Ces précautions paraîtront bien superflues à des civilisés, tous habitués à consi¬dérer l'oppression comme sagesse morale; ils oublieront ici à chaque page qu'il s'agit de créer l'Attraction industrielle, opérer l'accord en répartition, et la fusion des trois classes ; il faut donc bien se garder de ravaler aucune fonction, ni de mécontenter aucune classe ; il faut avoir des moyens sûrs de répandre la gaieté dans les travaux répugnants et dédaignés. (Voyez petites hordes, IIIe section.) Je reproduis ici la règle donnée sur les travaux de règne animal : peu s'adonner au soin des grandes espèces, chevaux et bœufs, et des grands végétaux, arbres forestiers, qui coûteraient trop de temps à notre génération peu exercée. On ne devra pourtant pas les négliger comme aujourd'hui; mais le but est de former un grand nombre de séries bien intriguées. Celles des fleurettes et des petits légumes seront presque aussi utiles que celles des chênes et des sapins, dont la culture emploierait dix fois plus de temps. Outre cette masse de séries libres que j'ai désignées, une phalange doit avoir en pivot de mécanisme au moins quatre séries mesurées, et quatre infinitésimales ; ce sera une lacune pour la phalange d'essai, qui ne pourra former qu'une série mesurée, celle des âges et des trente-deux chœurs (chap. VII), et tout au plus deux séries infinitésimales, ou subdivisées à l'infini en échelle sous-série. Le poulailler en fourni¬ra une. Son échelle, au lieu d'atteindre au huitième degré, pourra tout au plus s'élever au cinquième. (Voyez 130 et III, 135 à 157.) On pourra former une deuxième série infinitésimale sur la gastronomie, plaisir qui n'est pas proscrit par nos mœurs, mais seulement par la morale. Nous n'avons jusqu'ici estimé qu'aux environs de cent quarante le nombre des séries que pourra former la phalange d'essai; mais j'ai annoncé qu'il reste une forte branche à porter en compte, celle des cuisines, qui va élever l'ensemble des séries à deux cents ; car les cuisines pourront en créer une soixantaine, d'autant plus pré¬cieuses qu'elles seront la plupart permanentes, exerçant toute l'année. Il n'est guère de comestible, en règne animal ou végétal, qui ne puisse occuper et intriguer aux cuisines une Série passionnée et quelquefois plusieurs; le poulet et le cochon, la pomme de terre et le chou en occuperont chacun plusieurs, qu'on pourra même dualiser , en alliant les intrigues de l'échelle de préparation avec celle de l'échelle de production. Kotzebuë dit que les traiteurs de Paris savent accommoder les œufs de quarante-deux manières : il n'a trouvé que cela de remarquable dans Paris. Les œufs peuvent donc entretenir aux cuisines trois séries dualisées, dont chacune se composerait de douze à quinze groupes. Mais on n'atteindra à ce grand nombre de séries qu'autant qu'on adoptera le principe opposé à celui des moralistes, l'extrême raffinement de goûts et de passions, moyen sans lequel les variétés de saveur ne seraient point appréciées, et les séries ne pourraient former leur échelle ni en produits, ni en préparations culinaires. Comment pourrait-on intriguer vingt groupes cultivant vingt variétés d'une espèce, quand les consommateurs mangeraient indifféremment chacune des vingt, sans distinction de qualité ni d'apprêt ? La cuisine, tant méprisée par les philosophes, produit sur l'émulation agricole même effet que la greffe sur les fruits; elle en double la valeur. Les intrigues de culture, soins des bestiaux et volailles, redoublent d'intensité par alliage aux intrigues de préparation culinaire. De là naissent les séries dualisées, se stimulant l'une par l'autre : ce sont de puissants ressorts en attraction industrielle. Dans l'état actuel, l'agriculture est affectée de deux vices opposés à ces belles propriétés de la cuisine sociétaire ; l'un est le travail répugnant, exercé par vénalité et nécessité ; l'autre est la limitation de la bonne chère aux oisifs. Celui qui cultive n'est intrigué, ni par attraction spéciale pour son industrie, ni par cabale sur sa méthode, ni par débats sur la préparation du produit ; car il n’en goûte pas ou n'en mange que les rebuts, et les mange très mal apprêtés. La phalange au contraire devra cultiver en chaque produit animal ou végétal, une quantité telle que les tables de troisième degré puissent y participer : à défaut, elles ne seraient pas intriguées sur cette industrie. Notre mécanisme agricole est donc faussé en tous sens par absence d'intrigues et cabales appliquées au produit, et par absence du raffinement sensuel limité aux oisifs, chez qui il est tout à fait inutile ; car il ne sert qu'à leur inspirer du mépris pour la triste condition du peuple qui travaille à servir leurs fantaisies. Ce vice radical du mécanisme civilisé deviendra plus sensible quand on aura lu en entier la théorie sociétaire. Par acheminement, il est bon de faire remarquer que les méthodes employées par la morale sont toujours à contresens des vues de la nature. C'est la principale thèse à démontrer dans un traité de l'Attraction passionnée, car la morale et l'attraction sont les deux antipathiques, l'une voulant conduire aux accords sociaux par l'engorgement des passions, l'autre y conduisant par le plein dévelop¬pement des passions. Chapitre XV Choix des manufactures spéculatives et industrielles. Ce choix est une des opérations les plus délicates. Il s'agit d'établir, entre les manufactures et l'agriculture, une réciprocité de convenance qui fasse concourir ces deux classes d'industrie au succès l'une de l'autre : elles se heurteraient, si l'on manquait à la règle de favoriser l'essor de l'Attraction industrielle, préférablement aux vues de bénéfice pécuniaire : c'est le vice où tomberait tout pilote civilisé. Conformément à cette règle, on devra, dans le choix des fabriques de la phalange, veiller à ce que chacune soit avec l'agriculture en double affinité, En lien de passion cabalistique, Et en lien d'intérêt local. Signalons les préjugés contraires à ces deux méthodes : Les manufactures tant prônées dans le système politique des modernes, qui les met au niveau de l'agriculture, ne figurent dans l'état sociétaire qu'à titre d'accessoires et compléments du système agricole, fonctions subordonnées à ses convenances. Je ne prétends pas dire qu'elles seront peu considérées dans le nouvel ordre, car toute phalange sera manufacturière, et tout individu riche ou pauvre qui aura été élevé dès le bas âge en harmonie, sera coopérateur passionné d'une dizaine de manufac¬tures ; mais elles ne tiendront que le second rang en industrie, et seront, malgré les chances de bénéfice, abandonnées quand elles ne pourront pas alimenter les intrigues cabalistiques alliées avec l'agriculture du canton. Celui qui proposerait d'établir dans la phalange d'essai une filature à coton, com¬mettrait une faute choquante, car cette phalange que je suppose fondée en France, Allemagne ou Angleterre, ne cultiverait pas le coton ; ses voisins ne le cultiveraient pas non plus : elle adopterait donc une fabrique dépourvue de lien avec ses cultures et passions locales. Ce genre de fabrique sera très admissible quand les phalanges seront fortifiées par un exercice de quelques années, par des liens et rivalités avec les phalanges voisines, par un mécanisme de commerce véridique, etc. Alors il conviendra d'avoir dans toute phalange une fabrique opérant sur des produits exotiques; ce sera pour elle une vole de liens avec des régions lointaines. Mais la phalange d'essai, faible en mécanisme par défaut de voisines, et par tant d'autres lacunes d'attraction (IV, 575), ne pourra pas admettre les fabriques dépour¬vues de lien avec l'agriculture locale ; ce sera un enfant au berceau qu'il faudra gouverner différemment des hommes faits; elle devra donc se concentrer quant aux manufactures, dans le cercle de ses productions locales ou vicinales, et ne fabriquer que des objets liés à ses intrigues agricoles. Distinguons en deux ordres les manufactures qu'elle devra adopter, les usuelles et les spéculatives. Je nomme usuelle toute fabrique de besoin journalier, comme celles des ouvriers répandus partout, menuisiers, cordonniers, tailleurs, blanchisseuses, etc. Ces sortes de fabriques sont usuelles, indispensables, et non pas spéculatives; car aucun canton ne peut s'en passer. J'y ajoute celles dont on a besoin dans tout arrondissement vicinal, comme un atelier de sellier, de tonnelier, de chapelier-repasseur, de coutelier, etc. Les fabriques spéculatives sont celles dont le produit doit être objet de commerce extérieur, et sur le choix desquelles nous aurons à statuer. Posons d'abord sur ce choix des principes généraux au nombre de trois. Le premier est d'établir l'attraction en doses proportionnelles pour les trois sexes : chaque fabrique pourra ne pas convenir également à tous trois; on devra même observer cette graduation, choisir l'une au goût des enfants, l'autre au goût des fem¬mes, l'autre au goût des hommes, de manière que l'ensemble des fabriques spécula¬tives ménage à chacun des trois sexes des doses d'attraction proportionnées. Le deuxième est de réserver aux femmes une moitié d'emploi dans les branches lucratives; on devra éviter de les reléguer comme parmi nous aux fonctions ingrates, aux rôles serviles que leur assigne la philosophie qui prétend qu'une femme n'est faite que pour écumer le pot et ressarcir les vieilles culottes. Les femmes en association reprendront bien vite le rôle que la nature leur assigne, le rôle de rivales et non pas sujettes du sexe masculin. Il faut veiller à ce que cet effet s'opère d'emblée dans la phalange d'essai; à défaut l'on verrait son mécanisme chan¬celer sur divers points. Le troisième est d'organiser chaque fabrique en série de rivalités, en triple et quadruple méthode ; il faudra donc engager les ouvriers instituteurs en triple nombre et triple système. Ces ouvriers étant enrôlés pour éduquer la phalange, former des élèves cabalis¬tiques, il faudra se garder en chaque genre, d'un maître unique ; on devra en avoir trois ou quatre pour chaque industrie, car un seul pourrait se trouver de mauvaise école, ainsi qu'on le voit parmi les barbiers de Paris dont la plupart ne savent pas raser, n'ont point de principes sur la pose et le maniement du rasoir, encore moins sur les nombreux accessoires de leur art. Aucun d'eux ne sait maintenir la mousse de savon au degré de chaleur; ils commettent vingt fautes également ridicules, et quand on les leur reproche, quand on leur apprend ce qu'ils ont à faire, ils sont ébahis, et disent : on ne nous a jamais parlé de cela. Il faudra donc, en toute fonction, enrôler, autant que cela se pourra, des ouvriers CONTROVERSISTES SUR LEUR ART, des maîtres à prétentions, propres à faire école, à créer des rivalités, des luttes émulatives. On ne pourra pas, dans la phalange d'essai, observer strictement cette règle; cela exigerait trop d'enrôlements d'ouvriers, car les bons sont très rares; et comme ils ne savent souvent ni enseigner ni analyser leurs procédés, il faudrait enrôler des théoriciens et des praticiens, ce serait trop de dépense, on se bornera à approcher du but. Après cet exposé des principes à suivre en choix des fabriques spéculatives, je vais désigner une série de celles qui m'ont paru préférables pour une phalange d'essai; je les indique sauf meilleur avis. Fabriques spéculatives primaires 1 pour hommes et enfants masculins, ÉBÉNISTERIE A 2 pour femmes et enfants féminins, PARFUMERIE B 3 pour hommes, femmes et enfants, CONFISERIE C Spéculatives secondaires pour les trois sexes 4 Fromagerie D. 5 Charcuterie E 6 Conserve artificielle F. 7 Graineterie de fleurs G Pivotale (X) >< la LUTHERIE. Ambiguë K l'OISELLERIE. Nota. Je ne désigne ici que des fabriques permanentes et non celles de courte durée comme les fours à éclosion. Examinons si ce choix s'accorde avec les attractions collectives, et s'il satisfait à la règle posée plus haut, de faire naître les deux liens de passion et d'intérêt, entre les fabriques et l'agriculture locale. 1 A. - L'ÉBÉNISTERIE : le travail sur bois plaît aux hommes de tout âge et surtout aux enfants, pour qui le bonheur suprême est de manier les petites scies, petites haches, petits rabots, le tour, le ciseau, etc. ; la boutique du menuisier les char¬me presque autant que celle du confiseur. Cette fabrique établira lien de passion entre les deux classes du sexe masculin, les pères et les enfants, puis lien d'intérêt local, convenance avec les productions du pays; car on emploiera, à la superficie des meubles fabriqués, les bois du pays, en France, noyer, cerisier, orme, frêne, érable, concurremment avec les bois étrangers; puis les bois de chêne et autres à l'intérieur des meubles. La phalange en s'instruisant sur les défauts des bois, par emploi dans son atelier d'ébénisterie, mettra d'autant plus de soin à éviter ces défauts dans la culture de ces forêts, et la manutention des bois coupés; ainsi s'établiront les deux liens de passion et d'intérêt local avec l'objet manufacturé qu'elle voudra faire briller à double titre, comme produit de sa culture et de ses fabriques. 2 B. - La PARFUMERIE plaît aux femmes de tout âge, adultes ou enfants; elle s'allie fort bien à la culture des champs de fleurs qui est, dans l'ordre sociétaire, une attribution féminine. Cet atelier présentera encore l'avantage d'intéresser les femmes aux travaux champêtres, en les habituant à cultiver en grand, et en plein champ, sous tente mouvante, les fleurs qu'elles ne soignent aujourd'hui qu'en pots, sans aucune vue de rivalité cabalistique ni d'enthousiasme pour leur pays et sa renommée. La parfumerie et les cultures attenantes s'allient aux goûts du sexe faible, comme le travail sur bois s'allie aux goûts du sexe fort. D'ailleurs les deux fabriques pourront comporter divers alliages des sexes, chacune offrant des fonctions applicables à l'autre sexe ainsi qu'aux enfants. 3 C. - La CONFISERIE: elle fournit des travaux adaptés aux goûts des trois sexes et de tous les âges. La gestion des fours et manutention des bassines est un travail de force propre aux hommes. Les femmes s'occuperont à la préparation des fruits et matières, à l'empotage, etc. Les enfants y trouveront quantité de menues fonctions, comme encartage, triage, moulage, etc. Cette fabrique opérant sur le sucre, les fleurs, les fruits, les végétaux, les parfums, les liqueurs, a de quoi satisfaire tous les goûts des divers âges et sexes ; elle est très bien liée à l'industrie locale, employant les produits indigènes combinément avec les exotiques. D'ailleurs la phalange d'essai aura sur les lieux mêmes, une consommation assurée de ses produits de confiserie, pour les curieux opulents qui viendront la visiter, y passer trois ou quatre jours : elle serait bien dupe de mettre cent mille francs, succes¬sivement à l'achat de confiseries dont la fabrication ne lui coûtera que moitié et favorisera beaucoup l'attraction industrielle. Tel est, sauf erreur, le choix de fabriques spéculatives le mieux assorti aux conve¬nances primaires d'une phalange d'essai : elle devra donc engager en ces trois genres, au moins une douzaine de bons maîtres d'enseignement, quatre pour chacune des trois branches. Toutefois ces manufactures, quoique éminemment convenables, ne pourraient exciter aucune attraction, si les ateliers de la phalange étaient dégoûtants de saleté comme les nôtres qui, par leur exiguïté, ne se prêtent pas aux dispositions d'agrément, au luxe et aux ressorts d'enthousiasme. Le luxe est premier but de l'attraction, c'est son premier besoin; il est donc difficile qu'elle naisse directement dans une industrie dont le luxe est banni. C'est le vice de tous nos ateliers civilisés. Mais si le séristère de confiserie est construit pour une masse de 500 à 600 per¬sonnes, hommes, femmes et enfants, avec luxe des habits et instruments de travail, on pourra, même dans la pièce des fours qui est la plus malpropre, mettre de l'élégance : une graduation de fours garnis en marbres différents, des murs souvent repeints en gris ou brun, des bordures souvent rafraîchies. Les autres pièces non enfumées seront susceptibles de tout ornement, et l'ensemble du séristère sera aussi séduisant que le sont, au premier de l'An, les chapelles sucrées de nos confiseurs. Ces trois manufactures primaires sont faites pour entretenir pendant l'hiver de grandes séries bien intriguées, et suppléer aux lacunes d'attraction agricole. Je passe aux fabriques secondaires qui sont des travaux attenants à l'agriculture, mais pouvant en être séparés et former fonction spéciale. 4 D. - La Fromagerie, fabrication des fromages et beurres : la phalange d'essai pourrait vendre ses laitages à la ville voisine ; il sera mieux d'en fabriquer des froma¬ges qui auront nécessairement une supériorité par suite des soins qu'elle donnera aux pâturages et à la bonne tenue des bestiaux. Le travail de la laiterie plaît aux femmes, c'est leur apanage; il plaît de même aux enfants. Le soin des fromages fournit pour les hommes diverses fonctions. Cette fabrique se lie bien à l'éducation des troupeaux. Elle est très propre à exciter des rivalités sur les divers systèmes de nutrition et d'éducation; ils seront jugés par la saveur des fromages tirés de trois divisions d'un même bétail diversement traitées. Si l'on vendait le lait, on ne pourrait pas savoir quel effet il produit à l'emploi en fromage et en beurre. Plus cet effet sera constaté, mieux les divers groupes se passionneront Pour leurs méthodes réciproques. C'est donc une fabrication qui satisfait à la double règle de passion cabalistique et d'intérêt local. 5 E - La Charcuterie et macération est encore un travail bien lié au mécanisme agricole, et attrayant même pour les femmes; elles sont assez intelligentes à préparer la cochonnaille. Les hommes exerceront volontiers le travail de grande salaison, et les enfants ne craignent pas celui de triperie. D'ailleurs dans la partie rebutante on s'aidera de la cohorte des 100 salariés adjoints. Cette fabrique doit être comptée parmi les attrayantes elle se lie cabalistiquement avec le soin des pourceaux qui seront très nombreux dans la phalange, pour consom¬mer les énormes débris des tables et cuisines : on en formera plusieurs systèmes d'engrais, et la série des charcutiers opérera sur diverses qualités de porcs auxquels des variantes en aliments auront donné des saveurs différentes. Dans cette industrie figurera la macération qui donne de beaux produits, tels que le bœuf fumé de Hambourg. Cette série sera fort utile pour habituer peu à peu les enfants au travail de boucherie, de manière qu'on puisse, au bout de deux ans, se passer de bouchers salariés et hors d'harmonie. 6 F. - La Conserve artificielle de fruits et légumes, industrie fort étendue, attrayante et très négligée en France, où on ne sait pas même conserver le haricot vert, comme en Allemagne, le pois vert, le chou en choucroute, les prunes à gâteau, tant d'autres légumes et fruits dont les harmoniens garniront toute l'année leurs tables, même celles de classes inférieures ou troisième degré. La France ne connaît guère que la conserve des fruits à l'eau-de-vie, et de quel¬ques vilenies, comme poires tapées. La phalange d'essai devra réunir toutes les branches de conserve artificielle, et en faire le travail principal de ses premiers essaims, qui seront installés avant l'entrée en demi-exercice : elle emploiera les procédés d'Appert et autres, pour donner la plus grande extension à cette série qui sera très précieuse, tant pour la bonne chère de curieux payants, que pour celle du peuple qui, dans cette phalange, mangera des fruits et es légumes précieux, à l'époque où les grands des capitales n'en auront pas. 7 G. - La graineterie de fleurs et légumes. L'art de recueillir, préparer, classer et conserver les graines, est à peu près inconnu en civilisation. Le paysan n'a sur ce point ni lumières ni moyens. Le travail de grainetier est confié à quelques hâbleurs mercantiles, aussi trompeurs que les pépiniéristes. Ce travail occupera, dans la première phalange, une série distincte, avec qui cha¬que série et groupe agricole sera en relation. C'est une série embranchée, puisant dans toutes celles d'un ordre, dans toutes les séries du règne végétal. Son approvi¬sionnement, destiné pour la vente, sera indépendant des graines que chaque groupe gardera pour son usage spécial. ><. - On s'étonnera si je désigne pour manufacture principale la LUTHERIE ou fabrique d'instruments à vent et à cordes : on objectera qu'elle satisfait peu aux deux conditions imposées. C'est une erreur : elle se lie bien avec l'agriculture par emploi des bois, comme l'ébénisterie ; elle s'allie bien aux facultés des femmes et des enfants par la marque¬terie, les petits ouvrages de luxe en bois, en ivoire, en nacre, etc. Je suppose qu'on n'adopterait que les ornements en nacre, en bois et non ceux en cuivre. Ce qui formera dans ce genre de travail le lien de passion, c'est que chacun, dans la phalange, deviendra musicien au bout de six mois, excepté chez les nations disgra¬ciées d'oreille comme les Français; mais en Italie, en Allemagne, chacun deviendra musicien trois mois après l'organisation sociétaire ; chacun s'occupera des instruments et prendra un vif intérêt à cette fabrication; elle passionnera les trois sexes, et favorisera le progrès musical, qui est de haute importance en éducation harmonienne. Quant à l'intérêt pécuniaire, j'observe que rien ne sera plus précieux au début de l'association que les instruments de musique. Il sera impossible pendant trois ans de s'en approvisionner et de trouver subitement Un million de jeux d'orgues, Vingt millions de violons et altos, Six millions de basses et contrebasses et en proportion tous les autres instruments d'orchestre et de fanfare. En conséquence, la fabrique de lutherie sera très digne de choix et très profitable sous les rapports d'attraction industrielle et bénéfice. Du reste, on pourra la négliger. K. - L'OISELLERIE, OU éducation de jolis oiseaux grands et petits, est encore un travail qui remplit très bien les conditions, et dont les produits seront infiniment précieux, car toute phalange aura besoin de volières en divers genres. C'est une forte branche d'attraction et un moyen d'habituer les enfants de la classe riche à la dextérité dans le soin des colombiers. Cette industrie est dédaignée en civilisation, parce que les oiseaux deviennent insipides quand on les voit dans les boutiques sales et fétides des oiseliers de Paris, où l'on entasse pêle-mêle des criards et des chanteurs, tous dans des cages étroites, où ils sont comprimés et infectés. Le séristère d'oisellerie sera un vaste colombier à plusieurs chambrées distinguant les espèces : toutes y seront tenues dans le plus grand luxe et commodément, en grand espace, avec ombrages et arbustes enfermés dans les cages d'été, avec ruisseaux, gazons et tentes. Les incommodes, comme les perroquets, seront assez éloignés pour ne pas troubler les espèces harmonieuses ou paisibles. L'oisellerie est une branche d'industrie qui n'a jamais pu être exercée en grand chez les civilisés : elle sera l'une des curiosités de la phalange d'essai. Il suffira bien de ces fabriques spéculatives pour ménager à la première phalange un commerce de produits manufacturés, avec les autres qui s'élèveront autour d'elle. Quant aux civilisés, il sera indifférent qu'elle manque de commerce avec eux dans ses débuts, car le régime de négoce véridique ne pourra être établi qu'entre phalanges, et tout commerce avec des êtres faux comme les civilisés, ne pourrait exciter dans aucun cas des intrigues favorables à l'attraction industrielle. Quelques fondateurs opineront à choisir des fabriques plus distinguées que D, E, comme seraient la broderie et la passementerie, propres à passionner le sexe féminin ; mais ce sont deux travaux fort ingrats quant au bénéfice; d'ailleurs, ils ne peuvent comporter qu'un des deux liens exigés ; celui d'affinité en passion; mais non pas celui d'affinité avec le produit local. Ces deux fabriques n'alimenteraient donc pas des intrigues de rivalité dans les exploitations du règne animal et végétal ; tandis que la fromagerie et la charcuterie, fabriques non élégantes, et pourtant adaptées au goût des femmes, se lient aux travaux de règne animal et règne végétal, par rivalités sur les systèmes de nutrition, les qualités des laitages et viandes. La broderie et la passementerie présentent l'avantage de convenir pour l'hiver aux deux classes riche et moyenne; mais cette convenance ne repose que sur l'absence d'intrigues, dont ces deux classes sont fort dénuées dans leur domestique. Ce vide spirituel n'aura plus lieu en association. Du reste, on peut admettre ces deux fabriques et d'autres qu'il serait trop long d'examiner. Je ne prétends pas que les neuf, cotées A B C, D E F G, ><, K, soient exclusi¬vement convenables pour la phalange d'essai. je répète que le choix des fabriques spéculatives propres à intriguer une série de groupes, devra se proportionner aux moyens locaux que je ne peux pas prévoir : j'ai voulu seulement enseigner l'applica¬tion de la règle qui doit servir de boussole en pareil choix, c'est d'établir le double lien d'intrigue cabalistique et d'intérêt local entre les sociétaires et leurs cultures.


Chapitre XVI

Distinction entre les séries
faussées et les hongrées.

Nous passons des fabriques spéculatives aux fabriques usuelles, qui peuvent four¬nir une douzaine de séries en fonctions obligées, comme buanderie, travail sur bois, sur cuir.

Ces séries que je vais indiquer, seront la plupart défectueuses, peu compatibles avec deux des trois règles posées au chapitre VI, la compacité d'échelle et l'exercice parcellaire. C'est un vice inévitable pendant quinze à vingt années d'initiative socié¬taire.

Les fonctions non compactes en échelle pourront s'élever à une cinquantaine de genres et une douzaine de séries dans la phalange d'essai; elle ne voudra pas être dupe des ouvriers de la ville, ni les appeler chaque fois qu'il y aura un clou à poser; ce serait s'encombrer mal à propos de civilisés. Pour s'en garantir, elle aura engagé des instructeurs en tous genres de travaux domestiques, fournissant quatre à cinq catégories, comme travail sur bois, sur cuir, sur métaux, sur étoffes, etc. On pourra composer, de ces divers genres, les séries suivantes :


A En bois : charpentiers, menuisiers.
B Idem : tonneliers, vanniers.
C En cuir : cordonniers, gantiers, culottiers.
D En mixte : selliers, bourreliers, layetiers.
E En fer : serruriers, éperonniers, maréchaux.
F En mixte : carrossiers, charrons, taillandiers.
G En ornements : modistes, brodeuses, passementières.
H En étoffes : tailleurs, tailleuses, ravaudeuses, repriseuses, corsetières.
J En métaux : chaudronniers, poêliers, ferblantiers, lampistes, fondeurs, pompiers.
L En mixte : couteliers, tabletiers, arquebusiers.
M Idem : horlogers, joailliers, orfèvres.
N En toile : lingères, tisseuses.

Il reste divers emplois qu'on pourrait difficilement classer en séries, vu le peu de lien qu'ils ont entre eux, tels sont :


1 Chapelier 6 Dégraisseur 11 Emballeur
2 Tapissier 7 Cartonnier 12 Vitrier
3 Plumassier 8 Pelletier 13 Opticien.
4 Pailliste 9 Imprimeur
5 Perruquiers 10 Parasolier


Une phalange de grande échelle aura besoin de tous ces emplois. Il serait fâcheux à elle de recourir aux ouvriers de la ville pour imprimer son bulletin de la bourse et autres minuties ; pour raccommoder pendule, montre, tabatière, cuiller, couteau, chapeau : les instructeurs enrôlés aux deuxième et troisième essaims auront dû former des élèves en ces divers genres. Sans adopter les fabriques de tissage, il en faudra quelque peu, un seul groupe, afin d'éveiller ce goût, le faire éclore chez certains enfants, à qui il est naturel.

Mais la génération élevée dans l'état civilisé ne se passionnera que lentement pour les fabriques usuelles, qui, par cette raison, ne pourront pas, dans les premières années, fournir des séries régulières en chaque espèce indiquée plus haut, sous les chiffres 1 à 13, et même dans les genres cotés de A jusqu'à N. Plusieurs des douze séries A N manqueront de compacité entre leurs groupes, et seront mal intriguées (chap. VI). Ce seront des séries hongrées, insuffisantes en ressorts d'harmonie, en équilibre de passions. Il sera force, pendant la première génération, de se contenter de ces séries défectueuses, dites hongrées ou non compactes.

Les fonctions 1 à 13 ne formeront guère que des groupes détachés : elles n'ont pas de lien entre elles; mais chacune, au bout de 30 ans, fournira une série, parce que les enfants élevés dans l'état sociétaire y prennent parti pour un très grand nombre de métiers, sauf exercice parcellaire ; de sorte que pour une fonction peu étendue, comme celle d'emballeur ou parasolier, la phalange aura aisément une trentaine de sectaires, formant série.

L'emploi des séries hongrées et mal échelonnées est une faute où tomberont fréquemment des fondateurs non exercés; il importe de les prévenir sur ce sujet, déjà effleuré au chapitre VII, sous le titre de séries faussées.

Il y a peu de différence entre les hongrées et les faussées. J'appelle faussée celle qui est mal assortie, mal graduée, mais corrigible, comme on l'a vu au chapitre VII.


La série hongrée pèche par le même défaut de graduation inexacte, mais sans possibilité d'y remédier, parce qu'elle se compose de fonctions dont on ne peut pas se passer, quoiqu'elles ne soient pas assez vicinales pour qu'on en puisse former une série d'échelle compacte, bien nuancée. J'ai donné au chapitre VII un exemple de série faussée : j'en ajoute un de série hongrée très méthodique.


TRAVAIL SUR MÉTAUX COMMUNS
Transition ascendante : = Lampistes.
Aile ascendante Ferblantiers
Chaudronniers
Arquebusiers.
Centre : Serruriers,
Maréchaux,
Éperonniers.
Taillandiers.
Charrons.
Aile descendante Carrossiers.
Pompiers.
Coffretiers.
Transition descendante : = Couteliers.


Ici les fonctions sont bien graduées, mais éloignées entre elles, formant échelle d'espèces et non de variétés. Ce vice est le caractère des séries hongrées : elles manquent de compacité ; leur échelle est d'ordre lâche, quoique régulier ; et par cette raison leurs groupes ne sont pas susceptibles de rivalités vicinales et discords gradués entre groupes contigus. Ce sont des séries rabaissées en échelle, car la leur se forme d'espèces; une bonne échelle n'est formée que de variétés très voisines, discordantes et jalouses ; et comme ici les douze groupes ont des fonctions trop distinctes pour créer les discords, c'est une série hongrée, privée du jeu de la cabaliste ou passion des intrigues rivales.

On sera forcé, pendant la Ire génération, de former dans toutes les fonctions de fabriques usuelles et même dans d'autres industries, ces Séries défectueuses, cumu¬latives d'espèces éloignées : au reste, dans son début, le mécanisme sociétaire ne pourra être en son ensemble qu'une harmonie hongrée, puisqu'il sera privé des rela¬tions d'amour libre qu'on ne pourra établir qu'à la 2e ou 3e génération, et des relations de famille harmonisée qui ne pourront naître que dans les 4e et 5e générations sociétaires. (Voyez Ve section, ce qui touche aux harmonies de famille et d'héritage.)

Heureusement les Séries agricoles, dans la phalange d'essai, ne seront pas sujettes à ce défaut de compacité qui paralyserait tout; on pourra les former en échelle de variétés bien nuancées, donnant plein essor aux 3 Passions mécanisantes.

Les principes que je viens d'établir sur le choix et la direction des fabriques tant usuelles que spéculatives, sont fort opposés à ceux de la science dite économie politique, aux yeux de qui toute industrie est utile, pourvu qu'elle crée des légions d'affamés qui se vendent à bas prix aux conquérants et aux chefs d'atelier. La concur¬rence outrée réduit toujours cette populace au plus minime salaire en cas d'activité, et à l'indigence en cas de stagnation.

L'ordre sociétaire n'envisage dans les manufactures que le complément de l'agri¬culture, le moyen de faire diversion aux calmes passionnels qui éclateraient pendant la longue fériation d'hiver et les pluies équatoriales. Aussi toutes les phalanges du globe auront-elles des fabriques, mais elles s'efforceront de porter les produits manufacturés à la plus haute perfection, afin que la longue durée de ces objets réduise à peu de temps le travail de fabrication.

Posons sur ce sujet un principe méconnu de tous les économistes, principe qui se lie au chapitre VIII, sur les sortes et doses d'attractions.

Dieu n'a distribué pour le travail manufacturier qu'une dose d'attraction correspon¬dante au quart du temps que l'homme sociétaire peut donner au travail. Les trois autres quarts doivent être employés au service des animaux, des végétaux, des cuisines, des armées industrielles, enfin de tout travail autre que celui des manufac¬tures, dans lequel je ne comprends pas les cuisines de consommation journalière, car elles sont service domestique.

Si l'on voulait, dans une phalange, outrepasser la dose d'attraction manufacturière, pousser ce genre de travail au-delà du quart du temps applicable à l'industrie, enfin donner aux fabriques moitié du temps disponible en travail non domestique, on ver¬rait avorter l'attraction manufacturière, et par suite l'attraction agricole; car les séries d'agriculture perdraient un tiers de leur temps d'exercice, et par suite un tiers de leurs sociétaires : on verrait diminuer en même rapport leur compacité et leur activité.

Ainsi tout le mécanisme d'Attraction industrielle serait bouleversé si l'on procé¬dait comme les civilisés, confusément et sans maintenir la proportion des doses d'industrie avec les doses d'attractions spéciales que distribue la nature.

En outre, cette proportion serait faussée en toutes branches de manufactures, si l'on fabriquait comme aujourd'hui des qualités inférieures, et ruineuses pour le corps social; car des étoffes et teintures défectueuses réduisant la durée d'un vêtement à demi, tiers ou quart de ce qu'elle doit être, obligeraient à augmenter d'autant la masse de fabrication, et restreindre en même rapport la somme de temps et de bras que donnerait à l'agriculture une population limitée à tel nombre fixe.

Des sophistes répondront que ce serait un moyen d'augmenter la population; c'est précisément le vice qu'on voudra éviter en harmonie : du moment où le globe sera parvenu à son grand complet d'environ cinq milliards, on ne s'occupera qu'à assurer le bonheur de ses habitants, et non pas à en accroître le nombre. Or ce bonheur décli¬nerait si l'on faussait les équilibres d'attraction, en prenant du temps aux cultures pour en donner aux fabriques plus que ne leur en assigne la nature; elle veut réduire les travaux de fabrication à la plus courte durée possible, en organisant les intrigues des séries de manière à élever tout produit à la perfection.

C'est d'après ce principe que les manufactures, au lieu d'être comme aujourd'hui concentrées dans des villes où s'amoncellent des fourmilières de misérables, seront disséminées dans toutes les campagnes et phalanges du globe, afin que l'homme en se livrant au travail de fabrique, ne dévie jamais des voies de l'attraction qui tend à em¬ployer les fabriques en accessoire et variante de l'agriculture, et non pas en fonction principale, ni pour un canton ni pour aucun de ses individus.

En terminant ces notions élémentaires sur la formation des séries, rattachons toutes les règles à un précepte général, qui est d'assurer aux trois Passions mécani¬santes un plein essor en toutes fonctions. Or dans l'hypothèse d'accroissement de l'industrie manufacturière aux dépens de l'industrie agricole qui est la plus attrayante, on n'arriverait qu'à un résultat absurde, au ralentissement de ces trois Passions dont l'activité est gage de l'attraction industrielle et de tous les biens qu'on en doit recueillir.



Section II : Dispositions de la phalange d’essai
Complément de
la première partie

Duperie des détracteurs ; secte Owen

Déjà l'on peut s'apercevoir que ma théorie sociétaire ne donne point dans l'arbi¬traire des faiseurs de systèmes; elle se fonde sur un procédé spécial, puisé dans la nature, conforme au vœu des passions et aux théorèmes de géométrie ; car le méca¬nisme des Séries passionnées est géométrique en tous sens; on en verra la preuve aux chapitres qui traitent de la répartition, section Ve, et de l'analogie, section VIIe.

Nous pouvons maintenant examiner les inconséquences commises à cet égard par le XIXe siècle qui, sur l'affaire d'où dépend le changement de sort du genre humain, sur l'invention du procédé sociétaire, se confie à des hâbleurs fardés de philanthropie, et ne leur impose aucune règle à suivre en théorie ni en pratique (46).

On voit qu'il y avait un procédé à inventer, c'est la Série passionnée, découverte qui exigeait de profondes recherches sur les dispositions et les emplois de ce ressort tout à fait étranger au mécanisme civilisé.

Pour peu qu'on eût voulu opérer méthodiquement, on aurait exigé des prétendants, comme M. Rob. Owen ou autre, une invention et non pas des statuts ni des bizarreries telles que la communauté des biens, l'absence de culte divin, l'abolition brusque du mariage : ce sont là des lubies de casse-cou politique et non des moyens neufs ; c'est pourtant à ces billevesées que le XIXe siècle a donné sa confiance depuis vingt ans.

Observons que dès son début Rob. Owen opéra tout à contresens de l'association : ignorant que l'agriculture doit être la base du mécanisme sociétaire, il rassemblait à New Lanark 2 000 tisserands n'ayant pas un arpent de terre à cultiver. En commettant cette lourde faute, il se vantait de convertir les nations à sa méthode, et se faisait présenter aux souverains comme régénérateur présomptif du monde social. Sa science n'était autre que celle des sophistes, HASARDER TOUT, jouer en casse-cou sur les innovations; audaces fortuna juvat ; et surtout faire sonner bien haut sa philanthropie; ce masque fait toujours des dupes.

Comment notre siècle, après tant d'expériences, après avoir vu depuis quarante ans tous les ambitieux affublés de ce titre, peut-il se laisser prendre encore à la fausse monnaie philanthropique ? Un vrai philanthrope aurait dit : « Il faut tenter des essais d'association; mais on doit en même temps s'exercer à la recherche de la méthode naturelle et mettre au concours cette découverte. »

Une marche si loyale ne sera jamais adoptée par des hommes qui veulent jouer un rôle sans moyens réels : M. Owen a préféré se donner pour inventeur, il a bâti un système qui est la contrepartie de celui de G. Penn, fondateur des Quakers. J'en don¬nerai ailleurs le parallèle : remarquons seulement dans la méthode Owen, une marche de casse-cou politique, décidé à tout hasarder, à essayer des monstruosités sans en prévoir les résultats.

Par exemple : sur la liberté d'amours, il ignore quels seraient les effets de l'orgie amoureuse corporative, qui ne manquerait pas de s'établir quand la nouvelle secte aurait acquis de la consistance : il paraît aussi peu instruit sur le mécanisme des amours libres que sur les effets d'une absence de culte divin. Avant d'admettre seule¬ment une demi-liberté en amour, il faut introduire des contrepoids que les harmoniens mêmes ne pourront créer qu'au bout de quinze ou vingt ans d'exercice.

Au reste les changements que pourra subir le régime des amours n'auront lieu qu'après avoir été demandés par le gouvernement, le sacerdoce, les pères et les maris; lorsque ces quatre classes, de commun accord, voteront une innovation, l'on pourra être sûr qu'elle est utile et non pas dangereuse.

Sans doute le système conjugal engendre une foule de vices; j'en ai décrit bon nombre à l'intermède III, 51 à 134 ; tous ces désordres ne sont pas un motif de suppri¬mer le mariage, mais de le ramener à une échelle méthodique, établir dans les mariages une série régulière comprenant sept degrés, plus l'ambigu et le pivotal.

Et pour ne parler que des 1er et 2e degrés, n'est-il pas évident qu'un mariage stérile est un lien moins fort que celui qui donne un enfant ? Voilà une distinction des 1er et 2e degrés; il reste à établir celle des sept autres. je renvoie ce détail, en faisant observer que, lors même qu'on connaîtrait les neuf degrés à établir en mariage, il faudrait encore connaître et organiser l'état de choses qui fournira des contrepoids et garanties contre l'abus des libertés, abus que n'a pas prévu le sophiste Owen; il veut émanciper tout à coup, lâcher la bride aux amours, comme si l'on était à l'île d'Otahiti, au pays d'Hamil, à Lancerote, à java, en Laponie et autres lieux où les coutumes et les préjugés ont établi des contrepoids.

Négligeons ce débat, puisque ce ne sera qu'après trente ans d'harmonie qu'on commencera à s'en occuper; mais pendant la 1re génération sociétaire, il sera néces¬saire de laisser les amours (voyez chap. XVI) dans l'état d'hypocrisie et de tromperie universelle qui caractérise la civilisation : l'amour et la paternité sont les dernières passions qu'on pourra amener au régime véridique; difficulté très ignorée de ceux qui veulent, comme M. Owen, faire sur la liberté des passions, un essai aussi téméraire que celui des philosophes de 1791, sur le brusque affranchissement des nègres.

C'est l'affluence de ces sophistes qui prévient contre les véritables inventeurs, et engouffre notre siècle dans la détraction : elle est plus que jamais le travers dominant. Au reste elle est vice endémique du caractère civilisé; les découvertes les plus pré¬cieuses ont été proscrites à leur apparition : le café et la pomme de terre ont été judiciairement interdits et mis au rang des poisons ; Fulton inventeur du bateau à vapeur, et Lebon inventeur de l'éclairage au gaz, ne purent se faire écouter de personne dans Paris.

D'après ces bévues récentes des Zoïles, on peut juger de la confiance que méritent leurs jugements; ils se disent partisans des lumières, ennemis de l'obscurantisme; ils accusent tel ministre d'être un nouvel Omar, telle société d'être une réunion d'étei¬gnoirs, eh ! que sont-ils eux-mêmes quand ils impriment qu'il ne peut point exister de découverte en calcul d'attraction; et quand ils excitent à ne pas lire le livre qui en apporte la théorie complète, dont Newton n'a donné qu'un lambeau ?

Ainsi le XIXe siècle se montre en digne héritier du XVe et de la génération qui persécuta les Colomb et les Galilée; alors c'était la superstition qui proscrivait les sciences neuves; aujourd'hui elles sont proscrites par ceux qui se disent ennemis de la superstition. Voilà le secret de leur zèle simulé pour le progrès des lumières; voilà leur vol sublime: ils n'attaquent la superstition que pour prendre sa place, opprimer autant et plus qu'elle.

Étrange inconséquence! On porte aux nues l'homme qui a pris l'initiative en calcul d'attraction, Newton qui en a traité savamment la branche inutile et de pure curiosité; car que nous sert de savoir le poids de chaque planète ? il restait, en attraction, à explorer les deux branches importantes :


L'UTILE ou théorie de l'Attraction passionnée.
L'AGRÉABLE ou théorie de l'Analogie et des causes.


Celui qui apporte ces deux sciences est une bête brute au dire des Zoïles qui pourtant exaltent Newton, pour avoir traité de la branche INUTILE, celle des effets matériels en attraction où il ne peut expliquer aucune cause; si on demande aux newtoniens pourquoi Dieu a donné 7 satellites à Saturne et 4 à Jupiter qui est double en grosseur, pourquoi un anneau à Saturne et point à Jupiter, ils ne pourront donner aucune réponse.

Leur science n'en est pas moins belle par sa justesse mathématique ; mais elle n'est qu'un germe borné à l'explication des effets et non des causes; et au moment où la théorie des causes est dévoilée, il faut ou flétrir Newton, puisqu'il a commencé J'étude de l'attraction, ou protéger son continuateur bien plus digne d'appui, en ce qu'il a traité les deux branches de l'utile et de l'agréable, dont l'une conduit au bonheur social, bien autrement précieux que la science.

Ajoutons que le calcul de l'analogie, quoique branche d'agrément, a bien son côté utile, car c'est à cette nouvelle science qu'on devra la découverte de tous les antidotes naturels, la plupart inconnus, tels que ceux contre la goutte, l'hydrophobie, l'épilepsie, et autres maladies qui sont encore l'écueil de l'art. C'est un appât pour notre siècle et surtout pour la France, à faire trêve de malveillance contre les inventeurs et accorder à la plus précieuse des découvertes, sinon une protection positive, au moins un accueil dubitatif, motivé sur des considérations que goûtera tout homme impartial; en voici l'abrégé :

« C'est la première fois qu'on nous présente une théorie régulière sur le problème de l'association, réputée insoluble, et sur le mécanisme d'harmonie des passions, con¬sidéré jusqu'ici comme une énigme impénétrable : si cette théorie est praticable, elle nous donnera les biens que tous les siècles ont vainement rêvés, la cessation de la mendicité prévenue par concession d'un minimum à la classe pauvre, l'abolition convenue de l'esclavage et de la traite, le règne de la vérité et de la justice, fondé sur les bénéfices dont elles deviendraient la voie dans le nouvel ordre; il est donc prudent d'examiner cette théorie, en indiquer les côtés défectueux, inviter de plus habiles à la rectifier S'ILS LE PEUVENT, et à défaut de ce, en faire l'essai bien exempt de risque, puisqu'elle ne roule que sur des travaux agricoles et domestiques évidemment lucratifs par le régime de combinaison et d'économie qu'elle y introduit. »

Sur ce, les beaux esprits répliquent : « On pourrait prêter l'oreille, si l'auteur savait se revêtir des formes usitées et rendre hommage à l'auguste philosophie moderne. » Eh ! c'est la ruse de tous les sophistes : un inventeur serait bien suspect s'il adoptait cette manière hypocrite ; on serait fondé à penser qu'il n'est, comme tant d'autres, qu'un charlatan de plus, cherchant à se mettre en scène per fas et nefas : tous ces con¬trebandiers scientifiques savent prendre le ton académique, passeport des erreurs et des jongleries. Ici il s'agit d'éveiller les beaux esprits sur leurs illusions et leur duperie; de prouver qu'ils sont les premières victimes de leur crédulité pour les faiseurs de systèmes.

Depuis vingt ans qu'on parle d'association, s'ils avaient pris des mesures pour atteindre au but, à la vraie association, s'ils n'avaient pas donné une folle confiance au sophiste Owen, ils auraient obtenu la vraie théorie ; un essai aurait décidé la métamorphose ; le chaos civilisé barbare et sauvage aurait déjà disparu, les savants et artistes vivraient tous dans la haute opulence, et ne seraient pas réduits à déclamer contre la censure et l'obscurantisme (qu'ils exercent eux-mêmes à l'égard des inven¬teurs) ; ils jouiraient de la pleine liberté, de la fortune et des dignités, sans être sous la férule d'aucun Omar.

Pour les désabuser de cette duperie, de cette manie de choisir le rôle servile et la pauvreté, faut-il que je me traîne à leurs pieds ? ils me croiraient d'autant moins que je les flagornerais plus. On a vu récemment, à l'époque où les systèmes universels étaient à la mode, un sophiste éloquent prodiguer l'encens aux savants, les louanger tous nominativement, et ne pas réussir à accréditer près d'eux son système universel. (Dans lequel il avait oublié seulement l'analyse de l'homme ou des passions et attrac¬tions, celle des 3 mécanismes, civilisé, barbare et sauvage, de leurs caractères perma¬nents successifs et engrenés ; celle des turpitudes civilisées, telles que le commerce mensonger ou concurrence inverse et circulation inverse; il avait oublié aussi la théorie des destinées futures et passées, la théorie des causes en mouvement, etc., etc., etc.)

Les savants lui ont reproché à juste titre de ne rien dire de neuf, de répéter en d'autres termes ce que cent autres avaient dit avant lui. Je me rangerais dans la catégorie de ces beaux esprits faiseurs de systèmes, si je m'affublais de leurs formes académiques dont souvent l'on tire bien peu de fruit. L'auteur cité n'en a recueilli que le compliment assez banal de savoir se faire lire en flattant les puissances acadé¬miques.

Le ton d'adulation n'est guère familier aux inventeurs; au lieu de la souplesse oratoire, ils ont le caractère de droiture et de fermeté qu'Horace admire dans l'homme juste : non civium ardor prava jubentium mente quatit solida. Mon sujet ne comporte pas le ton adulateur; il s'agit de remontrer les hommes sur leur refus de foi en la Pro¬vidence, leur manque d'espérance et d'activité à rechercher le code divin, leur défaut de charité, leur insouciance sur une invention qui doit mettre subitement un terme à l'esclavage, à l'indigence et aux misères de l'humanité.

Ici le seul ton convenable est celui de la chaire ; on n'exige pas que les Bossuet, les Bourdaloue encensent un siècle pervers ; on les approuve quand ils tonnent contre les fausses doctrines qui nous égarent; et si je n'ai pas leur éloquence, je n'en dois pas moins adopter leur manière, dédaigner la souplesse banale des charlatans scientifi¬ques, et m'en tenir au ton de franchise et de rondeur qui est le seul convenable à un inventeur étayé de preuves mathématiques et irrécusables.

Un écueil où le monde savant ne manquera pas de tomber, c'est la jalousie; on voit avec dépit qu'un intrus enlève la plus belle proie ; et le premier mouvement de chacun est de nier, d'étouffer la découverte qu'il ne peut pas s'approprier, de foudroyer le profane inventeur qui, en dépit du monopole de génie, veut s'introduire dans les rangs des privilégiés, méconnaître la loi.


« Nul n'aura de l'esprit que nous et nos amis. »


Je sais que s'il s'agissait d'invention médiocre, il serait imprudent de violer cette loi: un poète moderne, Viollet-le-Duc, a fort bien dit : « S'il vous vient quelque idée neuve,


« Sachez la présenter avec ménagement,
« Comme leur propre idée arrangée autrement »


de sorte que pour passeport de sa découverte, l'auteur doit dire aux monopoleurs de génie : « C'est à vos vastes lumières que je la dois, c'est dans vos doctes écrits que j'en ai puisé les éléments ; vous aviez créé tous les matériaux de cette nouvelle science ; je les ai mis en œuvre selon vos sages méthodes ; je ne fais qu'acquitter ma dette en vous dédiant une invention qui est la vôtre bien plus que la mienne ; elle n'est qu'un fleuron détaché de votre couronne, et que je dois y replacer. »

À ces mots le monde philosophique dirait : voilà un ouvrage écrit avec sagesse, impartialité, l'auteur sait se faire lire, son ton est décent, son style est fleuri, suave, marchand : Era metet Sosiis - dignus intrare in nostro, docto corpore.

Si je me présentais ainsi l'encensoir à la main, ce serait tromper le monde savant; il vaut mieux, pour son intérêt, lui dire franchement quels seront dans cette affaire ses bénéfices et les miens, assigner à chacun son lot.

Le leur sera immense; aux bénéfices pécuniaires indiqués (81), ils pourront joindre une moisson de gloire non moins immense. je leur livre des mines vierges; ma théorie leur ouvre l'entrée du nouveau monde scientifique, l'accès à vingt sciences que je ne peux pas traiter moi seul, pas même en parue; je me réserve seulement celle de l'attraction passionnée sur laquelle il restera beaucoup à dire après moi ; quant aux autres sciences, j'en livre la clé : celle de l'analogie exigera plus de deux cent mille articles fort étendus, j'en pourrai à peine donner deux cents, parce que le ne suis pas versé dans les trois branches de l'histoire naturelle : il m'eût fallu y employer trois ans d'étude exclusive ; je ne l'ai pas pu et ne le pourrai pas.

Les savants ont donc à se louer, dans cette affaire, de ce que la proie échoit à un homme qui ne peut pas la dévorer, et qui est obligé de leur en laisser la majeure partie, en se réservant seulement l'honneur d'invention. Le sort les a bien servis en me livrant la mine scientifique : un homme plus instruit que moi aurait pu tout accaparer pour lui seul.

Après cette franche explication, il reste à les prémunir contre leur penchant à la détraction et la jalousie, dont ils seraient dupes dans cette conjoncture : je vais faire parler des hommes plus en crédit que moi, qui leur reprochent d'être aveuglés par l'orgueil et la petitesse. Condillac leur dit : « Des sciences neuves qui seraient traitées avec une grande netteté, une grande précision, ne seraient pas à la portée de tout le monde; ceux qui n'auraient rien lu les entendraient mieux que ceux qui ont fait de grandes études, et surtout que ceux qui ont beaucoup écrit. »

Voilà pour l'orgueil et la jalousie qui les aveuglent au point de prétendre que la science de l'attraction passionnée traitée avec une grande netteté, une grande préci¬sion, n'est pas intelligible. J'ai vu des demoiselles de quinze ans comprendre à merveille le mécanisme des Séries passionnées, expliqué par les 3 Causes et les 3 Effets, selon les chapitres V et VI; et des savants exercés prétendront que cela est obscur; c'est qu'ils ne veulent pas comprendre. Si j'étais mort et qu'on pût exercer le plagiat sans obstacle, ils sauraient trop bien comprendre et travestir ma théorie, essayer de se l'approprier EN PARTIE, car personne ne pourra tenter de la piller en totalité. Ma prise de possession est trop bien constatée par les insultes des contem¬porains, déclarant qu'il ne peut pas exister de découverte en théorie d'attraction : pourquoi n'ont-ils pas opposé à Newton, cette savante décision ? que ne faisaient-ils excommunier Newton comme on excommunia C. Colomb, que la cour de Rome se hâta d'absoudre quand elle fut mieux avisée; ainsi feront les antagonistes de la théorie sociétaire, ils ne tarderont guère à démentir leurs actes de vandalisme.

Condillac, cité plus haut, a signalé l'orgueil qui les irrite contre les sciences neuves ; un autre va signaler leur petitesse ; je transcris ses expressions sur l'outrage fait à un homme célèbre par les Zoïles de son temps.

« Bacon, dont le génie prophétique se fit contemporain du XVIIIe siècle, Bacon qui avait ouvert dans ses écrits un trésor inépuisable de vérités, eut le tort de prendre un vol trop élevé, et de planer à une si grande hauteur sur les hommes et les idées de son temps, qu'il n'exerça sur eux aucune influence. » (Jouy.)

Même chose a lieu aujourd'hui: ma doctrine, comme celle de Bacon, n'est point trop élevée, mais notre siècle est comme celui de Bacon, trop petit pour y atteindre, sauf quelques personnages d'exception qu'il s'agira de rencontrer; pauci, sed boni. je ne recherche que ces hommes qui, tels que Bacon et Condillac, donnent à leur siècle le sage conseil de refaire l'entendement humain, d'oublier tout ce qu'on a appris des sciences philosophiques, plus obscurantes encore qu'au temps où Jésus-Christ leur reprochait leur obscurantisme en disant : « Malheur à vous, scribes et pharisiens, qui vous êtes saisis de la clé de la science, et qui n'y étant point entrés vous-mêmes, l'avez encore fermée à ceux qui voulaient y entrer. » (Saint Luc, chap. XI.)

Les scribes de nos jours sont encore ce qu'ils étaient au temps de J.-C. Newton leur a donné la clé de la science en attraction; ils l'ont saisie, et n'ayant pas su y entrer, s'avancer plus loin que Newton, étudier les branches que ce géomètre n'avait pas traitées, ils veulent aujourd'hui en dérober la connaissance et diffamer l'inventeur qui a apporté au monde la suite du calcul newtonien, la théorie de l'attraction passionnée et de l'unité sociétaire : science à défaut de laquelle toutes les autres ne sont qu'un opprobre pour la raison; car que nous servent ces trophées scientifiques, tant que la multitude privée du nécessaire est au-dessous du sort des animaux sauvages, qui vivent heureux dans la liberté et l'insouciance ?

« On convient de cela, disent les critiques ; mais il eût fallu dans votre théorie ménager les sciences révérées, comme la tendre morale, douce et pure amie du com¬merce. » Eh ! c'est par son alliance avec le commerce et le mensonge qu'elle est devenue méprisable ; elle a apostasié à ses derniers moments; elle était excusable dans ses erreurs, quand elle prêchait le mépris des richesses, en se fondant sur ce qu'il est presque impossible de les gagner en civilisation par la voie de la justice; elle a perdu ses droits à l'estime en transigeant avec l'esprit mercantile : si elle l'eût attaqué par une recherche du régime véridique, elle se serait ouvert une belle issue de civilisation, une brillante carrière de progrès social; elle a cédé lâchement au vice heureux, elle a embrassé le culte du veau d'or, comment peut-elle prétendre à la considération ?

J'avoue que tant qu'on a ignoré la théorie de l'attraction ou développement harmonique des passions, on a dû s'en tenir à la méthode répressive dite morale; mais elle devient dès ce moment inutile, et on ne lui doit pas de capitulation honorable, parce qu'elle a repoussé la lumière, la théorie sociétaire qui seule peut garantir une récompense à la vertu., et parce qu'elle a de tout temps manqué à ses devoirs, tels que l'analyse franche de la civilisation et de ses caractères (section VIe), et la recherche du mode commercial véridique. Elle n'a spéculé que sur la vente de systèmes que chaque année voit éclore au nombre d'une quarantaine, pour le bien du commerce de morale.

Nous n'avons eu cette année que 17 traités de morale, disait un journal de 1803, qui s'apitoyait sur la modicité de cette récolte. Il ne parlait que de la France : en y ajoutant les autres États qui font le commerce de morale ou la fabrique de morale, très active en Angleterre, Allemagne, Italie, les traités doivent s'élever au moins à une quarantaine par an, même dans les temps de disette; et comme tous ces traités sont contradictoires, chacun renversant celui de la veille, il faut changer de conduite et de mœurs au moins 40 fois par an pour être docile aux leçons de la morale douce et pure; il faut avoir en outre beaucoup d'argent pour acheter ses innombrables controverses, beaucoup de temps et de patience pour les lire, et beaucoup d'intelligence pour les comprendre, car leurs auteurs ne se comprennent pas eux-mêmes. Nous expliqueront-ils comment on peut être à la fois ami du commerce et ennemi des richesses perfides ? Ce sont là deux dogmes de morale, aussi judicieux, aussi homogènes que tous les autres. En est-il un qui ne soit regardé en pitié par ses auteurs mêmes ? Sénèque tout en nous prêchant de renoncer aux richesses, dès aujourd'hui, sans attendre à demain, et d'embrasser sans délai la philosophie, accumulait une fortune de cent millions de francs. Aussi la morale n'a jamais été qu'une jonglerie oratoire et un masque d'ambi¬tion. Tout hypocrite qui médite quelque fraude, s'affuble soigneusement de moralité.

On répond qu'elle n'est pas moins bonne en elle-même, quoiqu'elle serve de manteau à l'hypocrisie : non; elle est vicieuse, et par double raison : l'une est qu'elle conduit à sa perte celui qui essaie de pratiquer exactement ses doctrines, tandis qu'elle conduit à la fortune celui qui la prend pour masque et non pour guide ; l'autre est que ses dogmes sont contradictoires et la plupart impraticables, comme celui qui ordonne d'aimer et soutenir l'auguste vérité : qu'un homme aille dans un salon y dire l'auguste vérité sur le compte des personnes réunies, dévoiler les grivelages de tel financier présent, les galanteries de telle dame présente, enfin la conduite secrète de tous les assistants, il sera honni de toutes voix; qu'il s'avise de publier la vérité, toute la vérité sur le gaspillage des deniers publics, et compromettre de hauts personnages, il verra où conduit la pratique de l'auguste vérité. Tous les dogmes de la morale sont également impraticables.

D'ailleurs n'est-il pas avéré qu'elle a constamment produit des effets opposés à ses promesses, et que plus une nation enfante de traités de morale, plus elle s'engouffre dans la dépravation ? Voilà donc une science trompeuse par le fait comme par les doctrines toutes contradictoires. Elle a mal fini; elle s'est prostituée sur ses vieux jours, en s'alliant à l'esprit mercantile, source de tous les vices : la religion ne s'est pas souillée de cette infamie.

Mais pourquoi cette boutade contre la tendre morale ? C'est que les hypocrites s'étayent de la morale pour dénigrer la théorie de l'attraction. Ils sont jaloux de voir naître une science qui va donner les biens que promettait l'astucieuse morale, établir le règne de la vérité, de la justice et des bonnes mœurs, conduire à la fortune ceux qui les pratiqueront, et conduire à la ruine et au déshonneur ceux qui essaieront de pra¬tiquer la fausseté.

Quelques-uns de ces détracteurs veulent aussi s'affubler d'esprit religieux, préten¬dre que la théorie de l'attraction n'est pas en pleine harmonie avec la religion ; ce n'est pas moi qui répondrai à ces tartufes, c'est l'Évangile; c'est la parole de Jésus-Christ qui les confondra. je traiterai ce sujet dans un article spécial.

C'est parce que ma théorie marche en tout point dans le sens de la religion, qu'elle doit discorder avec ces scribes et pharisiens modernes, ces moralistes insidieux, ces saltimbanques de vertu que Jésus-Christ démasquait si bien, et qu'il maudissait com¬me obscurants, comme sophistes vandales, feignant de chercher la lumière, et ligués pour l'étouffer à son apparition. Ils sont encore aujourd'hui ce qu'ils étaient au temps de Jésus-Christ; manqueraient-ils à diffamer le chef-d'œuvre de la sagesse divine, le code d'unité sociétaire et d'harmonie des passions appliquées à l'industrie ?

Si les moralistes sont de bonne foi, et tiennent à paraître tels, que n'acceptent-ils un défi, un essai, afin que l'expérience prononce entre leur science et la mienne ? S'ils augurent bien de leur méthode et mal de la mienne, ils doivent souhaiter qu'une épreuve me confonde authentiquement, ce sera pour eux un triomphe éclatant; mon but est le même que celui où ils feignent de tendre, c'est d'établir le règne de la vérité, de la justice et des vertus réelles. On verra bien vite laquelle des deux méthodes arrive au but.

Si la mienne est juste, elle doit décider le procès en six semaines de plein exer¬cice. La leur a eu non pas six semaines, mais trente siècles d'exercice en de nombreux empires; il n'en est résulté que le progrès du mal ; en outre ils ont fait obtenir au moins vingt épreuves à la fausse méthode sociétaire, celle de Rob. Owen : à force de la prôner dans les journaux, ils ont procuré à son auteur des souscriptions pour une grande quantité d'établissements, qui ont avorté comme on le sait, puisqu'aucun propriétaire d'esclaves ne l'a adoptée pour les nègres, aucune horde ne s'y est soumise.

Ils se sont donc abusés en systèmes d'association, comme en systèmes de morcel¬lement industriel; leurs moyens sont évidemment illusoires, c'est une présomption favorable pour une théorie opposée aux leurs, et opérant en quelques semaines. S'ils n'acceptent pas le défi, ce sera faire preuve d'insigne mauvaise foi et d'insouciance complète pour le véritable progrès social.

Avertissons-les sur la fausse position où ils se placent. Un incident les réduira tous à une palinodie subite : dès qu'un écrivain notable et désireux de jouer un grand rôle se prononcera dubitativement pour l'examen et l'essai, les Zoïles compromis opineront à se rétracter en toute hâte, sans attendre l'épreuve qui les couvrirait de ridicule. Ceux de Colomb furent confondus, lorsque le confesseur d'Isabelle, plus judicieux que les savants, opina à l'examen; aussitôt la débâcle des détracteurs fut complète.

Ici le rôle dubitatif est bien plus sûr pour un écrivain; car avec Colomb il restait deux risques, naufrage en mers inconnues et danger de fausse route, de recherche infructueuse ; mais en essai de l'Attraction industrielle on aura, au lieu de risque, une garantie de bénéfice énorme dans tous les cas. En proposant cette épreuve, un écrivain appuyé du précepte de Descartes, DOUTE ET EXPÉRIENCE, obtiendra le plus brillant succès. Il sera en politique ce que fut saint Augustin en religion : il renversera les faux dieux scientifiques, le caduc édifice de la philosophie; il sera l'apôtre de la métamorphose sociale. Je reviendrai sur la haute fortune que ce rôle vaudra à l'orateur.


Section troisième

Éducation harmonienne


Section III : Éducation harmonienne
Cinquième notice

Éducation de la basse enfance


Chapitre XVII

Contrariété de l’éducation civilisée
avec la nature et le bon sens

En passant des principes à l'application, je dois rappeler que la difficulté appa¬rente en théorie sociétaire, c'est d'établir une répartition satisfaisante pour les trois facultés industrielles de chacun, CAPITAL, TRAVAIL et TALENT. L'ordre civilisé ne sait répartir équitablement que sur le capital, en raison des versements ; c'est un problème d'arithmétique et non de génie; le nœud gordien du mécanisme sociétaire est l'art de satisfaire chacun sur le travail et le talent. C'est là l'obstacle qui a épouvanté tous les siècles et empêché les recherches.

Pour escobarder ce double problème de répartition, la secte Owen met en jeu la communauté des biens, l'abandon à la masse de tout profit autre que celui du revenu des actions. C'est avouer qu'elle n'ose pas même envisager le problème d'association.

On ne peut atteindre à cette répartition équilibrée qu'en étendant aux trois sexes l'harmonie des passions. Les enfants considérés chez nous comme nuls en mécanique sociale, sont la cheville ouvrière de l'harmonie sociétaire et de l'Attraction indus¬trielle ; il faudra donc examiner d'abord les ressorts que l'attraction met en jeu chez le sexe neutre ou impubère, qui étant privé de deux passions, amour et paternité, n'a pas autant de ressources que l'âge pubère pour la formation des Séries passionnées. La méthode une fois étudiée sur les enfants, sera d'autant plus facile à appliquer aux deux autres sexes qui présentent plus de moyens, plus de passions. C'est donc par l'éducation qu'il faut commencer, d'autant mieux qu'elle sera la branche de mécanisme qu'on devra organiser la première, parce que les enfants n'étant que peu faussés par les préjugés et les défiances, seront plus dociles à l'attraction que les pères; ils s'y livreront en plein dès la première semaine, et manifesteront bien vite l'excellence du régime des Séries passionnées.

L'éducation sociétaire a pour but d'opérer le plein développement des facultés matérielles et intellectuelles, les appliquer toutes, même les plaisirs, à l'industrie pro¬ductive.

L'éducation civilisée suit une marche opposée : elle comprime et dénature les facultés de l'enfant; le peu d'essor qu'elle leur laisse ne tend qu'à l'éloigner de l'indus¬trie, la lui rendre odieuse, l'exciter à la destruction. Elle dirige donc le jeune âge à contre-sens de la nature ; car le premier but de la nature ou attraction est le LUXE (89) : il ne peut naître que de l'industrie, partout odieuse à l'enfant, quoique les pro¬duits industriels, gimblettes, panaches, friandises, aient un vif attrait pour lui. Il est donc en développement faussé, en guerre contre lui-même. Nos soi-disant observa¬teurs de l'homme ne s'aperçoivent pas de ces contre-sens de mécanisme : analysons-les avec distinction de luxe interne et externe (89).

LUXE INTERNE, vigueur corporelle et raffinement des sens. L'éducation civi¬lisée est contraire à la santé, elle affaiblit l'enfant en raison des frais d'éducation. Cent enfants de dix ans, pris au hasard dans la classe opulente qui leur donne des gardes et des médecins, et de bons comestibles, seront bien moins robustes que cent enfants de village à demi nus, exposés aux intempéries, nourris de pain noir et dépourvus de médecins : ainsi l'éducation civilisée éloigne l'homme de la santé ou luxe interne, en raison des efforts qu'elle fait pour l'y conduire; elle l'éloigne aussi du raffinement des sens qui, grossiers naturellement chez l'enfant villageois, sont grossiers spéculati¬vement chez l'enfant opulent. Les pères et précepteurs entravent chez lui les pen¬chants à la parure et surtout au raffinement gastronomique, principal ressort de l'éducation naturelle ou harmonienne. D'autre part les civilisés, même au village, sont moins robustes que les sauvages qui n'ont aucun système d'éducation philosophique. (Je parle des contrées où le voisinage des civilisés n'a pas abâtardi les hordes par les vexations, les liqueurs fortes, les maladies, etc.)

Cependant, parmi les civilisés, on voit souvent des exemples de longévité qui attestent que l'homme pourra fournir une très longue carrière, lorsqu'i1 sera secondé par l'éducation naturelle et l'industrie attrayante : Il atteindra communément au terme des ultra-centenaires, tels que la famille Rovin, en Hongrie, dont les moins robustes ont vécu 142 ans, et quelques-uns 170 ans, longévité qui s'est étendue aux femmes comme aux hommes.

Récemment en France un chirurgien nommé TIMAN, à Vaudemont en Lorraine (octobre 1825), est mort à l'âge de 140 ans, avec des circonstances qui promettaient 180 ans. « La veille de sa mort, disent les rapports, il avait fait avec beaucoup d'habi¬leté et d'une main ferme, l'opération du cancer à une femme âgée. Jamais il n'avait été saigné, ni purgé, ni médicamenté, n'ayant jamais été malade, quoiqu'il n'ait passé aucun jour de sa vie sans s'enivrer à souper, repas qu'il n'a jamais manqué de faire. » On voit que sa mort prématurée fut l'effet de quelque impression nuisible que lui causa l'opération de la veille. Tel est le genre de santé qu'on obtiendra communément de l'éducation sociétaire.

La nôtre, qui nous éloigne de la santé ou luxe interne, opère de même à contre-sens, quant au luxe externe ou richesse. je viens de l'observer au sujet de la manie destructive des enfants et de leur aversion pour l'industrie utile. Mais, de toutes les preuves, la plus frappante est celle déjà donnée dans la préface, l'absorption des vocations. J'ai cité à ce sujet (76) le charretier devenu habile fondeur par effet du hasard, par initiation fortuite. Cet événement est la condamnation de tous les systè¬mes d'éducation civilisée; ils ne donnent aucun moyen de discerner et faire éclore dès le bas âge les vocations industrielles, au nombre de vingt et trente, et non pas une seule; au contraire, ils travestissent tous les caractères. Sénèque et Burrhus ont formé Néron qui eût été en harmonie un très beau caractère; Condillac avec ses subtilités métaphysiques, ne sut produire qu'un imbécile ; J.-J. Rousseau n'osa pas élever ses enfants; Diderot et tant d'autres n'ont pas mieux brillé en ce genre. Au reste, la civilisation sent fort bien qu'elle est tout à fait hors de nature en éducation; c'est à peu près le seul point sur lequel elle soit assez modeste pour avouer qu'il lui reste beau¬coup à inventer.

Je supprime plusieurs pages de détails très importants sur cette contrariété de l'éducation civilisée avec la NATURE. Il resterait à examiner sa contrariété avec le BON SENS, par confusion de méthodes et duplicité d'action. Indépendamment des variantes de système en institution publique, on entremet encore, soit dans le domes¬tique, soit dans le monde, une douzaine de méthodes hétérogènes, donnant à l'enfant autant d'impulsions contradictoires, lesquelles, à l'âge de puberté, sont absorbées par une nouvelle éducation, dite l'esprit du monde; c'est encore un des chapitres à omettre pour abréger. J'ai décrit quatre de ces méthodes (IV, 201) ; il en est un bien plus grand nombre : j'en compte jusqu'à seize, données par les pères, les précepteurs, les voisins, les parents, les camarades, les valets, etc. je me borne à en citer une.

La MONDAINE, ou absorbante, qui broche sur toutes les autres : elle en élimine ou modifie tout ce qui n'est pas à sa convenance. Lorsque l'enfant, à seize ans, fait son entrée dans le monde, on lui enseigne à se moquer des dogmes qui intimident et contiennent le bas âge, à se conformer aux mœurs de la classe galante, se rire comme elle des doctrines morales, ennemies du plaisir; se rire bientôt après des principes de probité, lorsqu'il passera des amourettes aux affaires d'ambition. Quelle absurdité à nos sciences de façonner les enfants à un système d'opinions et de préceptes qui seront dédaignés et même conspués dès l'entrée en âge pubère ! car on ne verra pas un jeune homme de vingt ans qui, trouvant une heureuse occasion d'adultère, veuille, comme le chaste joseph, résister à la belle Zaluca pour obéir à la morale et aux saines doctrines. Un tel jeune homme, s'il s'en trouvait un, serait la fable du public et des moralistes mêmes. Le monde âgé se moquerait mieux encore d'un financier qui, malgré l'assurance d'impunité, ne grivellerait pas une obole. Il serait de toutes voix titré « d'imbécile, de visionnaire, qui ne sait pas que lorsqu'on est au râtelier, c'est pour manger ». Dans quelle fausse position se placent nos sciences, avec ces doc¬trines de civilisation perfectible, qui ne sont parfaites qu'en impraticabilité ou en sottise : telle est parmi les seize éducations divergentes, l'héréditaire, tendance du père à inoculer aux enfants tous ses défauts. Un procureur, un marchand, donnent pour modèle à leurs enfants le plus rusé; un père juif vante le plus rampant; un buveur admire celui qui boit bien dès le bas âge ; un joueur les façonne à aimer le jeu; puis la morale nous conte que l'instituteur naturel est le père !

Passons à l'éducation naturelle ou harmonienne, bien exempte de ces contradic¬tions. Je la diviserai en quatre phases et un prélude ou dégrossissement appliqué au bas âge.


Prélude, en âge brut, ou prime enfance, 0 à 2 ans.
1re Phase, Éducation antér. en basse enfance, 2 à 4 1/2.
2e Phase, Éducation . citér. en moyenne enfance, 4 1/2 à 9.
3e Phase, Éducation . ultér. en haute enfance, 9 à 15 1/2.
4e Phase, Éducation . post. en mixte enfance, 15 1/2 à 20.


Chapitre XVIII

Éducation préparatoire,
âge brut, ou prime enfance

Rappelons ici le grand problème que doit résoudre l'éducation sociétaire, c'est d'employer les caractères de Néron, Tibère, Louis XI, aussi utilement que ceux de Titus, Marc Aurèle, Henri IV.

Pour atteindre ce but, il faut, dès le berceau, développer franchement le naturel que l'éducation familiale tend à étouffer et travestir même chez l'enfant au berceau.

Le régime civilisé ne donne à cet âge que des soins purement matériels ; il n'en est pas ainsi de l'éducation sociétaire qui, dès l'âge de six mois, opère très activement sur les facultés intellectuelles, comme sur les matérielles, faussées chez nous dès le plus bas âge.

La phalange d'essai opérant sur des enfants déjà viciés par l'éducation civilisée, ne pourra que difficilement essayer les dispositions d'harmonie sur les âges de neuf à vingt ans ; mais on pourra opérer avec succès sur les âges de deux à neuf, et encore mieux sur l'âge brut, zéro à deux ans.

(Nota. Je renvoie plus loin divers principes qu'il faudrait poser ici sur l'unité et l'intégralité de l'éducation : cette didactique ennuierait le lecteur.)

Observons d'abord que l'entretien des âges extrêmes, petits enfants jusqu'à trois ans, et patriarches ou infirmes, étant considéré en association comme oeuvre de charité obligée pour le corps sociétaire, la phalange donne gratuitement tous les soins à l'enfant jusqu'à trois ans ; c'est le canton entier qui supporte les frais des séristères de nourrissons, poupons et lutins. (Je n'y ajoute pas les bambins, âgés de trois ans à quatre ans et demi, qui gagnent déjà leur entretien.) Quant aux séries de bonnes et bonnins, elles sont rétribuées comme toutes les autres, par un dividende sur le produit général.

La boussole à suivre dans les détails de l'éducation sociétaire est la même que dans tout le mécanisme ; il s'agit toujours de former les séries soit de fonctionnaires, soit de fonctions; il faudra donc former la série des bonnes, la série des salles et la série des enfants, toutes trois distinguées en genres et espèces.

La brute enfance comprend les catégories de nourrissons ou allaités, et poupons ou sevrés.

Toutes deux sont subdivisées, sans distinction de sexe, en série trinaire, savoir :


Nourrissons et poupons : Les pacifiques ou bénins,
Les rétifs ou malins,
Les désolants ou diablotins.


Pour loger ces deux collections de marmots, il faut deux séristères, chacun de trois salles au moins, avec des pièces accessoires comme dortoirs séparés des salles bruyantes, pièces affectées aux fonctions des bonnes et nourrices, et des médecins qui visitent chaque jour les enfants, sans distinction de riches ni de pauvres.

Observons à ce sujet que la médecine harmonienne spécule, comme toute autre fonction, à contresens de nos calculs d'égoïsme civilisé .

Dans une grande phalange, les fonctions des bonnes et sous-bonnes ou adjointes, n'occupent guère que le vingtième ou vingt-quatrième du nombre immense de fem¬mes que la civilisation absorbe à ce service ; et pourtant l'enfant le plus pauvre y est beaucoup mieux soigné que ne peut l'être en civilisation l'enfant d'un monarque ; expliquons ce mécanisme.

La série des bonnes et sous-bonnes comprend à peu près un quart des femmes actives, et ne les occupe que le sixième du temps qu'on donne au soin des enfants civilisés, ce qui réduit le service au vingt-quatrième du temps actuel : examinons.

On emploie chaque jour, pour les six salles des deux séristères de nourrissons et poupons,


18 bonnes en six séances, relayées de deux en deux heures.
6 officières, pour inspection et direction.
Total : 24 bonnes de garde chaque jour,


avec pareil nombre de sous-bonnes qui, la plupart, sont de petites filles de sept à neuf ans. On en trouve de très zélées à cet âge pour le service des petits enfants. Le total du poste qui soigne les marmots est donc d'environ quarante-huit femmes ou petites filles.

Et comme on ne fonctionne à ce service qu'un jour sur trois, la série des bonnes et sous-bonnes doit être de cent quarante-quatre, fournissant chaque jour un tiers. Ajou¬tons six officières supérieures; total : cent cinquante femmes pour la série des bonnes et sous-bonnes. C'est le quart de ce qu'en emploie la civilisation; car un bourg de dix-huit cents personnes contient neuf cents femmes, dont six cents entremises aux soins des enfants.

Les bonnes, réduites au quart en harmonie, ne font que le sixième du service des femmes actuelles, car on n'est de garde au séristère qu'un jour sur trois, et pendant cette journée on ne fait que huit heures de faction sur vingt-quatre ; les bonnes civili¬sées en font seize heures, et souvent plus à la ville.

Le soin des enfants est donc réduit au vingt-quatrième du temps et des bras qu'il emploie en civilisation ;

1/4 de réduction sur le nombre,
1/3 de réduction sur les jours de service,
1/2 de réduction sur les heures de faction.

Ces trois nombres multipliés donnent 1/24é

On peut répliquer que le calcul est exagéré, en ce que les femmes de villages ne donnent pas seize heures par jour aux enfants; elles vont aux champs, il est vrai; mais souvent elles donnent à l'enfant une partie de la nuit: mère et fille le veillent s'il est indisposé, et ses cris troublent encore le sommeil du père. C'est perte réelle pour un paysan qui a besoin de repos. Au surplus, pour compenser au juste, réduisons l'en¬semble des trois économies à un douzième au lieu d'un vingt- quatrième; mon usage étant de réduire toujours à moitié de l'estimation régulière.

Je passe au parallèle des deux méthodes.

Une bonne n'est pas tenue de stationner vingt-quatre heures au séristère, comme un soldat de garde, ou comme les bonnes de la classe riche; il suffit qu'elle arrive aux heures de faction.

Ce service deviendrait fastidieux s'il avait lieu tous les jours : une bonne peut, pendant les deux jours de vacance, ne pas se mêler du soin des enfants; il ne varie pas malgré les changements de bonnes, car leur série est divisée en groupes cabalistiques, exerçant chacun sur tel système, à la pratique duquel on n'admet que les adeptes passionnées pour ladite méthode.

Une bonne peut, pour voyage ou autre cause, se faire suppléer par une collègue. Le service de nuit ne la fatigue point, car il y a dans les cabinets du séristère, des lits pour les bonnes qui veulent y passer une portion de nuit, comprise entre deux factions comme de minuit à quatre heures.

Une bonne, en civilisation, est grondée, querellée par ceux qui la paient pour cet esclavage perpétuel ; en harmonie, elle est complimentée sans cesse par les mères qui viennent au séristère allaiter ou voir l'enfant, admirer la bonne tenue des nattes et berceaux.

La série des bonnes et sous-bonnes reçoit non seulement un fort dividende, mais de grands honneurs ; elles sont considérées comme mères communes, et tiennent un rang distingué dans les festivités. Leur fonction procure beaucoup d'avancement, car elle exige beaucoup d'officières, au moins un tiers sur le tout. Il faut la réunion de toutes ces amorces et facilités d'exercices, pour qu'on parvienne à former une série bien passionnée et bien intriguée, sur un travail si peu attrayant par lui-même.

Ces bonnes sont très précieuses pour les mères harmoniennes qui ne peuvent pas, comme les nôtres, vaquer aux soins de leurs enfants. Une mère, dans l'état sociétaire, fréquente une quarantaine de groupes industriels, dont elle épouse chaudement les intrigues ; elle est déjà fort ennuyée que la corvée des couches l'ait distraite pendant un mois, de toutes ces réunions cabalistiques; en conséquence, dès le jour des rele¬vailles, elle sera fort empressée de revoir tous ces groupes; elle ne sera pas inquiète de l'enfant, assurée qu'il est soigné au mieux dans le séristère des nourrissons, où veillent nuit et jour des bonnes expertes, disposées par la nature pour ce service.

J'ai dit (218) que les nourrissons et poupons sont distribués en six salles distinctes pour les pacifiques, les rétifs et les diablotins ; afin que les hurleurs ou diablotins ne puissent incommoder ni les pacifiques, ni même les rétifs déjà traitables.

Parmi ces six corvées, les bonnes ayant l'option, choisissent le poste où l'attraction les appelle, et sont stimulées par rivalité avec des phalanges voisines, qui peuvent différer en méthode. Elles ont aussi entre elles des systèmes différents, qu'on applique à divers groupes d'enfants ; c'est un sujet d'intrigue pour les pères et mères, dont chacun se passionne pour la méthode de tel groupe de bonnes. Obligées de soutenir leur renommée, elles éprouvent les enfants dans une salle préparatoire avant de les classer et les admettre aux salles des nattes.

La civilisation, toujours simpliste ou simple dans ses méthodes, ne connaît que le berceau pour asile du nourrisson; l'harmonie, qui opère partout en ordre composé, donne à l'enfant deux situations : elle le fait alterner du berceau à la natte élastique. Les nattes sont placées à hauteur d'appui, leurs supports forment des cavités où chaque enfant peut se caser sans gêner ses voisins. Des filets de corde ou de soie, placés de distance en distance, contiennent l'enfant sans le priver de se mouvoir ni de voir autour de lui, et d'approcher l'enfant voisin, dont il est séparé par un filet.

La salle est chauffée au degré convenable pour tenir l'enfant en vêtement léger, et éviter l'embarras de langes et de fourrures. Les berceaux sont mus par mécanique : on peut agiter en vibration vingt berceaux à la fois. Un seul enfant fera ce service, qui occuperait chez nous vingt femmes.

Les nourrices (218) forment une série distincte et doivent être classées par tempérament, afin qu'on puisse les assortir aux enfants, surtout dans les cas de changement de lait. Le nourrissage indirect est fort usité en harmonie, parce qu'il est très lucratif et peu fatigant, et parce que les harmoniens, plus judicieux que J.-J. Rousseau, penseront que lorsque la mère est d'une complexion délicate, il est très prudent de donner à l'enfant une nourrice robuste ; c'est le greffer, le renforcer; la nature veut ces croisements. Si on accole un enfant faible à une mère faible, c'est les exténuer tous deux pour l'honneur d'une rêverie morale. Au reste, on s'appliquera beaucoup à perfectionner le régime d'allaitement artificiel, et l'employer concurrem¬ment avec le naturel, ou isolément. Dans l'état sociétaire, une mère, quelque opulente qu'elle soit, ne peut jamais songer à élever son enfant chez elle isolément ; il n'y recevrait pas le quart des soins qu'il trouve au séristère des poupards ou nourrissons; et avec toutes les dépenses imaginables, on ne pourrait pas y réunir une corporation de Bonnes passionnées, intelligentes, se relayant sans cesse, en trois caractères assor¬tis à ceux des enfants. Une princesse, malgré tous ses frais, n'aurait pas des salles si habilement soignées, des nattes élastiques, avec voisinage d'enfants qui se servent réciproquement de distraction, et sont assortis en caractères. C'est principalement dans cette éducation de prime enfance qu'on reconnaîtra combien le plus riche potentat civilisé est au-dessous des moyens que l'harmonie prodigue aux plus pauvres pères et enfants.

Loin de là, tout est disposé en civilisation, de manière que le nourrisson fait le tourment d'une maison organisée pour le tourmenter lui-même. L'enfant, sans le savoir, désire les dispositions qu'il trouverait dans un séristère d'harmonie ; à défaut de quoi il désole, par ses cris, parents, valets et voisins, tout en nuisant à sa propre santé.

Ceci nous conduit à parler des germes d'éducation intellectuelle que les potentats mêmes ne pourraient dans aucun cas faire donner à leurs enfants de un et deux ans. Il font, pour y parvenir, une dépense énorme, sans autre fruit que de travestir le carac¬tère de leur enfant, fausser ses facultés et nuire à sa santé.

Pour expliquer cette duperie, je m'appuie d'un principe qui ne sera pas contesté, c'est que « les deux âges extrêmes, âges de transition, doivent être préservés de passions vives et ramenés au calme, parce que leurs organes, leurs sens n'ont plus ou n'ont pas encore la force de se prêter aux émotions violentes qui leur seraient nuisibles et souvent mortelles; mais ils peuvent comporter les émotions douces; elles sont donc bonnes à employer dans l'éducation des enfants de zéro à deux ans. »

Indiquons cet emploi par quelque exemple de culture des sens appliquée à la masse des enfants.

À l'âge de six mois, où nous ne songeons pas à donner aux marmots le moindre enseignement, on prendra de nombreuses précautions pour former et raffiner leurs sens, les façonner à la dextérité, prévenir l'emploi exclusif d'une main et d'un bras, qui condamne l'autre bras à une maladresse perpétuelle; habituer dès le berceau l'enfant à la justesse d'oreille en faisant chanter des trios et quatuors dans les salles de nourris¬sons, et promenant les poupons d'un an au bruit d'une petite fanfare à toutes parties. On aura de même des méthodes pour joindre le raffinement auditif au raffinement musical, donner aux enfants la finesse d'ouïe des rhinocéros et des cosaques, exercer de même les autres sens.

Il est, sur chacun des cinq sens, quantité de perfectionnements auxquels on façon¬nera l'enfant harmonien. Les bonnes auront sur la culture du matériel divers systèmes en rivalité. De là vient que l'enfant sociétaire sera, à trois ans, plus intelligent, plus apte à l'industrie, que ne le sont à dix ans beaucoup d'enfants civilisés qui n'ont à cet âge que de l'antipathie pour l'industrie et les arts.

L'éducation civilisée ne fait éclore chez l'enfant au berceau que des manies anti-sociales : chacun s'exerce à lui fausser les sens, en attendant l'âge où on lui faussera l'esprit. Si c'est en France, les parents et valets lui chantent à l'envi des airs faux et sans mesure ; partout on lui ôte l'usage des doigts de pied et on l'habitue à se fausser un bras.

On croit en civilisation que les doigts de pied sont inutiles; les harmoniens s'en serviront comme des doigts de main : par exemple une orgue harmonienne aura des claviers pour les doigts de pied ; et l'organiste enfourché sur une selle, travaillera des doigts de pied presque autant que de ceux de main. Il fera du talon le service des pédales que nous faisons du pied.

Le rôle de bonne exigera donc de nombreux talents, et ne se bornera pas comme en France à chanter faux et à faire peur du loup. Les bonnes s'exerceront surtout à prévenir les cris des enfants; le calme leur est nécessaire, et ce sera sur l'art de le maintenir que s'exerceront les prétentions cabalistiques et émulatives.

Le vacarme des petits enfants, si désolants aujourd'hui, se réduira à peu de chose; ils seront très radoucis dans les séristères, et il en est une raison bien connue, c'est que les caractères querelleurs s'humanisent avec leurs semblables : ne voyons-nous pas chaque jour, les ferrailleurs et pourfendeurs devenir fort doux, et renoncer à l'humeur massacrante quand ils se trouvent en compagnie de leurs égaux ? Il en sera de même des marmots élevés dans un séristère d'harmonie et distribués en plusieurs salles de caractère. J'estime que ceux de troisième genre, les diablotins ou démoniaques, seront déjà moins méchants, moins hurleurs que ne le sont aujourd'hui les bénins. D'où naîtra ce radoucissement ? Aura-t-on, selon le vœu de la morale, changé les passions des petits enfants ? Non, sans doute ; on les aura développées sans excès, en leur pro¬curant les délassements de réunion sympathique, la distribution en séries trinaires, en groupes de caractères bénin, mixte et malin, dans les deux âges de prime enfance, comprenant nourrissons et poupons.

Quelle distraction donnera-t-on à ces diaboliques rejetons ? Ce sera chose à inventer par les bonnes : stimulées par les rivalités de méthodes, elles auront, en moins d'un mois, deviné ce qui peut calmer les enfants, et mettre fin à leur infernal charivari. Je me borne à établir en principe, la nécessité de les réunir en corps, et les distribuer par séries d'âge et de caractère, de même que les bonnes par séries de caractères et de systèmes. La série est toujours la boussole de toute sagesse en har¬monie sociétaire ; c'est le fanal que Dieu nous présente dans le rayon de lumière. S'écarter du régime sériaire, c'est s'engager à plaisir dans les ténèbres.

Le point où il est le plus à craindre d'échouer, c'est dans la tenue des petits enfants, parce qu'ils ne peuvent expliquer ni leurs besoins ni leurs instincts; il faut tout deviner. Quel en est le moyen ? Celui qu'indique l'attraction pour les pères mê¬mes : former en tout sens des séries, en fonctions, en salles, en tempéraments, en caractères, en âges, en méthodes et en tout.

Vu la nécessité d'éducation unitaire et fusion des classes parmi les enfants, j'ai recommandé et je réitère l'avis de choisir pour la phalange d'essai des familles polies, surtout dans la classe inférieure, puisqu'il faudra dans les travaux mélanger cette classe avec les riches, et leur faire trouver dans cet amalgame un charme qui dépendra beaucoup de la politesse des subalternes; c'est pourquoi le peuple des environs de Paris, Blois et Tours, sera très convenable pour l'essai, sauf encore à faire un bon choix.

Il reste à vérifier la régularité des dispositions indiquées, leur conformité aux vœux des trois Passions mécanisantes qui doivent tout diriger, et dont le jeu combiné est gage d'équilibre et d'harmonie (chap. V et VI).

La Cabaliste, dans les salles où l'on élève les nourrissons et poupons, a pour aliment les méthodes rivales que pratiquent les bonnes, dans la phalange et dans les voisines. Ces méthodes sont un sujet de débat et d'esprit de parti chez les parents; ils ont l'option de confier leur enfant à telle classe de bonnes, sauf adhésion de celles-ci ; elles ne reçoivent pas un enfant capable de compromettre leur renommée. Si pour vice de tempérament ou excès de malignité, il n'était admis par aucun groupe de bonnes, on le placerait à la salle d'ambigu, soignée comme d'autres.

Quant à l'enfant en si bas âge, il n'est point encore susceptible d'esprit cabalis¬tique, étant privé de la parole et ne connaissant en intrigue d'autre ressort que les pleurs par lesquels il sait réduire ses parents à l'obéissance.

La Composite est développée chez les bonnes par double charme : 1˚ L'exercice parcellaire borné à telle fonction préférée, sans surcharge d'autres emplois, comme chez les bonnes civilisées qui font le travail en entier. Les bonnes et sous-bonnes harmoniennes se subdivisent l'ouvrage; chacune, aux heures de faction, n'exerce que sur la partie dont elle s'est chargée ; il y a toujours au séristère seize bonnes, sous-bonnes et officières, c'est plus qu'il n'en faut pour se répartir les fonctions selon les goûts. 2˚ Le tribut de louanges qu'elles reçoivent des parents qui ont pris parti pour leur méthode, puis des voisins de canton ou des voyageurs passionnés pour cette méthode.

Chez les enfants, la Composite naît du double charme que leur procure le régime des nattes élastiques divisées par cases contiguës; ils y gagnent, pour le corps, liberté et souplesse des mouvements; pour l'esprit, contact avec leurs semblables qu'ils aiment à voir et approcher, contact qui serait dangereux et causerait des maladresses sans la séparation des cases par un filet de soie ou de lin.

La Papillonne est satisfaite chez les bonnes par l'intermittence d'exercice borné à un jour sur trois, et à huit heures en quatre séances dans l'intervalle desquelles on vaque à autre chose, sans tomber dans l'esclavage des mères et bonnes civilisées qui n'ont aucun répit.

Elle est satisfaite chez l'enfant par alternat du berceau à la natte, par variété dans les plaisirs de tous les sens, aliments, concerts, spectacles, gimblettes, promenades en char, etc.

Voilà pour l'éducation du premier âge, des règles fixes et non pas des systèmes que chacun peut varier selon son caprice. Je suivrai la même base dans l'éducation des autres âges d'enfance, et dans toutes les relations des pères : toujours le développe¬ment combiné des trois Passions mécanisantes qui doivent diriger les neuf autres, et par suite diriger l'ensemble du mécanisme sociétaire distribué en Séries passionnées, hors desquelles il est impossible de faire jouer combinément : les trois Passions rectrices.

Pour compléter les preuves, il faudrait vérifier sur chacune des dispositions, si elle favorise le jeu des trois Passions mécanisantes ; tout ce qui peut les entraver est faux et doit être supprimé, remplacé par un procédé qui atteigne au but.

Les règles données sur l'éducation de la prime enfance, ne sont que l'application des principes établis aux chapitres V et VI ; et comme elles s'étendront à tous les âges, à toutes les relations, l'on voit que le Créateur a pourvu à tout par des méthodes fort simples dont l'observance garantit de tout écart. Cessons donc de prêter l'oreille aux alarmistes qui nous effraient de l'impénétrabilité des mystères. L'Évangile leur disait : cherchez et vous trouverez; mais en éducation comme en tout, ils ont mieux aimé faire le commerce de systèmes arbitraires et répressifs, que de chercher le système de la nature, qui, une fois connu, donne congé à toutes ces méthodes civilisées tendant à réprimer et changer les passions, soit des enfants soit des pères.


Chapitre XIX

Éducation des lutins
par les bonnins et bonnines

Je viens de décrire la période matérielle de l'éducation, celle où les fonctions ne s'étendent guère qu'à la culture des sens, à l'art de les dégrossir et les préserver du faussement dont ils sont frappés en civilisation dès le bas âge. Sur mille enfants français il en est neuf cent quatre-vingt-dix-neuf qui ont l'oreille faussée, et ainsi des autres sens.

Nous passons à la période d'initiative en industrie et en Attraction industrielle, sans laquelle tout est faux en éducation; car le premier des trois buts de l'homme étant la richesse ou le luxe, on peut dire que son éducation est faussée et qu'il se dirige à contresens, si dès les premiers pas, dès l'âge d'environ deux ans, il ne s'adonne pas spontanément au travail productif, source de la richesse ; et s'il se livre, comme l'enfant civilisé, à ne faire que le mal, souiller, briser, commettre des dégâts que de sots parents trouvent charmants.

Cette duplicité d'action dans le bas âge, cet instinct, de si bonne heure en diver¬gence avec l'attraction, serait la honte du Créateur, s'il n'avait pas inventé un autre mécanisme propre à faire concerter les passions et l'attraction à tout âge. Examinons ce mécanisme sur le premier âge susceptible d'industrie.

Dès que l'enfant peut marcher et agir, il passe de la classe des poupons et pouponnes à celle des lutins et lutines. S'il a été élevé dès sa naissance dans les séri¬stères d'une phalange, il sera dès l'âge de vingt et un mois assez fort pour passer aux lutins. Parmi ces enfants on ne distingue point les deux sexes; il importe de les confondre à cette époque pour faciliter l'éclosion des vocations et l'amalgame des sexes à un même travail. On ne commence à distinguer les sexes que dans la tribu des bambins.

J'ai dit que la nature donne à chaque enfant un grand nombre d'instincts en indus¬trie, environ une trentaine, dont quelques-uns sont primaires ou dirigeants et doivent acheminer aux secondaires.

Il s'agit de découvrir d'abord les instincts primaires l'enfant mordra à cet hameçon dès qu'on le lui présentera; aussi dès qu'il peut marcher, quitter le séristère des poupons, les bonnins et bonnines à qui il est remis s'empressent-ils de le conduire dans tous les ateliers et toutes les réunions industrielles peu éloignées ; et comme il trouve partout de petits outils, une industrie en miniature, exercée déjà par les lutins de deux et demi à trois ans, avec qui il veut s'entremettre, fureter, manier, on peut discerner, au bout d'une quinzaine, quels sont les ateliers qui le séduisent, quels sont ses instincts en industrie.

La phalange ayant des travaux excessivement variés (voyez chap. XV et XVI), il est impossible que l'enfant qui les parcourt n'y trouve pas l'occasion de satisfaire plusieurs de ses instincts dominants ; ils éclateront à l'aspect des petits outils maniés par d'autres enfants plus âgés que lui de quelques mois.

Au dire des pères et instituteurs civilisés, les enfants sont de petits paresseux : rien n'est plus faux ; les enfants dès l'âge de deux à trois ans sont très industrieux, mais il faut connaître les ressorts que la nature veut mettre en oeuvre pour les entraîner à l'industrie dans les Séries passionnées, et non pas en civilisation.

Les goûts dominants chez tous les enfants sont :


1. Le FURETAGE ou penchant à tout manier, tout visiter, tout parcourir, varier sans cesse de fonction ;
2. Le fracas industriel, goût pour les travaux bruyants ;
3. La singerie ou manie imitative ;
4. La miniature industrielle, goût des petits ateliers ;
5. L'ENTRAÎNEMENT PROGRESSIF du faible au fort.


Il en est bien d'autres, je me borne à citer d'abord ces cinq, très connus des civilisés. Examinons la méthode à suivre pour les appliquer à l'industrie dès le bas âge.

Les bonnins et bonnines exploiteront d'abord la manie de furetage si dominante chez l'enfant de deux ans. Il veut entrer partout, manier, retourner tout ce qu'il voit. Aussi est-on obligé de le tenir à l'écart dans une pièce démeublée, car il briserait tout.

Ce penchant à tout manier est une amorce naturelle à l'industrie ; pour l'y attirer, on le conduira aux petits ateliers; il y verra des enfants de deux ans et demi et trois ans opérant déjà avec de petits outils, petits marteaux. Il voudra exercer sa manie imitative dite SINGERIE ; on lui prêtera quelques outils, mais il désirera être admis avec les enfants de vingt-six, vingt-sept mois, qui savent travailler et qui le repousseront.

Il s'obstinera si ce travail est au nombre de ses instincts : alors le bonnin ou le patriarche présent lui enseignera quelque parcelle du travail, et il parviendra bien vite à se rendre utile sur quelques riens qui lui serviront d'introduction ; examinons cet effet sur un menu travail à portée des plus petits enfants, un égoussage et triage de pois verts. Ce travail qui occuperait chez nous des bras de trente ans, sera confié à des enfants de deux, trois, quatre ans : la salle contient des tables inclinées, à diverses concavités; deux bambines sont assises au côté supérieur, elles égrènent des pois en silique ; l'inclinaison de la table fait rouler le grain vers le côté inférieur où se trouvent assis trois lutins ou lutines de vingt-cinq, trente, trente-cinq mois, chargés du triage et pourvus d'instruments spéciaux.

Il s'agit de séparer les plus petits pour le ragoût au sucre, les moyens pour le ragoût au lard et les gros pour la soupe. La lutine de trente-cinq mois choisit d'abord les petits qui sont les plus difficiles à trier ; elle renvoie tout le gros et moyen à la cavité suivante, où la lutine de 30 mois pousse à la troisième cavité ce qui paraît gros, renvoie à la première ce qui est petit, et fait glisser le moyen grain dans le panier. Le lutin de vingt-cinq mois, placé à la troisième cavité, a peu de chose à faire ; il renvoie quelques moyens grains à la deuxième et recueille les gros dans sa corbeille.

C'est à ce troisième rang qu'on placera le lutin débutant; il s'entremettra fièrement à pousser les gros grains dans le panier ; c'est un travail de rien, mais il croira avoir fait autant que ses compagnons; il se passionnera, prendra de l'émulation, et dès la troisième séance il saura remplacer le bas lutin de vingt-cinq mois, rejeter les grains de deuxième grosseur en deuxième case, et recueillir seulement ceux de première faciles à distinguer. Dès qu'il saura figurer à ce minime travail, on lui placera solennellement sur son bourrelet ou bonnet un pompon d'aspirant au groupe d'égous¬sage des pois verts.

C'es! une précaution employée dans tous les ateliers sociétaires que de réserver aux très petits enfants un travail de nulle valeur, comme celui de recevoir quelques gros pois qu'on fait glisser vers l'enfant et qu'il pousse dans une corbeille. On pourrait faire cela sans lui et sans perdre de temps, mais on manquerait l'amorce industrielle qu'il faut toujours présenter à un lutin arrivant dans l'atelier et même à un bambin ou chérubin ; car tel qui n'a pas pris parti à deux ans, pourra s'engager à trois ou à quatre.

Cette amorce qu'on réserve partout aux divers âges ne peut être pour le lutin de vingt-quatre mois qu'une ombre de travail, flattant son amour-propre, lui persuadant qu'il a fait quelque chose, et qu'il est presque l'égal des bas lutins de vingt-six, vingt-huit mois, déjà engagés à ce groupe, déjà revêtus de panaches et ornements, qui inspirent un profond respect au lutin débutant (233).

L'enfant de deux ans trouve donc aux petits ateliers d'une phalange quantité d'amorces que la civilisation ne saurait lui offrir : elles sont au nombre d'une ving¬taine, dont je vais donner un tableau.


RESSORTS D'ÉCLOSION DES VOCATIONS

1. Le charme de petits outils, en dimension graduée pour les divers âges, et de petits ateliers.

2. Les gimblettes harmoniques, ou application de tout l'attirail des gimblettes actuelles, chariots, poupées, etc., à des emplois d'apprentissage ou de coopé¬ration en industrie (voyez chap. XVIII).

3. L'appât des ornements gradués ; un panache suffit déjà chez nous pour ensorceler un villageois, lui faire signer l'abandon de sa liberté ; quel sera donc l'effet de cent parures honorifiques, pour enrôler un enfant au plaisir et à des réunions amusantes avec ses pareils ?

4. Les privilèges de parades et maniement d'outils ; on sait combien ces amorces ont de pouvoir sur l'enfant.

5. La gaieté inséparable des réunions enfantines quand elles travaillent par plaisir ou attraction.

6. L'enthousiasme pour la phalange où l'enfant jouira de tous les plaisirs dont son âge est susceptible.

7. Les compagnies de table, variées chaque jour selon les intrigues du moment, et servies de mets adaptés au goût des enfants qui ont leur cuisine spéciale.

8. L'influence de la gastronomie sériaire qui a la propriété de stimuler les cul¬tures par la gourmandise, et lier tout le mécanisme industriel. (Voyez VIIe notice.)

9. L'orgueil d'avoir fait quelque rien que l'enfant croit de haute importance: on l'entretient dans cette illusion.

10. La manie imitative qui, dominante chez les enfants, acquiert une activité décuple, quand l'enfant est stimulé par les prouesses de tribus enfantines plus âgées.

11. La pleine liberté d'option en sortes de travail, et en durée de chaque travail.

12. L'indépendance absolue, ou dispense d'obéissance à tout chef qui ne serait pas choisi passionnément.

13. L'exercice parcellaire ou avantage de choisir, dans chaque industrie, la par¬celle sur laquelle on veut exercer.

14. Le charme des séances courtes, variées fréquemment, bien intriguées et désirées par leur rareté. Elles sont rares, même lorsqu'elles sont diurnales, car elles n'emploient à tour de rôle que 1/3 ou 1/4 des sectaires.

15. L'intervention officieuse des patriarches, des bonnins, des mentorins, tous chéris de la basse enfance qui ne reçoit d'enseignement qu'autant qu'elle en sollicite.

16. L'absence de flatterie paternelle déjouée dans l'ordre sociétaire où l'enfant est jugé et remontré par ses pairs.

17. L'harmonie matérielle ou manœuvre unitaire inconnue dans les ateliers civi¬lisées, et pratiquée dans ceux d'harmonie où l'on opère avec l'ensemble des militaires et des chorégraphes, méthode qui fait le charme des enfants.

18. L'influence de la distribution progressive, qui peut seule exciter chez l'enfant le charme et la dextérité nécessaires en études industrielles.

19. L'entraînement collectif ou charme de suivre les collègues s'exaltant par les hymnes, parures, festins, etc.

20. Les esprits de corps très puissants chez les enfants, et très nombreux en régime sociétaire.

21. Les émulations et rivalités entre chœurs et sous-chœurs contigus, entre groupes d'un même chœur et d'une même série, entre catégories d'un groupe.

22. La prétention périodique à s'élever, soit aux chœurs et aux tribus supé¬rieures, soit aux catégories moyenne et haute de chaque tribu.

23. L'enthousiasme pour les prodiges opérés par les chœurs supérieurs, en degré, selon la loi de déférence pour l'ascendant (III, 345 et 346).

24. Les intrigues vicinales ou luttes émulatives avec les enfants des phalanges voisines et rencontre avec leurs cohortes. Ce ressort manquera à la phalange d'essai.


Je ne mentionne pas ici d'autres stimulants qui n'agissent guère avant l'âge de quatre ans, tels que :

La concurrence des sexes et instincts,
L'appât du gain et des forts dividendes.


Ces deux ressorts n'ont point encore d'influence sur les lutins et peu sur les bambins ; ce n'est que parmi les chérubins qu'ils commencent à se développer.

La réunion de ces amorces opérera en moins d'un mois, au bout duquel on aura fait éclore chez l'enfant trois ou quatre de ces vocations primordiales qui, avec le temps, en feront éclore d'autres ; celles où le travail est difficile ne pourront naître que vers l'âge de trente à trente-deux mois.

L'éclosion sera facile, si l'on observe la règle générale (chap. V et VI), de mettre en jeu les trois Passions mécanisantes : elles peuvent déjà germer (225, 226) parmi les poupons, et bien mieux parmi les lutins. La Cabaliste, la Composite, la Papillonne, seront pleinement satisfaites chez les lutins, par leurs visites, furetages et essais aux petits ateliers, où tout est charme et intrigue pour eux.

Le bonnin ou la bonnine qui promènent l'enfant d'atelier en atelier, savent discerner les époques opportunes pour le présenter à tel travail; ils tiennent note de ce qui a paru lui plaire, on essaie à deux ou trois reprises si le goût naîtra, on juge s'il faut attendre quelques mois, et on n'insiste jamais quand la vocation ne se déclare pas; on sait qu'il en éclora une trentaine dans le cours de l'année, peu importe lesquelles.

Un bonnin promène communément trois lutins à la fois; il aurait peu de chances avec un seul, mais sur trois il s'en trouve un plus adroit, un autre plus ardent, l'un des deux entraîne le troisième à l'ouvrage. Le bonnin ne les prend pas tous trois de même âge ; d'ailleurs il en change dans les ateliers, il laisse tel lutin à l'égoussage, il emmène les autres qui n'ont pas accepté, et un troisième qui a achevé.

La fonction de bonninisme convient aux deux sexes, et exige un talent spécial qu'on peut trouver chez tous deux; celle de bonne est communément pour les femmes seules, sauf rares exceptions.

Le meilleur stimulant pour un lutin débutant, sera la vérité qu'il ne trouve jamais vers les père et mère, tous d'accord à flatter un marmot de deux ans sur toutes ses maladresses. Le contraire a lieu dans les ateliers sociétaires; les enfants entre eux ne se font point de quartier, et raillent impitoyablement un maladroit; on le renvoie avec dédain, il va pleurnicher vers le patriarche ou le bonnin qui lui donnent des leçons, et le présentent de nouveau quand il est de force; et comme on lui ménage toujours de très petits, très faciles travaux, il s'insinue bien vite dans une dizaine de groupes où son éducation se fait par pure attraction et très rapidement, car on n'apprend vite et bien que ce qu'on apprend par attraction.

De tous les ressorts qui peuvent exciter l'enfant à l'industrie, le plus inconnu, le plus travesti en civilisation, est l'entraînement ascendant ; le penchant de tout enfant à imiter ceux qui sont un peu supérieurs en âge, déférer à toutes leurs impulsions, tenir à honneur de s'incorporer avec eux dans quelque petite branche de leurs amuse¬ments (tous les travaux sont amusements pour les enfants harmoniens; ils n'agissent que par attraction).

Cette manie d'entraînement ascendant est très pernicieuse aujourd'hui, parce que les amusements d'une troupe d'enfants libres sont, ou malfaisants, ou dangereux, ou très inutiles; mais ces enfants libres ne s'adonneront qu'aux travaux productifs, grâce aux amorces mentionnées plus haut ; on reconnaîtra l'erreur fondamentale où sont tombés tous les auteurs de systèmes sur l'éducation civilisée.

Ils ont prétendu que l'instituteur naturel est le père, ou bien un précepteur endoc¬triné par le père ; la nature opine en sens contraire, elle veut exclure le père d'élever le fils, il en est triple motif.

1˚ Le père cherche à communiquer ses goûts à l'enfant, étouffer l'essor des voca¬tions naturelles presque toujours différentes de père à enfant. Or tout le mécanisme des Séries passionnées serait détruit, si le fils héritait des goûts du père.

2˚ Le père incline à flatter et louer à l'excès le peu de bien que fera l'enfant; celui-ci au contraire a besoin d'être critiqué très sévèrement par des groupes de collabo¬rateurs fort exigeants.

3˚ Le père excuse toutes les maladresses, il les prend au besoin pour des perfec¬tions, comme font les philosophes sur leur infâme civilisation qu'ils appellent un perfectionnement de la raison; le père entrave donc tous les progrès que doit opérer une critique soutenue, si elle est goûtée de l'enfant.

La nature, pour parer à tous ces vices de l'éducation paternelle, donne à l'enfant une répugnance pour les leçons du père et du précepteur : aussi l'enfant veut-il com¬mander et non pas obéir au père. Les chefs qu'il se choisit passionnément sont toujours les enfants dont l'âge est de un tiers ou de un quart supérieur au sien, par exemple :

À 18 mois, il révère l'enfant de 2 ans, et le choisit passionnément pour guide :
À 2 ans il choisira l'enfant de 30 mois ;
À 3 ans, celui de 4 ans ;
À 8 ans, celui de 10 ;
À 12 ans, celui de 15.


Cet entraînement ascendant redoublera de force, si l'enfant voit les enfants supérieurs en lien corporatif, et jouissant d'une considération méritée par des succès dans l'industrie et les études.

Les instituteurs naturels de chaque âge sont donc les enfants un peu supérieurs en âge ; mais comme en civilisation ils sont tous enclins au mal et s'entraînent respec¬tivement à mal faire, on ne peut pas établir parmi eux une hiérarchie d'impulsions utiles : cet effet n'est possible que dans les Séries passionnées, hors desquelles l'éducation naturelle est impraticable, même en approximations.

Elle sera le plus frappant des prodiges qu'on viendra admirer dans la phalange d'essai, où on laissera les sept ordres d'enfants s'élever les uns par les autres et se diri¬ger, selon le vœu de la nature, par entraînement ascendant qui ne pourra que conduire au bien la masse entière; car si les jouvenceaux, ordre le plus élevé, ne tournent qu'au bien en industrie, en étude et en mœurs, ils ne pourront qu'entraîner au bien les gymnasiens à qui ils donneront l'impulsion; même influence des gymnasiens sur les lycéens, des lycéens sur les séraphins, puis sur les chérubins, les bambins, les lutins. Les sept corporations abandonnées à l'entraînement ascendant rivaliseront d'excel¬lence et d'activité aux travaux utiles et aux harmonies sociales, quoique abandonnés à leur pleine liberté. En voyant ce prodige, on ne pourra plus douter que l'attraction est l'agent de Dieu, sauf à la développer en Séries passionnées, et que dans ce mécanisme elle est vraiment la main de Dieu dirigeant l'homme au plus grand bien possible.

Cette harmonie, qui sera un coup de foudre pour la civilisation et la philosophie, avorterait si l'on manquait à développer l'attraction dans toutes ses branches admis¬sibles. L'amour ne sera pas admissible dans l'essai; mais cette exception ne gênera pas le mécanisme des sept ordres d'enfants exerçant en industrie. C'est pourquoi il faudra s'attacher dans le début à l'organisation des enfants, seul des trois sexes qui puisse arriver d'emblée au plein de l'harmonie.

Achevons sur le service des bonnins : loin de flatter ou excuser l'enfant, leur tâche est de lui ménager des refus, des affronts dans divers groupes, et le stimuler à s'en venger par des preuves d'habileté. Un père ne pourrait pas remplir cette fonction, il donnerait tort au groupe qui aurait repoussé son enfant ; il prétendrait que ce groupe est barbare, ennemi de la tendre nature : de là vient que pour les fonctions de bonnin et bonnine, et de même pour celles de bonne, il faut des caractères fermes et judi¬cieux, cabalistiques dans leurs fonctions, gens qui, par esprit de corps, se passionnent pour le progrès des lutins en général et non pour les caprices de tel ou tel.

On n'avance en grade chez cette série, comme chez toute autre, que par des succès d'ensemble ; chaque bonnin est en concurrence avec des rivaux; chacun peut choisir les enfants adaptés à ses moyens, ceux dont il compte pouvoir faire éclore les vocations sans délai, soit en plein, soit en demi-instinct ; et dans ce choix d'enfant, il se guide sur les renseignements donnés par les pouponnistes, bonnes du séristère des poupons, d'où sortent les lutins.

L'importance du ministère de bonnin se fonde sur ce qu'ils opèrent sur l'époque la plus influente en éducation. Si l'enfant réussit bien en début industriel, c'est un gage de succès continu pour toute sa carrière enfantine : une fois initié à dix branches d'industrie, il le sera bientôt à cent, et connaîtra à l'âge de quinze ans presque toutes les cultures, fabriques, sciences et arts dont s'occupent sa phalange et les voisines. Examinons cet effet.

Tel enfant, quoique fils d'un prince, témoigne dès l'âge de trois ans du goût pour l'état de savetier et veut fréquenter l'atelier des savetiers, gens aussi polis que d'autres en association. Si on l'en empêche, si on réprime sa manie savetière, sous prétexte qu'elle n'est pas à la hauteur de la philosophie, il s'irritera contre les autres fonction, ne prendra aucun goût pour les travaux et études auxquelles on voudra l'entraîner; mais si on le laisse débuter par le point où l'attraction le conduit, par la savaterie, il sera bientôt tenté de prendre connaissance de la cordonnerie, de la tannerie, puis de la chimie sous le rapport de diverses préparations du cuir, puis de l'agronomie sous le rapport des qualités que les peaux de bestiaux peuvent acquérir par tel système d'éducation et de régime, telle sorte de pâturage.

Peu à peu il s'initiera à toutes les industries par suite d'une émulation primitive en savaterie. Peu importera par quel point il ait commencé, pourvu qu'il atteigne dans le cours de sa jeunesse à des connaissances générales sur toutes les industries de sa phalange et qu'il en conçoive de l'affection pour toutes les séries qui l'y auront initié.

Cette instruction ne peut pas s'acquérir en civilisation, où rien n'est lié. Les savants nous disent que les sciences forment une chaîne dont chaque anneau se rattache au tout et conduit de l'une à l'autre ; mais ils oublient que nos relations mor¬celées sèment la discorde parmi toutes les classes d'industrieux, ce qui rend chacun indifférent pour les travaux d'autrui ; tandis que dans une phalange chacun s'intéresse à toutes les séries, par suite d'intrigues avec quelques-uns de leurs membres, sur la gastronomie, l'opéra, l'agriculture, etc. Le lien des sciences ne suffit donc pas pour entraîner aux études ; il faut y joindre le lien des fonctions, des individus, des intrigues rivales, chose impraticable en civilisation.

Il reste encore divers détails sur l'éducation des lutins; on peut les joindre à celle des bambins dont je vais traiter.


Chapitre XX

Éducation de la tribu des bambins
par les mentorins et mentorines.

Nous abordons une classe fort intéressante parmi les enfants sociétaires, celle qui dès l'âge de quatre ans sait déjà gagner beaucoup d'argent ; je dois faire sonner ce mérite puisque c'est le plus apprécié en civilisation, chez l'enfant comme chez le père.

Les enfants dont il s'agit, les bambins et bambines, âgés de trois ans à quatre et demi tiennent un rang très notable dans la phalange : ils forment la première des seize tribus d'harmonie; mais la première et la seizième étant deux âges extrêmes ou âges de transition, d'ambigu, dérogent en divers points aux règles générales. Par exemple, elles n'ont point de sous-tribu en demi-caractère. J'en ai expliqué les causes.

La distinction du plein et du demi-caractère est l'objet principal de l'éducation des bambins, confiés à une catégorie de fonctionnaires spéciaux : le nom de mentorins et mentorines que je leur donne est assez impropre, car un mentor est un homme qui étouffe le naturel pour y substituer des doctrines ; au contraire les mentorins d'harmo¬nie ne s'attachent qu'à développer très exactement le caractère, afin qu'on parvienne à en discerner le rang en échelle générale, et que ce rang soit bien connu vers l'âge de quatre ans et demi, où l'enfant devra entrer aux chœurs de chérubins et chérubines. Les mentorins ont une deuxième tâche, qui est de discerner le tempérament de l'enfant et lui assigner, comme au caractère, son rang dans l'échelle des huit cent-dix tempé¬raments de plein titre, ou des quatre cent-cinq de demi-titre.

On ne réussirait point à discerner caractères et tempéraments, si l'enfant, pendant l'année passée aux lutins, avait été gêné dans ses fantaisies industrielles ou gastro¬nomiques. La période lutine est celle du dégrossissement en l'un et l'autre genre ; un lutin s'est déjà prononcé pour diverses branches d'industrie, on voit quelle carrière il veut suivre, à quelles fonctions la nature le destine. Il en est de même en gastronomie; l'enfant, au sortir des hauts lutins, âgé de 3 ans, a déjà des goûts prononcés en gastronomie; il est engagé dans les cabales et l'esprit de parti, aux tables, aux cuisines, et par suite dans les jardins, les vergers; ce genre de passion ne se trouverait pas chez un bas lutin de 26 à 28 Mois : ainsi le lutin de 36 mois est pleinement dégrossi en arrivant aux bambins.

Parmi les lutins on évite de distinguer les deux sexes par costumes contrastés, comme le jupon et le pantalon; ce serait risquer d'empêcher l'éclosion des vocations et de fausser la proportion des sexes en chaque fonction. Quoique chaque branche d'industrie soit spécialement convenable à l'un des sexes, comme la couture pour les femmes, la charrue pour les hommes, cependant la nature veut des mélanges, quel¬quefois par moitié et sur quelques emplois par un quart ; elle veut au moins un huitième de l'autre sexe dans chaque fonction. Ainsi quoique la cave soit spéciale¬ment le domaine des hommes, il convient que la série des cavistes contienne un huitième de femmes qui prendront parti au travail des vins blancs, mousseux., bourrus, sucrés, et autres genres agréables aux femmes, dont quelques-unes, comme la femme du savant Pittiscus, aiment les vins mâles et vendent au besoin la biblio¬thèque du savantas pour solder en secret le marchand de vin.

Moyennant ce mélange, en chaque emploi, le sexe féminin formera une rivalité utile au masculin. On se priverait de cette concurrence en excluant un sexe entier de quelque fonction, comme la médecine et l'enseignement ; et ce serait l'en exclure par le fait, que d'empêcher le développement de ces instincts chez les enfants de 2 à 3 ans. La différence de costumes serait un obstacle à cette éclosion ; les filles se sépareraient des garçons ; et il convient de les laisser confondus à cet âge, afin que les penchants extra-sexuels, penchants mâles chez une petite fille, penchants féminins chez un petit garçon, éclosent sans obstacles, par la présentation confuse des deux sexes à chaque atelier, à chaque travail.

Ces penchants sont déjà éclos à 3 ans, lorsque l'enfant passe à la tribu des bambins et bambines. Là on commence à distinguer les sexes qu'il était sage de confondre parmi les lutins. Il semble que cette confusion s'écarte de la règle générale de rivalité des sexes, voulue par la 10e passion, la Cabaliste. A cela il faut observer que les lutins et lutines, âge de deux à trois ans, sont la classe de sous-transition en industrie, demi-avènement à l'industrie, car ils ne font que l'effleurer; les bambins, âge de trois à quatre et demi, sont la pleine transition à l'industrie. Or la nature exige que dans les périodes formant transition ou ambigu, l'on déroge aux lois générales du mouvement; aussi à l'extrémité de chaque série de végétaux ou animaux, place-t-elle des produits de transition nommés ambigus, mixtes, bâtards, comme le coing, le brugnon, l'anguille, la chauve-souris, produits qui font exception aux méthodes géné¬rales, et qui servent de lien.

C'est pour avoir ignoré la théorie des exceptions ou transitions, théorie de l'ambi¬gu, que les modernes ont échoué partout dans l'étude de la nature; ils commencent à s'apercevoir de cette erreur.

Les mentorins ont le même but que les autres instituteurs, c'est de diriger toutes les facultés de l'enfant à l'industrie productive et aux bonnes études par des amorces judicieuses.

En amorce d'industrie le ressort primordial est toujours la série ou division trinaire : ainsi, qu'on opère sur des bambins, sur des chérubins ou autres, on doit toujours les distinguer en trois degrés, les hauts, les moyens et les bas, distinction que nous avons vue appliquée même aux poupons et aux poupards, soit pour les âges, soit pour les caractères. Plus on forme de séries, plus le mécanisme est facile. La série à quatre divisions n'est pas moins parfaite qu'à trois.

On applique d'abord cette échelle aux instituteurs; formant pour la basse enfance une série quaternaire, bonnins et bonnines, mentorins et mentorines. Aucun de ces précepteurs n'exerce sur tous les caractères indifféremment : chacun d'eux se fixe aux catégories d'enfant qui lui conviennent, soit par les passions déjà apparentes, soit par les penchants industriels. Chaque instituteur, dans le choix des enfants à régir, con¬sulte ses sympathies; aucun ne se chargerait comme en civilisation d'une cohue d'enfants confusément assortis. L'enfant, de son côté, consulte aussi ses affinités dans le choix des instituteurs, le régime de l'attraction réciproque devant s'établir en éducation comme partout; il n'y existerait plus du moment où on adopterait la confusion civilisée.

Je ne traiterai pas des procédés qu'emploient les mentorins pour distinguer les caractères et les tempéraments; cette branche d'éducation ne sera pas praticable dans les débuts. D'ailleurs, avant d'en parler, il faudrait donner connaissance du clavier général des caractères (voyez Ve section).

La phalange d'essai manquera d'officiers experts en ce genre ; au lieu de gens habiles à discerner le naturel des enfants, donner cours à leurs penchants, elle n'aura que des esprits faussés par la morale, excitant l'enfant à réprimer l'attraction, à mépriser les richesses perfides, à être en guerre avec ses passions, etc. De telles visions, nommées aujourd'hui saines doctrines, seront inadmissibles dans un ordre où il faudra exciter l'enfant au raffinement des passions dès l'âge de deux ans ; car on ne peut discerner ni son tempérament ni son caractère, tant qu'il n'a pas des goûts prononcés et cabalistiques sur le choix des travaux et des comestibles.

La fonction des bonnins et bonnines, l'art de faire éclore les vocations, s'exerce encore sur les bambins comme sur les lutins, car il est beaucoup d'industries hors de la portée d'un lutin et sur lesquelles on n'a pas pu mettre ses penchants à l'épreuve; il est des branches de travail qu'il ne pourra aborder qu'à dix ans, d'autres à quinze : jusqu'à ce qu'il soit parvenu aux chérubins où l'émulation seule suffira à le guider, il faut lui appliquer les méthodes d'éclosion artificielle. Ce sujet nous conduit à parler des gimblettes harmoniques, sorte d'amorce industrielle qu'on emploie avec les lutins et bambins : un exemple en va faire connaître l'usage.

Nisus et Euryale touchent à l'âge de trois ans et sont impatients d'être admis parmi les bambins qui ont de beaux costumes, beaux panaches, et une place à la parade sans y figurer activement. Pour être admis à cette tribu, il faut donner des preuves de dextérité en divers genres d'industrie, et ils y travaillent ardemment. Ces deux lutins sont encore trop petits pour s'entremettre au travail des jardins. Cependant, un matin, le bonnin Hilarion les conduit au centre des jardins, au milieu d'une troupe nombreuse de bambins et chérubins qui viennent de faire une cueillette de légumes. L'on en charge douze petits chars attelés chacun d'un chien. Dans cette troupe figurent deux amis de Nisus et Euryale, deux ex-lutins admis depuis peu aux bambins.

Nisus et Euryale voudraient s'entremettre avec les bambins; on les dédaigne en leur disant qu'ils ne sauront rien faire, et pour essai on donne à l'un d'eux un chien à atteler, à l'autre des petites raves à lier en botte ; ils n'en peuvent pas venir à bout, et les bambins les congédient sans pitié, car les enfants sont très sévères entre eux sur la perfection du travail. Leur manière est l'opposé de celle des pères qui ne savent que flagorner l'enfant maladroit, sous prétexte qu'il est trop petit.

Nisus et Euryale congédiés reviennent tout chagrins vers le bonnin Hilarion qui leur promet que sous trois jours ils seront admis s'ils veulent s'exercer à l'attelage. Ensuite on voit défiler ce beau convoi de petits chars élégants : les chérubins et bambins, après le travail achevé, ont pris leurs ceintures et panaches; ils partent avec tambours et fanfare, chantant l'hymne autour du drapeau.

Nisus et Euryale, dédaignés par cette brillante compagnie, remontent en pleurant dans le cabriolet du bonnin; à peine sont-ils arrivés, qu'Hilarion les conduit au maga¬sin des gimblettes harmoniques, leur présente un chien de bois, leur enseigne à l'atteler à un petit chariot ; ensuite il leur apporte un panier de petites raves et oignons de carton, leur apprend à en former des paquets, et leur propose de prendre pareille leçon le lendemain ; il les stimule à venger l'affront qu'ils ont reçu, et leur fait espérer d'être admis bientôt aux réunions des bambins.

Ensuite les deux lutins sont conduits vers quelque autre compagnie, et remis à un autre bonnin par Hilarion qui a terminé avec eux sa faction de deux heures.

Le lendemain ils seront empressés de revoir le bonnin Hilarion, répéter avec lui la leçon de la veille. Après trois jours de pareille étude, il les conduira au groupe de la cueillette des petits légumes, ils sauront s'y rendre utiles, et on les y admettra au rang de novices postulants. Au retour, à huit heures du matin, on leur fera l'insigne hon¬neur de les inviter à déjeuner avec les bambins.

C'est ainsi que la fréquentation d'une masse d'enfants aura entraîné au bien deux enfants plus petits qui, en civilisation, ne suivraient leurs aines que pour faire le mal avec eux, briser, arracher, ravager.

Remarquons ici l'emploi fructueux des gimblettes on donne aujourd'hui à l'enfant un chariot, un tambour qui seront mis en pièces le jour même et qui, dans tous les cas, ne lui seront d'aucune utilité. La phalange lui fournira toutes ces gimblettes en diverses grandeurs, mais toujours dans des circonstances où elles seront employées à l'instruction. S'il prend un tambour, ce sera pour se faire admettre parmi les bas tambours, enfants qui figurent déjà en chorégraphie : je prouverai de même que les gimblettes féminines, poupées et autres, seront utilisées chez les petites filles, comme le chariot et le tambour chez les petits garçons (voyez VIle notice).

Des critiques diront que le menu service des douze petits chars à légumes serait fait plus économiquement par un grand char. Je le sais ; mais pour cette petite écono¬mie, on perdrait l'avantage de familiariser de bonne heure l'enfant à la dextérité dans les travaux agricoles, chargement, attelage et conduite, puis l'avantage bien plus précieux de créer aux enfants des intrigues sur les cultures auxquelles ils auront coopéré par ces petits services, qui les passionneront peu à peu pour l'ensemble de l'agriculture. Ce serait une bien fausse économie que de négliger ainsi les semailles d'Attraction industrielle, et les moyens de faire éclore les vocations; épargne aussi désastreuse que la concurrence réductive du salaire, qui réduit les ouvriers en victi¬mes de naumachie, s'entretuant politiquement pour se disputer le travail.

Un stimulant qu'on ne peut pas faire valoir en civilisation et qui est décisif en régime sociétaire, c'est la précocité de certains enfants. Dans toutes les catégories il s'en trouve de précoces d'esprit ou de corps. J'en ai vu un qui, à dix-huit mois, valait en l'un et l'autre genre les enfants de trois ans. Ces précoces montent en grade avant le temps; c'est un sujet de jalousie et d'émulation pour leurs pareils, dont ils ont quitté la compagnie. La civilisation ne peut tirer aucun moyen émulatif de cette précocité que l'harmonie utilise en matériel et en intellectuel. L'ascension prématurée d'un enfant fait une vive impression sur les plus habiles de la tribu qu'il abandonne; ils redoublent d'efforts pour l'égaler, se présenter bientôt aux examens d'ascension. Cette impulsion se communique plus ou moins aux inférieurs, et l'éducation marche d'elle-même par tous ces petits ressorts dont la civilisation ne peut faire aucun emploi, parce que ni l'industrie, ni les études ne sont attrayantes hors des Séries passionnées.

L'état sociétaire peut seul présenter à l'enfant, dans toutes les branches d'industrie, un matériel échelonné qui fait le charme du bas âge, comme sera une échelle de chariots, bêches et outils en sept grandeurs différentes, appliquées aux sept corpora¬tions de lutins, bambins, chérubins, séraphins, lycéens, gymnasiens et jouvenceaux. Les outils tranchants, haches, rabots, ne sont pas encore livrés aux lutins et bambins.

C'est principalement par emploi de cette échelle qu'on tire parti de la singerie ou manie imitative qui domine chez les enfants; et pour renforcer cet appât, on subdivise les diverses machines en sous-échelons. Tel outil, à l'usage des lutins, est encore de trois dimensions adaptées aux trois catégories de hauts lutins, mi-lutins et bas lutins; c'est à quoi devront veiller ceux qui feront les préparatifs de la phalange d'essai.

On emploie de même cette échelle dans les grades industriels qui sont de plu¬sieurs degrés, aspirant, néophyte, bachelier, licencié, officiers divers.

Dans tout travail, ne fût-ce que l'assemblage des allumettes, on établit cette échelle de grades et de signes distinctifs, afin que l'enfant puisse déchoir ou s'élever d'un degré selon son mérite.

Les enfants harmoniens ont le même faible que les pères civilisés, le goût des hochets, des titres pompeux, des décorations en tringles, etc. : un enfant de trois ans, haut lutin, a déjà pour le moins une vingtaine de dignités et décorations, comme celles de

Licencié au groupe des allumettes,
Bachelier au groupe d'égoussage,
Néophyte au groupe du réséda, etc., etc.,
Avec ornements indicatifs de toutes ces fonctions.


L'on procède avec beaucoup de pompe dans les distributions de grades qui ont lieu aux parades.

L'impatience d'admission à ces dignités, ainsi qu'aux échelons bas, moyen et haut de chaque chœur, est un grand stimulant pour les enfants ; cet âge étant peu distrait par l'intérêt, point par l'amour, est tout à l'ambition de gloriole; chaque enfant brûle de s'élever de tribu en tribu, d'échelon en échelon, toujours empressé de devancer l'âge, s'il n'était contenu par la sévérité des examens et des thèses. Chaque tribu en laisse le choix au récipiendaire, car il est indifférent que l'enfant prenne parti pour tels ou tels groupes industriels (chap. XIX), il doit seulement faire preuve de capacité dans certain nombre de groupes qui, en se l'agrégeant, attestent par le fait sa dextérité et son instruction. Ces attestations sont expérimentales, et nulle protection ne pourrait les faire obtenir, puisqu'il faut opérer et figurer adroitement dans les fonctions d'épreuve. Les groupes d'enfants étant très orgueilleux, aucun d'eux n'admettrait un postulant qui pourrait exposer le groupe aux railleries dans les rivalités avec les phalanges voisines.

Je cite pour exemple une bambine de quatre ans et demi, postulant l'admission au chœur de chérubines. Elle subira à peu près les épreuves suivantes :


1. Intervention musicale et chorégraphique à l'Opéra.
2. Lavage de 120 assiettes en une demi-heure, sans en fêler aucune.
3. Pelage d'un demi-quintal de pommes en temps donné, sans en retrancher au-delà de tel poids indiqué.
4. Triage parfait de telle quantité de riz ou autre grain en temps fixé.
5. Art d'allumer et couvrir le feu avec intelligence et célérité.


En outre, on exigera d'elle des brevets de licenciée dans cinq groupes,

De bachelière dans sept groupes,
De néophyte dans neuf groupes.


Ces épreuves, dont le choix est libre pour la postulante, sont exigées lorsqu'elle veut monter de chœur en chœur ; on en exige d'autres pour monter d'échelon en échelon, comme des bas chérubins aux mi-chérubins, etc.

L'éducation harmonienne dédaigne l'usage des prix qu'on donne aux enfants civi¬lisés et parfois aux pères ; elle n'emploie que des ressorts nobles, plus justes que les prix si souvent donnés à la faveur, comme on l'a vu lors des prix décennaux sous Bonaparte. Elle met en jeu l'honneur et l'intérêt; l'honneur de s'élever rapidement de grade en grade, et l'intérêt ou récolte de forts dividendes dans plusieurs séries. (Voyez chap. XIX, tableau des ressorts pour la basse enfance ; j'en décrirai bien d'autres pour la haute enfance.)

Jusqu'à neuf ans les épreuves roulent sur le matériel plus que sur le spirituel; et au-delà de neuf ans, plus sur le spirituel que sur le matériel qui est déjà formé.

Dans la basse enfance on s'attache d'abord à obtenir l'exercice intégral des fonc¬tions corporelles, et le développement simultané des organes. Si des bambins ou bambines se présentent aux chérubins, on exigera d'eux, outre les cinq emplois et les brevets indiqués plus haut, une autre épreuve en dextérité intégrale, appliquée aux diverses parties du corps; par exemple, les sept exercices qui suivent :


1er De main et bras gauche ; 2e de main et bras droit.
3e De pied et jambe gauche ; 4e de pied et jambe droite.
5e De 2 mains et un bras ; 6e de 2 pieds et une jambe.
7e Un des quatre membres,


plus une thèse intellectuelle qui, selon les facultés de leur âge, roulera sur la com¬pétence de Dieu seul en direction sociale, et l'incompétence de la raison humaine dont les lois n'engendrent que barbarie et civilisation, que fourberie et oppression.

En gradation des chérubins aux séraphins, on sera plus exigeant, soit en matériel sur des exercices plus difficiles que les précédents, soit en intellectuel sur des sujets à portée de l'âge de six ans.

Si l'on exige de la basse enfance majorité ou totalité d'épreuves en matériel, c'est pour se conformer à l'impulsion de l'âge qui est tout au matériel. On ne s'applique en harmonie qu'à seconder l'attraction, favoriser l'essor de la nature avec autant de soin que la civilisation en met à l'étouffer.

L'éducation se terminant aux deux chœurs de jouvenceaux et jouvencelles, ils n'ont plus d'épreuves à subir pour passer aux deux chœurs d'adolescents et adoles¬centes ; mais ces épreuves se prolongent par degrés dans tous les chœurs et échelons de l'enfance; elles sont le ressort qui excite l'enfant impatient de s'élever, et honteux de quelques revers, à solliciter passionnément l'instruction.

Les chœurs et tribus, même les plus jeunes, sont pétris d'amour-propre, et n'ad¬mettraient pas un candidat maladroit. Il serait renvoyé mois par mois, d'examen en examen. Les enfants sont des juges très rigoureux sur ce point. L'affront du refus devient piquant pour ceux qui ont passé l'âge d'admission dans une tribu. Après six mois de répit et d'épreuves réitérées, ils sont, en cas d'insuffisance, placés dans les chœurs de demi-caractère. Les parents ne peuvent pas se faire illusion sur leur infériorité, ni prôner comme à présent la gentillesse d'un enfant idiot. L'émulation est étouffée dans sa source, tant que les gâteries du père n'ont aucun contrepoids.

Le renvoi au demi-caractère, quoique peu flatteur, n'est pas offensant, parce que cette classe contient beaucoup d'individus disgraciés en facultés sensuelles, quoique remplis d'aptitude intellectuelle. Ladite classe contient aussi certains ambigus pré¬cieux, figurant dans deux caractères et doublant l'un et l'autre.

D'ailleurs, comme le plein caractère forme un corps très nombreux où l'avance¬ment est difficile, les enfants faibles en moyens intellectuels se décident aisément pour le demi-caractère, où la faiblesse réelle d'un sujet se trouve déguisée sous un rôle d'ambigu.

En outre, lorsqu'un enfant passe au demi-caractère de la tribu supérieure, c'est pour lui un avancement réel qui ne l'empêchera pas de passer au plein caractère de cette tribu, lorsqu'il fera preuve de l'aptitude nécessaire.

Certains individus peuvent passer leur vie entière dans les chœurs de demi-caractère; ils n'en sont pas moins heureux pour cela, ni déconsidérés, puisque cette classe, je l'ai dit, contient des individus de très grand prix. On sait d'ailleurs que sou¬vent un caractère, mal prononcé dans les premiers âges, se déploie avec le temps et devient un titre de très haut degré.

Du reste, dans le demi comme dans le plein caractère, les nombreux moyens d'Attraction industrielle (voyez ceux de la basse enfance) conservent toute leur influence. La seule envie de passer des aspirants aux néophytes de tel groupe, des néophytes aux bacheliers, suffit pour électriser un jeune enfant dans les ateliers, jardins, étables et manœuvres : l'on est moins en peine d'exciter son émulation que de modérer son ardeur, et le consoler d'une impéritie dont il s'indigne et s'efforce de se corriger. Quel contraste avec les enfants civilisés qu'on dit charmants et qui, à 4 ans, n'ont d'autre talent que de tout briser et souiller, et de résister au travail auquel on ne peut les résoudre que par le fouet et la morale !

Aussi leur sort est-il si fâcheux, qu'ils soupirent tous après la récréation, chose qui sera ridicule aux yeux des enfants harmoniens : ils ne connaîtront d'autre amusement que de parcourir les ateliers et les réunions bien intriguées sur l'industrie. L'un des prodiges qu'on viendra admirer dans la phalange d'essai, sera le spectacle d'enfants qui ne voudront jamais se récréer, mais toujours passer d'un travail à un autre, et qui n'auront de sollicitude que celle de savoir quels rassemblements vont être négociés à la bourse, pour les travaux du lendemain, par les chœurs de chérubins de qui les bambins prennent l'impulsion; car ils ne sont pas encore en activité à la bourse, et n'ont la direction d'aucun travail.

La pleine liberté qu'on accorde aux enfants harmoniens ne s'étend pas aux licences dangereuses; il serait ridicule qu'on permît à un bambin de manier un pistolet chargé. Les harmoniens n'abusent pas du mot liberté comme les civilisés qui, sous prétexte de liberté, autorisent chez un marchand toutes les fourberies imaginables.

L'admission à manier l'arme à feu, les chevaux nains, les instruments tranchants, n'est accordée que par degrés, lorsqu'on s'élève de chœur en chœur, d'échelon en échelon ; et c'est un des moyens d'émulation qu'on met en jeu pour stimuler l'enfant à l'industrie, à l'étude, sans jamais l'y obliger.

On ne verra pas cette émulation en pleine activité dans la phalange d'essai, parce qu'elle manquera de tous les ressorts que fournissent les relations extérieures pour exciter l'amour-propre et les rivalités parmi l'enfance. Un enfant de cette phalange n'aura pas la perspective d'arriver, dès l'âge de 12 à 13 ans, à de hautes dignités, telles que le commandement de dix mille hommes dans une manœuvre de parade ou d'armée ; mais il suffira des résultats déjà très brillants qu'on obtiendra au début, pour faire juger de ceux que donnera le nouvel ordre, quand il sera pourvu de toutes les ressources, et élevé au plein mécanisme par l'organisation générale.

Il est dans l'éducation des bambins et bambines une branche sur laquelle je n'ai pas pu disserter, c'est l'art de déterminer le caractère et le tempérament de l'enfant, l'échelon qu'il occupe dans une échelle de 810 pleins et 405 mixtes, plus les trans¬cendants. C'est une discussion qui sortirait du cadre des connaissances actuelles; j'ai dû l'éviter et je n'en fais mention que pour signaler la haute importance du rôle de mentorin et mentorine auquel sont affectées ces fonctions scientifiques.

Faut-il s'étonner que la nature qui assigne aux mentorines un emploi si éminent, leur inspire du dégoût pour les rôles subalternes de l'éducation, le soin des marmots au berceau! Comment pourraient-elles vaquer à l'éclosion des caractères, à celle des penchants industriels, à la classification des tempéraments, et aux épreuves très délicates qu'exigent ces divers services, si elles étaient obligées de passer tout leur temps à donner la bouillie aux marmots, écumer le pot, ressarcir les culottes, pour se rendre dignes d'un mari moraliste ? Il est donc dans l'ordre que les femmes réservées à ces hautes fonctions dédaignent la broutille du ménage, et que, ne trouvant pas dans l'état civilisé des emplois dignes de leur talent, elles se jettent dans les distractions, bals, spectacles, amourettes, pour combler le vide que la mesquinerie civilisée laisse à tous les caractères supérieurs. C'est bien à tort qu'on les accuse de dépravation, quand on ne doit accuser que le régime civilisé qui, en éducation comme en toutes choses, n'ouvre de carrière qu'aux femmes enclines à la petitesse, à la servilité, à l'hypocrisie. L'étalage d'amour maternel n'est souvent qu'hypocrisie, marchepied de vertu pour les femmes qui n'ont aucune vertu réelle, aucun moyen.

Diogène dit que l'amour est l'occupation des paresseux; on en peut dire autant des excès maternels. Ce beau zèle de certaines femmes pour le soin du marmot n'est qu'un pis-aller de désœuvrement. Si elles avaient une vingtaine d'intrigues industrielles à suivre pour leur intérêt et leur renommée, elles seraient fort aises qu'on les délivrât du soin des petits enfants, sauf garantie de leur bonne tenue.

L'harmonie ne commettra pas comme nous la sottise d'exclure les femmes de la médecine et de l'enseignement, les réduire à la couture et au pot. Elle saura que la nature distribue aux deux sexes par égale portion, l'aptitude aux sciences et aux arts, sauf répartition des genres; le goût des sciences étant plus spécialement affecté aux hommes, et celui des arts plus spécialement aux femmes, en proportion approxi¬mative de

hommes 2/3 aux sciences 1/3 aux arts.
femmes 2/3 aux arts 1/3 aux sciences.
hommes 2/3 à la grande culture 1/3 à la petite.
femmes 2/3 à la petite culture 1/3 à la grande.
hommes 2/3 aux mentorins 1/3 aux bonnins.
femmes 2/3 aux bonnines 1/3 aux mentorines.



Ainsi les philosophes qui veulent tyranniquement exclure un sexe de quelque emploi, sont comparables à ces méchants colons des Antilles qui, après avoir abruti par les supplices leurs nègres déjà abrutis par l'éducation barbare, prétendent que ces nègres ne sont pas au niveau de l'espèce humaine. L'opinion des philosophes sur les femmes est aussi juste que celle des colons sur les nègres.

L'éducation harmonienne, en direction des penchants, se trouve achevée à l'époque où la nôtre n'est pas commencée, à l'âge d'environ 4 ans 1/2. Dès cet âge l'enfant passant à la tribu des chérubins, s'élèvera par le seul effet de l'attraction et de l'émulation. Sans doute il aura encore beaucoup à apprendre jusqu'à 20 ans; mais ce sep lui qui demandera l'enseignement, et s'instruira de lui-même dans les réunions scientifiques ou industrielles. Aucun officier ne le surveillera pour le diriger comme les bambins et lutins ; il sera, dès l'âge de 5 ans, ce qu'est chez nous l'homme de 25 ans qui ne s'instruit qu'à son gré et fait d'autant plus de progrès.

Ajoutons une différence à établir entre les deux éducations; c'est que la nôtre sépare les sciences et l'industrie qui sont toujours réunies dans l'ordre sociétaire. L'enfant y fait marcher de front l'agriculture, la fabrique, les sciences, les arts; c'est une propriété de l'exercice parcellaire des courtes séances, méthodes impraticables hors des Séries passionnées.


Conclusion

Avant d'aller plus loin en éducation, remarquons la contrariété de nos méthodes civilisées avec le vœu de la nature. Loin de vouloir que les femmes soient toutes uniformes en penchants maternels, toutes empressées de soigner les petits enfants, elle n'en veut affecter à ce soin qu'environ le huitième, et répartir ce petit nombre à des fonctions très opposées, celles de bonnes, bonnines et mentorines qui n'ont aucun rapport, et qui encore sont subdivisées chacune en emplois parcellaires, en différents rôles sur lesquels on a l'option.

En outre la nature veut mettre en concurrence les sexes et les instincts ; ce sont des instincts très différents que ceux des trois corporations précitées ; et cependant ils concourent à former une série coopérative des deux sexes dans l'ensemble de la basse éducation.

Ainsi, dès son enfance, l'homme n'est point compatible avec la simple nature; il faut pour l'élever un vaste attirail de fonctions contrastées et graduées, même dès le plus bas âge où il n'est point fait pour le berceau. J.-J. Rousseau s'est insurgé contre cette prison où l'on garrotte les enfants, mais il n'a pas su imaginer le régime de nattes élastiques, des soins combinés et des distractions nécessaires à l'appui de cette méthode. Ainsi les philosophes ne savent opposer au mal que des déclamations stériles, au lieu d'inventer les voies du bien qui, fort éloignées de la simple nature, ne naissent que des méthodes composées.

Plus nous avancerons dans l'examen de l'éducation harmonienne, plus nous reconnaîtrons cette contrariété de la morale avec la nature. Il convient d'en récapituler ici quelques détails tirés de l'éducation de basse et prime enfance.

La morale veut fonder le système d'éducation des petits enfants sur la plus petite réunion domestique, celle du ménage conjugal. La nature veut fonder cette éducation sur la plus grande combinaison domestique, distribuée en trois degrés, les groupes, les séries de groupes et la phalange de séries. Hors de cette vaste réunion, l'on ne peut ni former les deux échelles de fonction et de fonctionnaires exerçant émulativement sur chaque parcelle de l'échelle, ni satisfaire chez l'enfant le caractère et le tempérament qui ont besoin des salles et des services annexés à cette double échelle, services impraticables hors d'une phalange de Séries industrielles. Aussi, dans les ménages de famille, l'enfant s'ennuie-t-il au point de hurler nuit et jour, sans que ni lui, ni les parents puissent deviner les distractions dont il a besoin et qu'il trouverait dans un séristère de prime enfance.

La morale veut que, dans ce ménage de famille, le père se complaise à entendre le vacarme perpétuel de marmots qui le privent de sommeil et troublent son travail. La nature veut au contraire que l'homme, pauvre comme riche, soit délivré de ce chari¬vari moral et que, rendu à sa dignité, il puisse reléguer en local éloigné cette diaboli¬que engeance, placer les enfants en lieu où ils soient sainement et agréablement tenus, selon la méthode sociétaire qui assure le repos des pères, des mères et des enfants; ils sont tous harcelés par le régime civilisé nommé doux ménage, véritable enfer pour le peuple, quand il n'a ni appartement séparé pour les marmots, ni argent pour subvenir à leurs besoins.

La morale veut que la mère allaite son enfant, précepte inutile avec les mères pau¬vres qui forment les sept huitièmes : loin d'avoir de quoi payer une nourrice, elles cherchent des nourrissons payants. Quant aux mères fortunées, en nombre de un huitième, il faudrait leur interdire cette fonction, car elles sont assassines de l'enfant. Par désœuvrement, elles s'étudient à lui créer mille fantaisies nuisibles, qui sont un poison lent et tuent la plupart des enfants riches.

On s'étonne sans cesse que la mort enlève le fils unique d'une opulente maison, tandis qu'elle épargne dans les chaumières de misérables enfants privés de pain ; ces marmots de village ont une garantie de santé dans la pauvreté de leur mère qui, obligée d'aller au travail des champs, n'a pas le temps de s'occuper de leurs fantaisies, et encore moins de leur en créer, comme le fait la dame du château. Ainsi J.-J. Rousseau en croyant rappeler les mères aux tendres sentiments de la tendre morale, a fait naître la mode d'allaitement chez la classe de femmes qu'il fallait en exclure ; car dans cette classe riche elles manquent pour l'ordinaire, ou de la santé nécessaire, ou du caractère froid et prudent qui serait un préservatif de mal pour la mère et l'enfant.

La morale défend au père de gâter l'enfant ; c'est au contraire la seule fonction réservée au père, son enfant étant suffisamment critiqué et remontré en régime socié¬taire par les groupes qu'il fréquente (IV, 30 à 38) Ou s'il est très petit par les bonnes qui le soignent au séristère du bas âge.

La morale veut que le père soit instituteur naturel de l'enfant; c'est un soin dont la nature l'exclut et qu'elle réserve aux bonnins et mentorins, gens formés pour cette fonction par l'instinct et l'esprit corporatif.

La morale veut qu'on place autour de l'enfant une demi-douzaine d'aïeules et tan¬tes, sœurs et cousines, voisines et commères pour lui créer des fantaisies qui nuisent à sa santé et lui fausser l'oreille par la musique française. La nature veut qu'on n'em¬ploie pas le vingtième de cet attirail pour tenir l'enfant gaiement et sainement, dans un séristère assorti à tous les instincts du premier âge.

La morale veut que l'enfant soit élevé, dès le bas âge, à mépriser les richesses et estimer les marchands ; la nature veut au contraire que l'enfant soit élevé de bonne heure à estimer l'argent, et s'évertuer à en acquérir par la pratique de la vérité qui, en civilisation, ne peut pas conduire aux richesses, et qui est incompatible avec le commerce inverse ou méthode actuelle.

La morale veut qu'on ne permette aux enfants aucun raffinement, surtout en gour¬mandise, et qu'ils mangent indifféremment tout ce qu'on leur présente. La nature veut qu'on les élève aux exigences gastronomiques, aux finesses de cet art qui, en harmonie, devient moyen direct de les passionner pour l'agriculture (II, 213, 215).

Il est donc certain que la morale, même en lui supposant de bonnes intentions, joue le rôle d'un médecin ignorant qui ne donne que des avis pernicieux, ne sait que contrarier les vues de la nature, et tuer les malades avec un étalage de belles doctri¬nes. Mais est-il certain que la morale et ses coryphées aient de bonnes intentions ? Avant de prononcer sur ce point, continuons à analyser la contrariété de cette science avec la nature; après l'avoir pleinement convaincue de contresens perpétuel, nous examinerons ses perfidies égales à son ignorance.



Section III : Éducation harmonienne
Sixième notice

Éducation de moyenne, haute
et mixte enfance, concurrence des instincts et des sexes.


Préambule.

Je me suis étendu assez longuement sur l'éducation de première phase ou basse enfance, parce qu'elle sera le côté fort de la phalange d'essai, le point où elle pourra briller d'emblée, n'étant que peu contrariée par le préjugé : il n'aura pas encore circonvenu les enfants de 3, 4 et même de 5 ans; ils seront moins imbus de morale, moins faussés que ceux de 10 et 15 ans; on aura plus de facilité à déployer fran¬chement leur naturel et apprécier en eux la justesse de l'attraction. Dès l'âge de 5 ans, la civilisation commence à leur meubler l'esprit de saines doctrines qui travestis¬sent leur caractère, surtout celui des filles. De là vient que la phalange d'essai aura beaucoup de peine à classer les caractères, discerner le plein et le demi-titre. Assurément elle n'y réussira pas dès la première année.

Nous passons aux phases 2e, 3e, 4e de l'éducation :

2e phase. La moyenne enfance comprend les deux tribus de chérubins et séra¬phins ; âge, 4 ans et 1/2 à 9 ans.

3e phase. La haute enfance comprend les deux tribus de lycéens et gymnasiens, âge, 9 ans à 15 et 1/2.

4e phase. La mixte enfance, tribu des jouvenceaux et jouvencelles, âge, de 15 ans et 1/2 à 19 et 1/2 ou 20 ans.


Les limites d'âge seront moins élevées au début; d'ailleurs elles ne seront pas les mêmes pour les deux sexes.

Je traiterai cumulativement des phases 2 et 3, parce que le système qui y règne est le même quant au fond, sauf à observer qu'en 2e phase on doit cultiver plus active¬ment les facultés matérielles, et en 3e les spirituelles.

Ce n'est que dans la 4e phase que le système d'éducation doit subir des change¬ments, parce que l'amour y intervient. Il convient donc d'étudier conjointement les 2e et 3e phases, et isolément la 4e.

Il faudrait non pas quatre chapitres, mais vingt au moins pour traiter convena¬blement le sujet ; c'est pourquoi je ne puis pas même en promettre l'abrégé, mais seulement l'exposé, l'argument. Je renverrai souvent au Traité qui contient les détails circonstanciés sur l'éducation des 2e, 3e et 4e phases d'enfance harmonienne.

On va voir que la morale a manqué toutes les bases d'opérations relatives à ces trois phases, et placé, selon son usage, au rang des vices tous les ressorts que la nature veut employer à créer des vertus.

Pour établir la lutte des instincts et des sexes qui enfante des prodiges en industrie et en vertu, on divise toute la haute et la moyenne enfance (les quatre tribus de gymnasiens, lycéens, séraphins et chérubins) en deux corporations d'instinct; ce sont :

Les petites hordes affectées aux travaux répugnants pour les sens ou l'amour-propre ;

Les petites bandes affectées au luxe collectif.

Ces deux corporations, par leur contraste, emploient utilement les instincts que la morale cherche en vain à comprimer dans chaque sexe, le goût de la saleté chez les petits garçons, et de la parure chez les petites filles.

En opposant ces goûts, l'éducation sociétaire conduit l'un et l'autre sexe au même but par diverses voies :

Les petites hordes au beau, par la route du bon ;
Les petites bandes au bon, par la route du beau.


Cette méthode laisse aux enfants l'option, la liberté dont ils ne jouissent pas dans l'état actuel, où l'on veut toujours les obliger à un même système de mœurs. L'état sociétaire leur ouvre deux voies contrastées favorisant les inclinations opposées, parure et malpropreté.

Parmi les enfants on trouve environ deux tiers de garçons qui inclinent à la saleté ; ils aiment à se vautrer dans la fange, et se font un jeu du maniement des choses mal¬propres ; ils sont hargneux, mutins, orduriers, adoptant le ton rogue et les locutions grossières, animant le vacarme et bravant les périls, les intempéries, etc., pour le plaisir de commettre du dégât.

Ces enfants s'enrôlent aux petites hordes dont l'emploi est d'exercer, par point d'honneur et avec intrépidité, tout travail répugnant qui avilirait une classe d'ouvriers. Cette corporation est une espèce de légion à demi sauvage qui contraste avec la politesse raffinée de l'harmonie, seulement pour le ton et non pas pour les sentiments, car elle est la plus ardente en patriotisme.

L'autre tiers de garçons a du goût pour les bonnes manières et les fonctions paisibles ; il s'enrôle aux petites bandes; et, par opposition, il est un tiers de filles qui ont des inclinations mâles et qu'on nomme petites garçonnières, aimant à se faufiler dans le jeu des garçons dont on leur interdit la fréquentation : ce tiers de filles s'enrôle aux petites hordes. Ainsi le contenu des deux corporations est :


Petites hordes. 2/3 de garçons, 1/3 de filles.
Petites bandes. 2/3 de filles, 1/3 de garçons.


Chacun des deux corps se subdivisera en trois genres qu'il faudra dénommer : on adoptera pour les petites hordes trois noms de genre poissard, et pour les petites bandes trois noms de genre romantique, afin de contraster en tout point ces deux réunions qui sont des leviers de haute importance en Attraction industrielle.


Chapitre XXI

Des Petites Hordes.

Analysons d'abord leurs attributions et leurs vertus civiques. Plus ces vertus sem¬bleront colossales, plus il sera intéressant d'examiner par quels ressorts l'attraction peut obtenir ces efforts généreux que la civilisation n'ose pas même rêver, malgré son penchant pour les chimères. morales et philanthropiques.

Les petites hordes ont rang de milice de Dieu en service d'unité industrielle : à ce titre, elles doivent être les premières à la brèche, partout où l'unité serait en danger ; et l'on verra en cinquième section que, pour le soutien de l'unité, elles doivent s'emparer de toutes les, branches d'industrie qui, par excès de répugnance, obligeraient à rétablir des classes de salariés et de gens dédaignés.

Dans l'exercice de ces travaux elles se divisent en trois corps : le premier affecté aux fonctions immondes, curage des égouts, service des fumiers, triperies, etc.; le deuxième affecté aux travaux dangereux, à la poursuite des reptiles, aux emplois de dextérité ; le troisième participant de l'un et de l'autre genre. On doit monter sur che¬vaux nains toute la classe composée de lycéens et gymnasiens, d'un et d'autre sexe.

Elles ont, parmi leurs attributions, l'entretien journalier des grandes routes en superficie : c'est à l'amour-propre des petites hordes que l'harmonie sera redevable d'avoir, par toute la terre, de grands chemins plus somptueux que les allées de nos parterres, des routes garnies d'arbustes, et même de fleurs en lointain.

Si une route de poste essuie le moindre dommage, l'alarme est à l'instant sonnée; les petites hordes vont faire une réparation provisoire et arborer le pavillon d'accident, de peur que le dommage, étant aperçu par quelques voyageurs, ne donne lieu d'accu¬ser le canton d'avoir une mauvaise horde, reproche qu'il encourrait de même, si on trouvait un reptile malfaisant, une bourse de chenilles, ou si l'on entendait un croasse¬ment de crapauds à la proximité de grands chemins : cette immondicité ferait dédaigner la phalange et baisser le prix de ses actions.

Quoique le travail des petites hordes soit le plus difficile, par défaut d'attraction directe (154), elles sont de toutes les séries la moins rétribuée ; elles n'accepteraient rien s'il était décent en association de n'accepter aucun lot ; elles ne prennent que le moindre, ce qui n'empêche pas que chacun de leurs membres ne puisse gagner les premiers lots dans d'autres emplois; mais à titre de congrégation de philanthropie unitaire, elles ont pour statut le dévouement aussi gratuit que possible.

Pour donner de l'éclat à ce dévouement, on laisse aux petites hordes la faculté (quoiqu'elles soient composées d'enfants mineurs) de sacrifier dès l'âge de 9 ans un huitième de leur fortune au service de Dieu ou de l'Unité, mots synonymes, puisque l'unité ou harmonie est le but de Dieu. Ainsi l'enfant qui possède 80 000 francs dont il ne peut disposer qu'à l'âge de majorité, a le droit d'en distraire 10 000 dès l'âge de 9 ans, pour les verser au trésor des petites hordes, s'il en est membre. Encore ne sera-t-il pas aisé aux enfants riches d'obtenir cette faveur, malgré l'offre de belles sommes qui, en civilisation, seraient un gage de brillant accueil.

À la séance de répartition, les petites hordes font apporter leur trésor en nature; et si quelque série se plaint d'une lésion proportionnelle de 100 ou 200 louis, le Petit Kan porte une Corbeille de 200 louis devant les chefs de cette série. Elle doit l'accepter ; en la refusant elle outragerait l'opinion qui a décidé d'avance que la milice de Dieu a le droit de sacrifier sa fortune pour le soutien de l'unité, pour la réparation des fautes qu'ont pu commettre les jugements des hommes. C'est pour cette série un affront, un avis de mieux s'organiser une autre année, mieux distribuer son assorti¬ment de caractères et de rivalités, de manière qu'il ne s'élève, à la séance de répar¬tition, aucun débat capable de compromettre l'unité. Une phalange qui passerait pour être sujette aux mésintelligences dans l'instant décisif, au jour de la répartition, serait décréditée dans l'opinion, comme faussée en échelle de caractères : ses actions tombe¬raient; on s'en déferait promptement, parce qu'on sait en harmonie que le matériel ou industrie périclite si le passionnel est en discorde, et que le passionnel est de même en danger si le matériel n'est pas satisfait.

Les petites hordes étant le foyer de toutes les vertus civiques, elles doivent employer au bonheur de la société l'abnégation de soi-même, recommandée par le christianisme, et le mépris des richesses recommandé par la philosophie : elles doi¬vent réunir et pratiquer toutes les sortes de vertus rêvées et simulées en civilisation. Conservatrices de l'honneur social, elles doivent écraser la tête du serpent au physique et au moral; tout en purgeant les campagnes de reptiles, elles purgent la société d'un venin pire que celui de la vipère ; elles étouffent, par leurs trésors, toute rixe de cupi¬dité qui pourrait troubler la concorde ; et par leurs travaux immondes elles étouffent l'orgueil qui, en déconsidérant une classe d'industrieux, tendrait à ramener l'esprit de caste, altérer l'amitié générale, et empêcher la fusion des classes; elle est l'une des bases du mécanisme sociétaire fondé sur :


L'Attraction industrielle, la répartition équilibrée ;
La fusion des classes, l'équilibre de population.

Il semblera que, pour obtenir de l'enfance des prodiges de vertu, il faille recourir à des moyens surnaturels, comme font nos monastères qui, par des noviciats très austères, habituent le néophyte à l'abnégation de soi-même ; on suivra une marche tout opposée, on n'emploiera avec les petites hordes que l'amorce du plaisir.

Analysons les ressorts de leurs vertus : ils sont au nombre de quatre, tous réprou¬vés par la morale; ce sont les goûts de saleté, d'orgueil, d'impudence et d'insubordi¬nation. C'est en s'adonnant à ces prétendus vices, que les petites hordes s'élèvent à la pratique de toutes les vertus. Examinons, en nous aidant d'un indice.

J'ai dit que la théorie d'attraction doit se borner à utiliser les passions telles que Dieu les donne, et sans y rien changer. A l'appui de ce principe, j'ai justifié la nature sur plusieurs attractions du bas âge qui nous semblent vicieuses ; telles sont la curiosité et l'inconstance: elles ont pour but d'attirer l'enfant dans une foule de séristè¬res où se développeront ses vocations. Le penchant à fréquenter les polissons plus âgés ; c'est d'eux qu'il doit recevoir en harmonie l'impulsion d'entraînement à l'indus¬trie (ton corporatif ascendant, IV, 45). La désobéissance au père et au précepteur; ce ne sont pas eux qui doivent l'élever : son éducation doit être faite par les rivalités cabalistiques des groupes. Ainsi toutes les impulsions du jeune âge sont bonnes en basse enfance et de même en haute enfance, pourvu qu'on y applique l'exercice en Séries passionnées.

Ce ne sera pas du premier jour qu'on entraînera une horde aux travaux répu¬gnants : il faudra l'y amener par degrés ; on excitera d'abord son orgueil par la suprématie de rang. Toute autorité, les monarques mêmes, doivent le premier salut aux petites hordes ; elles possèdent les chevaux nains et sont première cavalerie du globe ; aucune armée industrielle ne peut ouvrir sa campagne sans les petites hordes; elles ont la prérogative de mettre la première main à tout travail d'unité ; elles se rendent à l'armée au jour fixé pour l'ouverture. Les ingénieurs ont fait le tracé du travail ; et les petites hordes, défilant sur le front de bandière, fournissent la première charge aux acclamations de l'armée : elles y passent quelques jours et s'y signalent dans de nombreux travaux.

Elles ont le pas sur toutes les autres troupes; et dans tout exercice matinal, le commandement est dévolu à l'un des Petits Kans. Si des légions ont campé dans une phalange (aux camps cellulaires), le lendemain après le repas du délité, on s'assemble pour le départ à la parade, et c'est le Petit Kan qui la commande. Il a son état-major comme un général, prérogative qui charme les enfants, de même que l'admission à l'armée; elle n'est accordée qu'aux petites hordes ou à quelques élus des petites bandes qui n'y sont reçus que par la protection des hordes.

Dans les temples, une petite horde prend place au sanctuaire, et dans les céré¬monies elle a toujours le poste d'honneur.

Ces distinctions ont pour but d'utiliser leur penchant aux fonctions immondes. Il faut par des fumées de gloriole, qui ne coûtent rien, les passionner pour ces travaux, leur y créer une carrière de gloire; c'est pour cela qu'on favorise leurs goûts d'orgueil, d'impudence et d'insubordination.

Elles ont leur argot, ou langage de cabale, et leur petite artillerie : elles ont aussi leurs druides et druidesses qui sont des acolytes choisis parmi les personnes âgées, conservant du goût pour les fonctions immondes, et à qui ce service vaut de nom¬breux avantages.

La méthode à suivre avec les petites hordes est d'utiliser leur fougue de saleté, mais non pas de l'user par des travaux fatigants. Pour ne point user cette fougue on l'emploie gaiement, honorifiquement et en courtes séances; par exemple :

S'il s'agit d'un travail très immonde, on rassemble les hordes de quatre ou cinq phalanges vicinales; elles viennent assister au délité ou repas matinal servi à 4h 3/4 ; puis après l'hymne religieux, à 5 heures, et la parade des groupes qui vont au travail, on sonne la charge des petites hordes par un tintamarre de tocsin, carillons, tambours, trompettes, hurlements de dogues et mugissements de bœufs : alors les hordes, con¬duites par leurs kans et leurs druides, s'élancent à grands cris, passant au-devant du sacerdoce qui les asperge; elles courent frénétiquement au travail qui est exécuté comme œuvre pie, acte de charité envers la phalange, service de Dieu et de l'unité.

L'ouvrage terminé, elles passent aux ablutions et à la toilette ; puis, se dispersant jusqu'à 8 heures dans les jardins et ateliers, elles reviennent assister triomphalement au déjeuner. Là, chaque horde reçoit une couronne de chêne qu'on attache à son drapeau ; et, après le déjeuner, elles remontent à cheval et retournent dans leurs pha¬langes respectives.

Elles doivent être affiliées au sacerdoce à titre de confrérie religieuse, et porter dans l'exercice de leurs fonctions un signe religieux sur leurs habits, croix ou autre emblème. Parmi leurs stimulants industriels, on ne doit pas négliger l'esprit religieux, mobile très puissant sur les enfants pour exciter le dévouement.

Après les avoir électrisés corporativement dans des fonctions difficiles, il sera bien aisé de les façonner aux emplois habituels de service immonde dans les apparte¬ments, les boucheries, cuisines, étables, buanderies; elles sont toujours sur pied à 3 heures du matin, prenant l'initiative du travail dans la phalange comme à l'armée.

Elles ont la haute police du règne animal, veillant dans les boucheries à ce qu'on ne fasse souffrir aucune bête et qu'on lui donne la mort la plus douce. Quiconque maltraiterait quadrupède, oiseau, poisson, insecte, en rudoyant l'animal dans son service ou en le faisant souffrir aux boucheries, serait justiciable du Divan des petites hordes; quel que fût son âge, il se verrait traduit devant un tribunal d'enfants, comme inférieur en raison aux enfants mêmes; car on a pour règle en harmonie, que les animaux n'étant productifs qu'autant qu'ils sont bien traités, celui qui, selon la cou¬tume française, maltraite ces êtres hors d'état de résister, est lui-même plus animal que les bêtes qu'il persécute.

La phalange d'essai n'aura pas, pour enthousiasmer sa petite horde, les moyens de relations générales décrits plus haut ; mais elle approchera du but par quelques moyens de circonstance, tels que les contrastes à établir entre la petite horde et la petite bande ; par exemple, en costumes : les petites bandes ont les vêtements cheva¬leresques et romantiques, et la manœuvre moderne ou mode rectiligne nommée escadron ; les petites hordes ont la manœuvre tartare ou mode curviligne, les parures grotesques, et probablement le costume mi-partie du barbaresque et du hongrois, dolman et pantalon de couleurs tranchantes et variées sur chaque individu, de manière que la horde semble un carreau de tulipes richement panachées : cent cavaliers devront étaler deux cents couleurs artistement contrastées; problème bien embarras¬sant pour la belle France, qui, avec ses perfectibilités mercantiles, n'a jamais su trouver quarante couleurs pour différencier méthodiquement à deux couleurs tran¬chantes les marques distinctives des régiments.

On peut voir sur ce sujet de plus amples détails (IV, 138 à 166). J'en ai dit assez pour faire entrevoir qu'une corporation d'enfants adonnée à tous les goûts que la morale interdit à leur âge, est le ressort qui réalisera toutes les chimères de vertu dont se repaissent les moralistes :


1˚ La douce fraternité ; si l'immondicité parvenait à déconsidérer quelque fonc¬tion, la série qui l'exerce deviendrait classe de Parias, d'êtres avilis avec qui les riches ne voudraient plus se rencontrer dans les travaux. Toute fonction qui produirait ce vicieux effet est ennoblie par les petites hordes qui s'en emparent, et maintiennent ainsi le rapprochement, l'unité ou fusion des classes, riche, moyenne et pauvre.

2˚ Le mépris des richesses. Les petites hordes ne méprisent pas la richesse, mais l'égoïsme en usage des richesses ; elles sacrifient partie de la leur pour augmenter celle de la phalange entière, et maintenir la vraie source de richesse, qui est l'Attrac¬tion industrielle étendue aux trois classes, et opérant leur réunion affectueuse dans tous les travaux, même au genre immonde réservé aux enfants; car ceux des riches seront aussi empressés que les pauvres d'être admis à la horde; c'est le caractère qui décide ce choix en corporation.

3˚ La charité sociale. On verra que les petites hordes, en exerçant cette vertu, entraînent tout le monde à l'exercer indirectement en affaires d'intérêt. (Voyez, sec¬tion V, l'équilibre de répartition en mode inverse ou voie de générosité, par laquelle les riches se coalisent pour favoriser le pauvre qu'ils s'accordent tous à spolier en civilisation.)

On se convaincra dans les sections suivantes que tous les triomphes de la vertu tiennent à la bonne organisation des petites hordes ; elles seules peuvent, en méca¬nique générale, contrebalancer le despotisme de l'argent, maîtriser ce tyran du monde, ce VIL MÉTAL, vil aux yeux des moralistes, et qui deviendra très noble quand il sera employé au maintien de l'unité industrielle : il en est l'écueil dans nos sociétés civilisées où l'on titre de gens comme il faut ceux qui, à l'appui de la richesse, ne font rien, ne sont bons à rien. Leur surnom de gens comme il faut se trouve malheu¬reusement fort sensé; car la circulation en régime civilisé ne se fondant que sur les fantaisies des oisifs, ils sont vraiment les gens comme il en faut pour soutenir le régime de circulation inverse et consommation inverse (69).

Pour résumer sur les petites hordes, il nous resterait à analyser la force des ressorts qui les font mouvoir; on n'en pourra bien juger qu'après que j'aurai décrit leur contraste ou force opposée, qui est la corporation des petites bandes. Je vais les définir abréviativement, après quoi il faudra définir encore les deux corps de vestalat et damoisellat, avant de pouvoir expliquer le système des équilibres de passions parmi les diverses tribus de l'enfance.

Remarquons provisoirement que, parmi les petites hordes, aucune passion n'a été comprimée; au contraire on donne plein essor à leurs goûts dominants., entre autres à celui de saleté.

Si nos moralistes avaient étudié la nature de l'homme, ils auraient reconnu ce goût de saleté chez le grand nombre des enfants mâles, et ils auraient opiné à l’employer utilement, comme fait l'ordre sociétaire qui tire parti de ce goût pour former une corporation de Décius industriels, en favorisant ces penchants immondes que la tendre morale réprime à grands coups de fouets, ne voulant pas chercher les moyens d'employer les passions telles que Dieu nous les a données. C'est par son obstination à ne pas étudier la nature, qu'elle a manqué en éducation le ressort primordial, l'entraî¬nement progressif ascendant (232), ou impulsion corporative échelonnée, manie commune à tous les enfants de se laisser diriger par des groupes d'enfants un peu supérieurs en âge. L'échelle corporative des âges est le seul maître que l'enfant veuille reconnaître ; il en suit avec transport les impulsions; c'est pourquoi la nature qui le destine à cette discipline (voyez chap. XXIII, opéra, chorégraphie), le rend rétif aux ordres des pères et des instituteurs qu'elle réserve pour l'instruction sollicitée.


Chapitre XXII

Des Petites Bandes.

L'activité et l'émulation des petites hordes doubleront d'intensité si on leur oppose le contraste que la nature a dû leur ménager. La majorité des enfants mâles incline pour le genre immonde, l'impudence et la rudesse ; on voit, par opposition, la majorité des petites filles incliner pour la parure et les belles manières. Voilà un germe de rivalité bien prononcé; il reste à le développer, en application à l'industrie.

Plus les petites hordes sont distinguées par les vertus et le dévouement civique, plus la corporation rivale doit réunir de titres pour entrer en balance dans l'opinion. Les petites bandes sont conservatrices du charme social, poste moins brillant que celui de soutiens de la concorde sociale affecté aux petites hordes ; mais les soins donnés aux parures collectives, au luxe d'ensemble, deviennent en régime sociétaire aussi précieux que d'autres branches d'industrie. Les petites bandes interviennent très utilement dans ce genre de travail, elles ont pour attribution l'ornement du canton entier en matériel et spirituel.

Chacun est fort libre en harmonie quant aux choix de ses vêtements; mais lors des réunions corporatives, il faut des costumes unitaires : chaque groupe, chaque série en discute le choix, et dans les concours qu'exige l'ornement matériel ou choix et renou¬vellement des costumes, le goût des poupées est utilisé comme celui des gimblettes citées en éducation de basse enfance. Les petites bandes, composées en majorité de filles, sont chargées de la présentation des poupées et mannequins sur lesquels en fera choix, après examen critique.

Opposées en ton aux petites hordes, elles se passionnent pour l'atticisme; elles sont si polies que les garçons y cèdent le pas aux filles; et c'est une coutume très utile pour donner aux enfants le change sur les manières galantes des tribus de 20 à 30 ans. L'enfance n'en soupçonne pas la cause, parce quelle voit régner cette courtoisie parmi les petites bandes qui sont composées d'enfants impubères ; elles brillent principa¬lement aux écoles.

En sexe masculin, qui n'y figure que pour un tiers, elles réuniront les jeunes sa¬vants, les esprits précoces comme Pascal, ayant pour l'étude une vocation prématurée, et les petits efféminés qui dès le bas âge inclinent à la mollesse.

Moins actives que les petites hordes, elles se lèvent plus tard et n'arrivent aux ateliers qu'à 4 heures du matin. Elles n'y seraient pas nécessaires plus tôt, ne s'adon¬nant que fort peu au soin des grands animaux, mais à celui des espèces difficiles à élever et priver, comme les pigeons de correspondance, les volières, les castors en travail combiné, et les zèbres.

Elles ont la haute police du règne végétal; celui qui casse une branche d'arbre, qui cueille fleur ou fruit mal à propos, qui foule une plante par négligence, est traduit au sénat des petites bandes, qui juge en vertu d'un code pénal, appliqué à ce genre de délits, comme le divan des petites hordes en police du règne animal.

Chargées de l'ornement spirituel et matériel du canton, elles exercent les fonctions des académies française et della crusca ; elles ont la censure du mauvais langage et de la prononciation vicieuse : chaque chevalière des petites bandes a le droit d'agir comme la revenderesse d'Athènes qui badina Théophraste sur une locution défec¬tueuse. Le sénat des petites bandes a le droit de censure littéraire sur les pères mêmes, il dresse la liste des fautes de grammaire et de prononciation commises par chaque sociétaire, et la chancellerie des petites bandes lui envoie cette liste, avec invitation de s'en abstenir.

Auront-elles fait des études suffisantes pour exercer une critique si difficile ? Sans doute. Mais je brise sur ce sujet qui tient au chapitre de l'enseignement.

Stimulées par les grands exemples de vertu et de dévouement social que donnent les petites hordes, elles ont à cœur de les égaler en ce qui est de leur compétence ; une chevalière fortunée fera dans le cours de sa jeunesse, et lors de son admission à la cavalerie (âge de 9 ans), un présent d'un ornement quelconque à son escouade et à l'escadron entier, si ses moyens le lui permettent. Elle serait méprisée si on pouvait la suspecter d'égoïsme, d'esprit civilisé qui entraîne les femmes à dédaigner leur sexe, à se réjouir de ses disgrâces, de ses servitudes et privations, ne faire cas d'un colifichet qu'autant que des voisines pauvres en sont privées. Les petites bandes s'honorent de mœurs tout opposées à celles des femmes civilisées, et ne s'adonnent à la parure que pour en faire un ressort d'amitié générale et d'ornement du canton, un levier d'enthousiasme dans l'industrie et de générosité corporative.

On devra former aux petites bandes un trésor corporatif pour l'exercice de cette générosité. Si l'on accorde aux petites hordes l'emploi d'un huitième de leur patri¬moine en service philanthropique, on pourra bien accorder aux petites bandes l'emploi d'un seizième, et au besoin le produit des agios de leurs actions, agios que l'enfance accumule, parce qu'elle gagne toujours au- delà de sa dépense.

Les petites bandes s'adjoignent parmi l'âge pubère des coopérateurs titrés de corybants et corybantes, par opposition aux druides et druidesses des petites hordes. Même contraste règne dans leurs alliés voyageurs qui sont les grandes bandes de chevalières errantes et chevaliers errants voués aux beaux-arts. D'autre part les petites hordes ont pour alliés voyageurs, les grandes hordes d'aventuriers et aventurières vaquant aux travaux publics.

La nature a ménagé, dans la répartition des caractères, une division fondamentale en nuances fortes ou majeures et nuances douces ou mineures, distinction qui règne dans toutes les choses créées; en couleurs, du foncé au clair; en musique, du grave à l'aigu, etc. Ce contraste forme naturellement, chez l'enfance, la distinction des petites hordes et petites bandes, adonnées à des fonctions opposées.

Les fonctions des petites hordes opèrent le grand prodige de la fusion des classes; on obtient des petites bandes un service non moins éminent, qui est le raffinage des séries dès le plus bas âge ; c'est le but de l'éducation.

On a vu (chap. V et VI) qu'une Série industrielle serait défectueuse si elle man¬quait de compacité; pour la rendre compacte, il faut mettre en jeu la distinction minutieuse des goûts en variétés, ténuités, minimités. On habituera de bonne heure les enfants à ces distinctions de nuances en passion. C'est la tâche des petites bandes qui réunissent les enfants enclins aux raffinements minutieux sur les parures, controverse familière aux petites filles et aux femmes ; elles voient, comme nos littérateurs et nos peintres, des effets choquants là où un homme vulgaire n'apercevra aucun défaut.

Les petites bandes ont l'aptitude à établir des scissions sur les nuances de goût, classer les finesses de l'art et opérer ainsi la compacité des séries, par le raffinement des fantaisies et la graduation d'échelle. Cette propriété règne bien moins chez les petites hordes, excepté en gastronomie.

Ainsi l'éducation harmonienne puise ses moyens d'équilibre dans les deux goûts opposés, celui de la saleté et celui de l'élégance raffinée ; penchants condamnés tous deux par nos sophistes en éducation. Les petites hordes opèrent en sens négatif autant que les petites bandes en sens positif; les unes font disparaître l'obstacle qui s'oppo¬serait à l'harmonie, elles détruisent l'esprit de caste qui naîtrait des travaux répu¬gnants ; les autres créent le germe des séries par leur aptitude à organiser les échelles de goûts, les scissions nuancées entre divers groupes; de là il est évident que :

Les petites hordes vont au beau par la route du bon, par l'immondicité spécu¬lative ;

Les petites bandes vont au bon par la route du beau, par les parures et les efforts studieux.

Cette action contrastée est loi universelle de la nature ; on trouve, dans tout son système, les contrepoids et balances de forces en jeu direct et inverse, en vibration ascendante et descendante ; en mode réfracté et réflecté, majeur et mineur ; en force centripète et centrifuge, etc. ; c'est partout le jeu direct et inverse, principe absolument inconnu dans l'institution civilisée qui, toujours simple et simpliste en méthode, veut façonner toute la masse des enfants à un moule unique : à Sparte elle les veut tous amis du brouet noir ; à Paris tous amis du commerce, sans contraste ni concurrence des instincts.

D'autre part elle emploie le mode confus au lieu du composé ; elle assujettit les enfants à différentes morales selon les castes, à différents principes selon les change¬ments de ministères ; on les élève aujourd'hui selon Brutus et demain selon César. C'est-à-dire qu'au lieu de l'unité de système, on emploie la monotonie quant aux caractères, la confusion quant aux méthodes : et nulle part on ne trouve dans l'édu¬cation civilisée aucune trace de la méthode naturelle ou contraste des instincts et des sexes, dont nous examinerons plus loin l'emploi sur l'âge qui entre en puberté. Préalablement il faut traiter du système d'enseignement sociétaire dont les ressorts et les méthodes n'ont aucun rapport avec les nôtres.

J'ai donné peu de détails sur les petites bandes (voyez IV, 166 à 190). Quant aux preuves, elles seraient les mêmes que sur toute autre disposition; il s'agit de vérifier si on a formé la série et donné plein cours aux trois Passions mécanisantes. La série se formera aux petites bandes comme aux petites hordes, par trois divisions, dont deux fonctions de genre contrasté, et une sur fonction mixte, le tout en contraste avec les emplois des petites hordes. Si cette règle est bien observée, les trois Passions auront un développement plus facile que celui décrit (225, 226), au sujet de la fonction la plus ingrate de toute l'éducation. Réservons ces détails pour la fin de la section.


Chapitre XXIII

De l’enseignement harmonien.

Jusqu'ici je n'ai envisagé l'éducation sociétaire qu'en détail, chœur par chœur, fonction par fonction : il faut maintenant envisager l'ensemble des tribus au-dessous de la puberté, les ressorts de leur émulation ; en faire un Parallèle avec l'éducation civilisée où nous remarquons cinq désordres :


1. Contresens de marche. — 3. Vice de fond.
2. Simplisme d'action. — 4. Vice de forme.
5. Absence d'attraction matérielle.



1˚ Contresens de marche : elle place la théorie avant la pratique; tous les systèmes civilisés tombent dans cette erreur : ne sachant pas amorcer l'enfant au travail, ils sont obligés de le laisser en vacance jusqu'à 6 ou 7 ans, âge qu'il aurait dû employer à devenir un habile praticien; Puis à 7 ans, ils veulent l'initier à la théorie, aux études, à des connaissances dont rien n'a éveillé en lui le désir. Ce désir ne peut manquer de naître chez l'enfant harmonien qui, à 7 ans, pratique déjà une trentaine de métiers différents, et éprouve le besoin de s'étayer de l'étude des sciences exactes. Voilà l'édu¬cation civilisée en contresens de marche, plaçant la théorie avant la pratique, vrai monde à rebours comme tout le système dont elle fait partie.

2˚ Simplisme d'action. L'enfant est limité à un seul travail qui est d'étudier, pâlir sur le rudiment et la grammaire, matin et soir, pendant 10 à 11 mois de l'année, peut-il manquer de prendre les études en aversion ? c'est de quoi rebuter ceux mêmes qui ont l'inclination studieuse. L'enfant a besoin d'aller dans la belle saison travailler aux jardins, aux bois, aux prairies; il ne doit étudier qu'aux jours de pluie et de morte sai¬son, encore doit-il varier ses études. Il n'y a point d'unité d'action là où il y a simplicité de fonction.

Une société qui commet la faute d'emprisonner les pères dans des bureaux, peut bien y ajouter la sottise de renfermer l'enfant toute l'année dans un pensionnat où il est aussi ennuyé de l'étude que des maîtres. Si nos faiseurs de systèmes connaissaient les passions, je leur demanderais comment cet assujettissement des enfants à la réclusion, à la solité d'emploi, peut s'accorder avec les deux passions dites Papillonne et Composite (chap. V) ? Nos auteurs politiques et moraux parlent sans cesse de la nature et ne veulent pas la consulter un instant : qu'ils observent les enfants amenés en vacances, lorsqu'au nombre d'une demi-douzaine, et revêtus de blouses, ils vont se rouler sur le foin, s'entremettre joyeusement aux vendanges, aux cueillettes de noix, de fruits, aux chasses d'oiseaux, etc. ; qu'on essaie en pareil moment d'offrir à ces enfants d'étudier le rudiment, et on pourra juger si la nature de l'enfant est d'être enfermé tout le jour pendant la belle saison, avec un entourage de livres et de pédants.

On réplique : ne faut-il pas qu'ils étudient dans le jeune âge, pour se rendre dignes du beau nom d'hommes libres, dignes du commerce et de la charte ? Eh ! quand ils étudieront par attraction et rivalités cabalistiques, ils en apprendront plus en cent leçons d'hiver, bornées à deux heures de séance, qu'en trois cent trente journées qu'on leur fait passer dans la réclusion nommée pensionnat.

3˚ Vice de fond dans l'emploi de la contrainte. L'enfant civilisé ne peut être façonné à l'étude qu'à l'aide des privations, des pensums, des fouets, des palettes de cuir. Depuis un demi-siècle seulement, la science, confuse de cet odieux système, a cherché à le farder par des procédés moins acerbes ; elle s'étudie à masquer l'ennui des enfants aux écoles, à créer un simulacre d'émulation chez les élèves, et d'affection pour les maîtres; c'est-à-dire qu'elle a entrevu ce qui devait être, mais elle n'a trouvé aucun moyen de l'établir.

L'accord affectueux des maîtres et élèves ne peut naître que dans le cas d'instruc¬tion sollicitée comme faveur : c'est ce qui n'aura jamais lieu en civilisation où tout l'enseignement est faussé par le contresens de placer la théorie avant la pratique, et par l'action simple ou perpétuité d'étude.

On trouve quelques enfants, tout au plus un huitième, qui acceptent l'instruction avec docilité, mais qui ne l'ont pas sollicitée. Les professeurs concluent de là que les sept huitièmes sont vicieux : c'est argumenter sur des exceptions prises pour règle; illusion habituelle chez tous les chantres de perfectibilité. Il est dans toutes les classes un huitième d'exception qui déroge aux habitudes générales, et qu'on peut aisément ployer à de nouvelles mœurs; mais le changement n'est réel qu'autant qu'il s'applique à la grande majorité, aux sept huitièmes, et c'est ce que ne font pas nos systèmes ; j'ai observé qu'ils n'amènent l'élève qu'à accepter et non pas solliciter l'enseignement. Quant aux sept huitièmes d'enfants formant la majorité, ils sont ce qu'ils ont été de tout temps, fort ennuyés de l'école et n'aspirant qu'à en être délivrés. J'ai vu et questionné des enfants sortant des écoles célèbres comme celle de Pestalozzi et autres, je n'ai trouvé en eux qu'une médiocre dose d'instruction, une grande insou¬ciance pour l'étude et les maîtres.

4˚ Vice de forme, méthode exclusive, opérant sur les élèves comme si leurs carac¬tères étaient tous uniformes.

J'ai décrit (IV, 279), une série de neuf méthodes auxquelles on pourrait en ajouter bien d'autres. Toutes sont bonnes, pourvu qu'elles sympathisent avec le caractère de l'élève, et ce ne serait pas trop d'une série de neuf ou douze méthodes sur lesquelles un enfant aurait l'option.

J'ai fait observer (tome IV, 281) que d'Alembert fut raillé lorsqu'il osa proposer, en étude de l'histoire, la synthèse inverse qui procède à contresens de l'échelle chrono¬logique ; elle remonte du présent au passé, par opposition à la synthèse directe qui va du passé au présent. On reprocha à d'Alembert de vouloir détruire le charme de l'histoire et porter la sécheresse mathématique dans les méthodes d'enseignement : étrange sophisme ! Aucune des méthodes ne porte la sécheresse; elles sont toutes fécondes, sauf application aux caractères faits pour les goûter. Si on ne présente pas aux enfants une série de méthodes à choix, beaucoup de caractères ne pourront pas prendre goût à l'étude. Les contrastes seraient fort goûtés : au livre adulateur, intitulé Beautés de l'histoire de France, qu'on oppose en parallèle un écrit sincère sur les duperies de la politique française, même sous Louis XIV et Bonaparte, deux règnes si homogènes; on verra l'étude des duperies séduire dix fois plus que celles des prétendues beautés.

J'ai donné sur l'enseignement harmonien, trois chapitres (tome II, 272 à 302); on peut les consulter pour la marche à suivre dans la phalange d'essai, où il faudra tenter l'approximation des méthodes concurrentes, malgré l'impossibilité de les employer pleinement au début.

5˚ Absence de ressorts en attraction matérielle. On a vu plus haut que nos métho¬des manquent du ressort affectueux ou spirituel; elles manquent de même des ressorts d'attrait matériel, l'opéra et la gourmandise appliquée.

L'opéra forme l'enfant à l'unité mesurée qui devient pour lui source de bénéfice et gage de santé ; il est donc la voie des deux luxes interne et externe, qui sont premier but en attraction ; il entraîne les enfants, dès le plus bas âge, à tous les exercices gymnastiques et chorégraphiques. L'attraction les y pousse fortement, c'est là qu'ils acquièrent la dextérité nécessaire dans les travaux des Séries passionnées, où tout doit s'exécuter avec l'aplomb, la mesure et l'unité qu'on voit régner à l'opéra ; il tient donc le premier rang parmi les ressorts d'éducation pratique du bas âge.

Sous le nom d'opéra je comprends tous les exercices chorégraphiques, même ceux du fusil et de l'encensoir. Les enfants sociétaires enchériront beaucoup sur nos ma¬nœuvres en ce genre; nous ignorons souvent les plus élémentaires, telle que la série de pas combinés; par exemple, chaque phalange forme pour le service divin, un corps de 144 figurants à pas gradués, savoir :


Thuriféraires fleuristes pas
Gymnasiens, 24. Gyninasiennes, 24. Le coupé.
Lycéens, 20. Lycéennes, 20. Le mi-plein.
Séraphins, 16. Séraphines, 16 Le plein.
Chérubins, 12. Chérubines, 12. Le doublé.


Ce nombre de douze douzaines convenant merveilleusement à la variété d'évo¬lutions, la procession religieuse sera beaucoup plus pompeuse dans un canton d'harmonie que dans nos grandes capitales où elle est fort mesquine, surtout à Paris.

Les évolutions chorégraphiques de l'encensoir, du fusil, de l'opéra, plaisent excessivement aux enfants; c'est pour eux une haute faveur que d'y être admis. L'opé¬ra réunit tous ces genres d'exercices, et c'est être ignorant sur la nature de l'homme, que de ne pas placer l'opéra en première ligne parmi les ressorts d'éducation du bas âge qu'on ne peut attirer qu'aux études matérielles.

L'éducation sociétaire envisage dans l'enfant le corps comme accessoire et coadjuteur de l'âme : elle considère l'âme comme un grand seigneur qui n'arrive au château qu'après que son intendant a préparé les voies; elle débute par façonner le corps, dans son jeune âge, à tous les services qui conviendront à l'âme harmonienne, c'est-à-dire à la justesse, à la vérité, aux combinaisons, à l'unité mesurée. Pour habi¬tuer le corps à toutes les perfections, avant d'y façonner l'âme on met en jeu deux ressorts bien étrangers à nos méthodes morales, ce sont l'opéra et la cuisine ou gourmandise appliquée.

L'enfant doit exercer
Deux sens actifs, goût et odorat, par la cuisine.
Deux sens passifs, vue et ouie, par l'opéra,

et le sens du tact dans les travaux où l'individu excelle.

La cuisine et l'opéra sont les deux points où le conduit l'attraction dans le régime des Séries passionnées : la magie de l'opéra et des féeries entraîne fortement le bas âge. Aux cuisines d'une phalange distribuées en mode progressif, l'enfant acquiert la dextérité, l'intelligence en menus travaux sur les produits de deux règnes auxquels il s'est intéressé dans les débats gastronomiques à table, et les débats agronomiques au jardin, aux étables : la cuisine est le lien de ces fonctions.

L'opéra est la réunion des accords matériels, on y en trouve une gamme com¬plète :

Intervention chorégraphique de tous âges et sexes.

1. Chant ou voix humaine mesurée.
2. Instruments ou sons artificiels mesurés.
3. Poésie ou pensée et paroles mesurées.
4. Pantomime ou harmonie du geste.
5. Danse ou mouvement mesuré.
6. Gymnastique ou exercices harmoniques.
7. Peintures et costumes harmoniques.
Mécanisme régulier, exécution géométrique.


L'opéra est donc l'assemblage de toutes les harmonies matérielles, et l'emblème actif de l'esprit de Dieu ou esprit d'unité mesurée. Or, si l'éducation de l'enfant doit commencer par la culture du matériel, c'est en l'enrôlant de bonne heure à l'opéra qu'on pourra le familiariser avec toutes les branches d'unité matérielle, d'où il s'élè¬vera facilement aux unités spirituelles.

Je n'ignore pas combien de dépenses et d'inconvénients causerait l'emploi de l'opéra dans l'éducation civilisée; ce serait un levier très dangereux : il convient peu de polir le peuple en régime d'industrie répugnante : mais autres temps, autres mœurs; il conviendra en harmonie que le peuple rivalise en politesse la classe opulente avec qui il se trouvera entremêlé dans les travaux. Un peuple grossier en ferait disparaître le charme; dès lors la 12e passion dite Composite manquerait d'essor.

L'opéra n'étant parmi nous qu'une arène de galanterie, un appât à la dépense, il n'est pas étonnant qu'il soit réprouvé par les classes morales et religieuse ; mais il est, en harmonie, une réunion amicale, il ne peut donner lieu à aucune intrigue dangereuse entre gens qui se rencontrent à chaque instant dans les divers travaux des Séries industrielles (IV, 76),

L'opéra si dispendieux aujourd'hui, ne coûte presque rien aux harmoniens ; chacun d'eux s'y entremet pour la construction, les machines, la peinture, les chœurs, l'orchestre, les danses ; ils sont tous dès le bas âge maçons, charpentiers, forgerons, par attraction. Chaque phalange, sans recourir aux cohortes vicinales et aux légions de passage, aura environ 1200 à 1300 acteurs à fournir, soit en scène, soit à l'orchestre et aux mécaniques. Le plus pauvre canton sera mieux monté en opéra que nos grandes capitales. C'est à l'habitude générale de la scène que les harmoniens devront, en grande partie, l'unité de langage et de prononciation réglée en congrès universel.

Résumant sur les voies et moyens de l'enseignement harmonien, j'observe qu'il emploie la pratique longtemps avant la théorie, et que cette pratique repose sur deux séries de genre contenant chacune beaucoup de séries d'espèces (102).

L'opéra fournissant d'amples séries en musique, danse, peinture, etc. (Voyez plus haut ses neuf divisions.)

La Cuisine, également pourvue de séries en tout genre, ustensiles, batterie, méca¬nique; tout le matériel est distribué par séries dans l'immense cuisine d'une phalange; par exemple, on peut bien y compter sept degrés de broches, depuis celles où rôtissent les plus grandes pièces, jusqu'aux brochettes de petits oiseaux qui occupent déjà quelques bambins exercés. Quant à la préparation, j'ai observé (183) qu'elle peut entretenir une soixantaine de séries bien intriguées et d'exercice permanent.

Mais comment l'enfance prendra-t-elle parti à ce travail de cuisine, si elle n'est pas stimulée par des débats gastronomiques sur les préparations culinaires, ces débats ne pourront s'établir qu'autant qu'on exercera l'enfant dès le plus bas âge aux raffine¬ments de gourmandise, penchant dominant chez tous les enfants. Il suffira donc, après avoir bien formé les séries en tout genre, d'abandonner les enfants à l'attraction; elle les portera d'abord à la gourmandise, aux partis cabalistiques sur les nuances de goûts; une fois passionnés sur ce point, ils prendront parti aux cuisines, et du moment où les cabales graduées s'exerceront sur la consommation et la préparation, elles s'étendront dès le lendemain aux travaux de production animale et végétale, travaux où l'enfant arrivera fort des connaissances et prétentions écloses tant aux tables qu'aux cuisines. Tel est l'engrenage naturel des fonctions. On peut consulter sur ce sujet les chapitres des amorces que trouve l'enfant aux cuisines sériaires (IV, 102 à 115), .es cultures enfantines de l'harmonie (IV, 94), de l'éducation harmonique des animaux (IV, 84), et tout le traité d'éducation harmonienne (IV, 1 à 303).

Je devrais un article sur les instituteurs civilisés, qui ont eu l'art de se placer au dernier rang en civilisation, où ils font un métier de forçats mesquinement rétribués, et courbés sous toutes les espèces de jougs. Le sacerdoce tombe dans le même écueil ; à part quelques évêques et un très petit nombre de favoris, la masse des curés et vicaires végète dans un état voisin du dénuement, et sans moyens d'avancement. Combien ces deux classes ont besoin de stimuler un homme à l'essai du régime soci¬taire, où elles vivront dans la grande opulence! (Voyez IV, 272.)


Chapitre XXIV

Éducation de l’enfance mixte

Nous en sommes à la partie délicate de l'éducation, à l'âge de transition amou¬reuse, point sur lequel échouent toutes nos méthodes répressives qui ne savent établir en relations d'amour que l'hypocrisie universelle, dès le début comme dans tout le cours de la vie galante.

Il est fatigant d'avoir sans cesse des reproches d'impéritie à adresser aux sciences; mais il est force d'en redoubler la dose en affaires d'amour où elles se montrent plus inhabiles qu'en toute autre partie.

Sur les abus de l'administration, de la finance, de la chicane, les philosophes ont du moins essaye quelques antidotes; mais rien en amour, où ils doivent pourtant être confus de leur ouvrage, car ils n'y ont établi que la fausseté générale et la rébellion secrète aux lois; l'amour n'ayant pour se satisfaire d'autre voie que la fausseté, il devient un conspirateur permanent qui travaille sans relâche à désorganiser la société, fouler tous les préceptes.

La nécessité d'abréger me réduit ici à donner seulement le sommaire du sujet qui est exposé assez amplement au Traité (IV, 2 17). J'y ai prouvé que la civilisation n'a sur l'amour que des lois inexécutables (IV, 241 ; III, 60; III, 96), assurant partout l'impunité à l'hypocrisie, protégeant les infracteurs en raison de leur audace.

Au lieu de ces scandales qu'engendre la législation coercitive des civilisés, il faut que l'harmonie sache, d'une pleine liberté en premier amour, faire naître :


1. L'entraînement de divers âges à l'industrie.
2. La concurrence de bonnes mœurs entre les sexes.
3. La récompense aux vertus réelles.
4. L'emploi de ces vertus au bien public, dont elles sont isolées en civilisation.


Attirer à l'industrie les deux âges opposés, celui au-dessous et celui au-dessus de la puberté, tel est le plus important des rôles réservés aux premiers amours de l'état sociétaire. On y organise, dans la tribu des jouvenceaux et jouvencelles, deux cor¬porations qui forment, comme les petites hordes et les petites bandes, concurrence d'instincts et de sexes. Je donne à ces deux corps les noms de


VESTALAT, contenant 2/3 vestales 1/3 vestels.
DAMOISELLAT, contenant 1/3 damoiselles 2/3 damoiseaux.


Le corps du vestalat pratique la chasteté jusqu'à un âge convenu, 18 ou 19 ans. Le corps du damoisellat se livre plus tôt à l'amour : l'option est libre à chacun, l'on peut s'engager à volonté dans l'un ou l'autre corps, et en sortir à volonté ; mais il faut, tant qu'on y figure, en observer les coutumes : virginité au vestalat, fidélité au damoisellat. Les harmoniens ont sur ce point des garanties suffisantes, même sur la fidélité des hommes, plus suspecte encore que celle des femmes.

Les jeunes gens ont peu d'inclination à imiter le chaste joseph; il est dans l'ordre qu'ils soient en minorité au corps du vestalat ; encore faudra-t-il que ce corps présente de grands avantages, pour qu'un jeune homme se soumette jusqu'à 18 ou 19 ans à une chasteté bien constatée. Dissertons sur ces avantages que présentera le rôle vestalique, et répétons que les usages que je vais décrire ne pourront pas s'établir au début de l'harmonie ; on ne les introduira partiellement qu'au bout de 10 ans, et pleinement qu'au bout de 40 ou 50 ans, lorsque la génération élevée dans l'ordre civilisé sera éteinte.

En général, ce sont les caractères de forte trempe qui optent pour le vestale et s'y maintiennent jusqu'au terme ; les caractères de nuance douce préfèrent communément le damoisellat ou précocité en exercice amoureux. Pour la décence, une jeune fille, sortant du chœur des gymnasiennes, commence d'ordinaire par entrer au vestalat et y passer au moins quelques mois.

Les damoiselles et damoiseaux qui ont cédé à la tentation sont obligés de déserter les assemblées matinales de l'enfance; car fréquentant l'une des salles de la cour galante qui tient séance de 9 à 10 heures du soir, ils ne pourraient pas se lever de bonne heure, comme l'enfance et le corps du vestalat qui se couchent à 9 heures en hiver. Par suite de cette désertion et d'autres incidents, le corps damoisel est décon¬sidéré parmi l'enfance qui ne révère que le corps vestalique. Toutes les jeunes tribus ont pour les vestales l'affection qu'on a pour un parti resté fidèle après une scission. Les petites hordes envisagent les damoiseaux comme les anges rebelles de Satan, elles escortent le char des hautes vestales.

Les tribus supérieures, âgées de 20, 30, 40 ans, ont pour la vestalité et virginité réelle une considération fondée sur d'autres motifs; en sorte que le corps vestalique réunit au plus haut degré la faveur de l'enfance et de l'âge viril. C'est un ressort très précieux pour le succès de l'industrie locale et des travaux d'armée.

La chasteté des vestales et vestels est d'autant mieux garantie qu'ils sont pleine¬ment libres de quitter le corps en renonçant aux avantages du rôle : d'ailleurs cette chasteté qui dure tout au plus jusqu'à 19 OU 20 ans, peut finir légitimement à 18 et 17 ans, si le sujet trouve une alliance convenable dans son séjour aux armées dont je parlerai plus loin.

Les logements vestaliques sont disposés de manière à donner pleine garantie sur les mœurs secrètes : la civilisation n'a de garantie que sur les mœurs visibles. La corporation vestalique ne peut occuper que deux quartiers affectés à chacun de ses deux sexes. On ne voudrait pas se fier aux pères et mères sur cette surveillance; ils sont trop aveugles sur les manœuvres de qui sait les flatter. Du reste les vestales et vestels ne sont point en réclusion hors l'heure du coucher; la fréquentation journalière du monde est indispensable pour les vestales, obligées de suivre leurs travaux habituels dans vingt ou trente groupes d'un et d'autre sexe.

Elles ont leurs séances de cour et leurs poursuivants titrés. Les vestels ont aussi leurs poursuivantes. Le titre de poursuivant admis procure l'avantage d'être reçu, à la prochaine campagne, dans l'armée où figurera la personne courtisée. Ce titre est concédé par le corps vestalique, assisté de dignitaires féminins et masculins de la cour d'amour. Si c'est un homme qui postule, sa conduite est scrutée; on ne lui fait pas un crime de l'inconstance, car elle a son utilité en harmonie; mais on examine si dans ses liaisons il a fait preuve de déférence et de loyauté avec les femmes. Ceux qu'on appelle en France d'aimables roués, faisant trophée de duper le sexe faible, seraient refusés, et de même ces aigrefins moraux, dont la feinte discrétion n'est qu'une ruse pour enjôler femmes et filles : ces cafards sentimentaux sont souvent pires que les roués ; ceux-ci ne cherchent que le plaisir, les autres en veulent à la bourse; leurs vertus ne sont qu'une comédie pour happer une riche héritière. Il est inutile d'ajouter qu'une femme sera soumise au même examen, si elle sollicite le titre de poursuivante d'un vestel ; on n'admettrait pas celle qui aurait fait de ses charmes un trafic direct, ou indirect selon la mode civilisée, qui alloue le titre d'honnêtes et comme il faut à des femmes aussi vénales que les courtisanes.

De beaux esprits vont répondre : « On laissera vos réunions vestaliques s'il y règne tant de bégueulerie. Quel homme voudra se faufiler avec un comité de femmes qui se donneraient les airs de censurer en plein conseil ses actions, ses habitudes, son caractère ? Le vaudeville ferait justice de leur prudotte synagogue. » Voilà des objections de civilisé; mais en harmonie un homme ne trouverait pas son compte à être mal dans l'opinion des vestales; il serait le lendemain rayé du testament d'une cinquantaine de vieillards de qui il attend des legs et portions d'hoirie. (Voyez section Ve, les Hoiries disséminées.) La vieillesse fondera son bien-être et ses plaisirs sur l'appui de quatre corporations, vestales, petites hordes, fakiresses et fées sympa¬thistes ; et comme elle ne sera pas tentée de retomber à la triste condition des vieillards civilisés, elle saura bien protéger les quatre appuis de son bonheur. D'ailleurs, le lustre des vestales sera fondé sur le besoin d'idolâtrie qui est une passion de tous les âges.

Les Romains, à part leur atrocité envers les vestales séduites, eurent une idée heureuse en faisant de ces prêtresses un objet d'idolâtrie publique, une classe intermé¬diaire entre l'homme et la divinité. Les harmoniens leur confient de même la garde du feu sacré, non pas d'un feu matériel, objet de vaine superstition, mais du feu vraiment sacré, celui des mœurs loyales et généreuses et de l'Attraction industrielle.

Chez des jeunes filles de 16 à 18 ans, rien ne commande mieux l'estime qu'une virginité non douteuse, un dévouement ardent aux travaux utiles et aux études. Quant aux travaux, les vestales sont coopératrices des petites hordes, excepté pour le genre immonde; mais lorsqu'on sonne le ban d'urgence, comme pour enlèvement de récolte par imminence d'orage, le corps vestalique et les petites hordes sont les premiers au poste.

Chaque phalange s'efforce de produire les plus célèbres vestales, et pour mettre en évidence les divers genres de mérite, on les distingue en vierges :


1˚ D'apparat ou beauté. 2˚ De talent.
3˚ De charité ou dévouement. 4˚ De faveur.


Sur cet assortiment, les moralistes diront qu'on ne doit rien donner à la faveur; c'est en ne lui accordant rien que nos lois aboutissent à lui tout donner. Il faut, avec la faveur, agir comme avec le feu, à qui on fait sa part dans un incendie, afin qu'ils ne dévore pas tout. L'harmonie aura même des trônes, donnés spécialement à la faveur. Ceux qui prétendent l'exclure sont bien ignares en mécanique de passions.

Chaque mois les vestales élisent un quadrille de présidence qui occupe le char dans les cérémonies, et fait aux jours de gala les honneurs de la phalange, dans les repas et assemblées d'étiquette. Lorsqu'un monarque y arrive, on se garde bien de l'obséder comme chez nous par un envoi de discoureurs glacials, pérorant sur les beautés du commerce et de la charte, sur leurs transports d'amour pour les pensions et les sinécures. Au lieu de cette escorte insipide, chaque phalange lui députe ses plus aimables vestales qui vont le recevoir aux colonnes du territoire, ou ses vestels si c'est une princesse.

Lors du rassemblement d'une armée, ce sont les vestales qui lui remettent l'oriflamme et qui y tiennent le premier rang dans les fêtes, comme dans les séances d'industrie : la réunion des plus fameuses vestales est une des amorces qui attirent les jeunes gens à ces armées, où le travail, exécuté sous tente mobile, n'a rien de fatigant. Comme on y donne chaque soir des fêtes magnifiques, on n'a pas besoin d'y amener les jeunes gens la chaîne au cou, à l'instar de nos conscrits fiers du beau nom d'hom¬mes libres. L'armée industrielle étant composée par tiers de bacchantes, bayadères, fakiresses, paladines, héroïnes, fées, magiciennes, et autres emplois féminins, on trouve pour ce service beaucoup plus de jeunes gens et de jeunes femmes qu'on n'en veut. C'est pourquoi l'admission est une récompense, et les vestales sont le premier corps qui doit y participer. On y admet toutes celles qui sont à leur deuxième année et même à la première en cas que la phalange y voie matière à spéculation.

L'un des services rendus par le corps vestalique, est de faire briguer l'admission à l'armée : là se décident les choix et unions avec les poursuivants ou avec des monar¬ques de divers degrés, masculins et féminins, qui viennent à l'armée pour y faire choix d'une épouse ou d'un époux à leur goût; car les monarques ne sont pas esclaves en harmonie comme en civilisation où on les marie oppressivement, selon la mode chinoise, à femme ou homme qu'ils n'ont jamais vu.

Recommandé par tous les titres à la faveur de l'enfance et de l'âge mûr, il n'est pas étonnant que le corps vestalique soit l'objet d'une idolâtrie sociale, d'un culte semi-religieux. Le genre humain aime à se créer des idoles (IV, 236), et par suite de ce besoin général, le corps vestalique devient en masse l'idole de la phalange : il a rang de corporation divine, ombre de Dieu. Les petites hordes qui n'accordent le premier salut à aucune puissance de la terre, inclinent leur drapeau devant le corps vestalique, révéré comme ombre de Dieu, et lui servent de garde d'honneur.

Les plus belles carrières ouvertes à cette corporation sont les sceptres gradués et l'hérédité princière ; j'en vais donner une définition succincte.


1˚ Les sceptres gradués. L'harmonie en a de tous degrés, depuis les couples ré¬gnant sur une seule phalange, jusqu'à ceux qui règnent sur le globe entier : cette échelle nécessaire en équilibre de passions, forme 13 degrés de souveraineté (12 et le pivotal, voyez II, 376).

Si dans chacun des 13 degrés l'on n'établissait qu'un couple de monarques, ce serait exciter les fureurs de l'ambition, comme dans l'état civilisé ; il faudra pour satisfaire cette passion, au moins seize et peut-être vingt-quatre couples de souverains dans chacun des 13 degrés.

Encore, parmi Ces Couples, établit-on des règles très distinctes, de manière que le sexe masculin n'empiète pas sur les attributions du féminin ; qu'une Reine, une Impératrice, une Césarine, une Omniarque, ne soient pas souveraines de nom et escla¬ves de fait, comme en civilisation où elles n'ont ni commandement, ni pouvoir positif ; elles sont réduites au rôle servile de SOLLICITEUSES, rôle que dédaigne¬raient des femmes harmoniennes élevées au véritable honneur, à la vraie liberté. Chez nous madame la présidente ne préside rien, madame la maréchale ne commande rien, leur rang n'est qu'une fumée honorifique. Une harmonienne exerce les fonctions qu'indique son titre; une présidente préside tel conseil, telle cour ; une maréchale commande telle armée. Les femmes figurant en tiers aux armées industrielles, si la réunion est de 300 000 légionnaires, il s'y trouve 100 000 femmes, bacchantes, bayadères, paladines, fées, magiciennes, etc., qui ne veulent point d'hommes pour les commander; elles ont leurs maréchales et officières de tous degrés.

Il en est de même dans les 16 couples de souveraineté échelonnée en 13 degrés; sur ces postes, dont 14 Sont électifs, l'un appartient au corps vestalique. Ainsi une vestale, pendant la courte durée de sa chasteté, peut être élue en degré suprême, OMNIARQUE du globe, ou


En 1er degré AUGUSTE, régnant sur un tiers du globe ;
2e degré CÉSARINE, sur un 12e du globe ;
3e degré IMPÉRATRICE, sur un 48e environ ;
4e degré CALIFE, sur un 144e environ ;
5e degré SOUDANE, sur un 576e environ ;
6e degré REINE, sur un 1728e environ ;
7e degré CACIQUE, sur un 6912e environ.


Ces divers sceptres comportent de beaux traitements et offrent de vastes chances de gloire à une vestale. Les sceptres de 8e, 9e, le, 11e, et 12e degrés devenant trop nombreux, n'ont de traitement que celui des frais qui sont presque insensibles, malgré le faste énorme des dignitaires .


2˚ L'hérédité princière, le rôle de génitrice choisie par un prince de l'un des 13 degrés.

Les princes en titre familial, qui sont les mêmes que nos rois et seigneurs actuels, se rendent à l'armée pour y faire choix d'une génitrice, ou d'un géniteur si c'est une princesse. D'ordinaire c'est aux vestales et vestels qu'ils donnent la préférence, quoique bien libres dans leurs Choix. (Voyez Ve section, aux Harmonies de paternité, pourquoi ils sont tenus d'aller faire le choix à l'armée, et comment cette formalité favorise leurs passions, en leur donnant la double faculté de choix d'une épouse et d'un successeur, deux libertés dont nos monarques civilisés sont dépouillés.) Le titre de génitrice peut conduire au titre d'épouse de souverain, si la vestale devient mère : nos rois font cette distinction, rompent un mariage stérile. Il faudrait de longues explications sur cet ordre que la phalange d'essai ni la génération présente n'auront pas besoin de connaître (IV, 238).

Remarquons que le rôle vestalique doit, comme tout autre, donner cours aux trois Passions dites Cabaliste, Papillonne et Composite. Il doit compenser quelques retards en amour par des chances de lustre immense et de haute fortune : à défaut, il ne serait plus rôle passionné, mais poste moral, fastidieux, accablant, comme celui de nos demoiselles, réduites à être toutes philosophes, à modérer leurs passions, étouffer leurs penchants affectueux, sans aucune indemnité pour cette pénible privation.

Au tableau des honneurs accordés en harmonie à la virginité, il conviendrait de joindre un parallèle des mépris qu'elle recueille en civilisation, où la faveur n'est que pour le simulacre de virginité, pour les jongleries de libertines qui, dans le cours de plusieurs liaisons galantes, ont appris l'art de traire les hommes, imposer aux dupes, et se faire des prôneurs parmi les aigrefins qui dirigent l'opinion (IV, 241).

Quel encouragement trouve parmi nous une fille décente à conserver sa virginité au-delà de seize ans ? Si elle est pauvre, elle n'enjôlera pas les épouseurs, tous bons arithméticiens, sachant que les vertus ne sont pas des provisions pour le ménage. Ses parents seront réduits à spéculer sur quelque sexagénaire ou quelque dévergondé qui la prostituera par spéculation; elle ne trouvera pas même un honnête homme de moyen âge; sa beauté deviendra un sujet d'inquiétude maritale, sa vertu sera suspectée pour l'avenir.

Jouit-elle d'une fortune moyenne ? elle sera pendant longtemps l'objet d'un sordide négoce entre les courtiers et courtières de mariage, puis enfin livrée à quelque homme pétri de vices, car il y a beaucoup plus de mauvais maris que de bons.

Si elle chôme dix ans sans époux, elle est en butte au persiflage public : dès qu'elle atteint vingt-cinq ans, on commence à gloser sur sa virginité comme denrée suspecte ; et pour prix d'une jeunesse perdue dans les privations, elle recueille, à mesure qu'elle avance en âge, une moisson de quolibets dont toute vieille fille est criblée; injustice bien digne de la civilisation ! elle avilit le sacrifice qu'elle a exigé : ingrate comme les républicains, elle paie le dévouement des jeunes filles par des outrages et des vexations. Faut-il s'étonner après cela qu'on ne trouve chez toute demoiselle peu surveillée, qu'un masque de chasteté ; que le simulacre d'une obéis¬sance dont toute vierge serait punie dans sa vieillesse, par l'opinion même qui exige le sacrifice de sa belle jeunesse au préjugé !

Quoi de plus inutile qu'une virginité perpétuelle ! c'est un fruit qu'on laisse corrompre au lieu de s'en nourrir : monstruosité digne de cet ordre civilisé qui prétend à la sagesse et à l'économie ! Et quand on garantirait à la fille décente un mariage pour prix de sa chasteté, sera-ce une récompense ? elle risque fort de rencontrer un mari brutal, quinteux, joueur, débauché ; une honnête fille a rarement assez de finesse pour discerner les hypocrisies de ses prétendants, leur délicatesse fardée, dont une femme un peu manégée ne serait pas dupe : d'ailleurs s'il y a un bon parti en homme, il sera enlevé par quelque intrigante exercée à l'art d'ensorceler des amants; la fille décente y échouera, elle n'obtiendra qu'un stérile tribut d'estime, et vieillira dans le célibat.

Je devrais ici un chapitre spécial sur les vestels, un autre sur les damoiselles et damoiseaux ; mais on veut un abrégé qui ne peut se faire qu'en franchissant beaucoup d'articles nécessaires : ceux qui touchent aux relations d'amour ne peuvent pas être effleurés, ce sont des sujets qui de prime abord blessent le préjugé; il faut donc les traiter à fond, pour démontrer que l'indécence, l'hypocrisie et les mauvaises mœurs sont du côté des coutumes civilisées; et que les coutumes d'harmonie, quoique choquantes au premier aperçu, font naître toutes les vertus que rêve inutilement la civilisation.

J'ai dû disserter préférablement sur le régime de l'enfance harmonienne, parce que les dispositions dont il se compose ne contredisent que des systèmes, et rarement des préjugés ; par exemple, si je décris les fonctions de bonnins et bonnines, de mentorins et mentorines, faisant éclore les vocations industrielles de l'enfant, le dirigeant au mieux dans les voies de santé, de fortune, d'émulation, de bonnes mœurs, et sans frais, tout père à cette lecture s'écrie : Voilà ce que je voudrais pour mes enfants; mais si j'entreprends le décrire des coutumes amoureuses autres que la vestalité, des moralistes hargneux vont crier que je blesse les convenances: elles seront néces¬sairement blessées dans tout parallèle; par exemple dans celui des mariages vestali¬ques avec les mariages civilisés, où la morale n'établit que des coutumes indécentes et scandaleuses : l'union des conjoints est précédée de cérémonies obscènes appelées noces, où l'on entremet les calembourgeois et les ivrognes du quartier, qui viennent godailler, dégoiser quelques bordées de mauvaises plaisanteries sur la mariée.

Ces coutumes de dévergondage ne sauraient convenir à une société décente com¬me celle des vestales ; elles ont des méthodes pour consommer les unions avant d'en informer les calembourgeois et les ivrognes qui ne l'apprennent que le lendemain, lorsqu'il ne reste plus de marge, ni pour leurs éternels jeux de mots, ni pour leur goinfrerie morale.

VESTELS. On ne commettra pas, en harmonie, l'inconséquence de créer des vestales sans créer des vestels ; ce serait imiter la contradiction de nos coutumes qui prescrivent la chasteté aux filles et tolèrent la fornication chez les garçons. C'est provoquer d'un côté ce qu'on défend de l'autre : duplicité digne de la civilisation.

Quelle sera la classe de jeunes gens qui prendront parti au vestalat ? ce seront ceux qui, comme le fils de Thésée, entraînés par des fonctions actives, inclinent peu à l'amour. Si la chasse à elle seule, suffisait pour distraire Hippolyte de l'amour, que sera-ce d'un ordre social où tout jouvenceau sera préoccupé d'une trentaine d'intrigues industrielles et ambitieuses, plus intéressantes que n'est le médiocre plaisir de la chasse ?

Il est pour la vestalité masculine bien d'autres chances; d'abord l'amour pour une vestale dont on est poursuivant, et par suite admissible avec elle aux grandes armées. Les armées sont de douze degrés en harmonie; et une campagne vestalique y est comptée pour double, même aux poursuivantes de vestels. Douze campagnes donnent le rang de paladin et paladine, officiers de l'unité universelle.

Les vestels tant soit peu distingués, ont aux armées une belle chance d'alliance monarcale ; ils peuvent être choisis par quelque haute souveraine, comme géniteurs d'héritiers titulaires, et parvenir au titre d'époux, s'il survient progéniture vivante. Qu'une souveraine perde son héritière, elle vient aux armées choisir un géniteur; et c'est d'ordinaire sur un vestel que porte son choix.

La virginité des vestels sera applaudie même des femmes, qui aujourd'hui s'en moqueraient ; elles spéculeront bien différemment des dames civilisées qui, incer¬taines des jouissances futures, se pressent d'user les jeunes gens. On pourra voir à l'article Fakirat, que les femmes harmoniennes ont des moyens décents de pourvoir à leurs plaisirs, et que l'essor de passions est assuré dans cet ordre à tous les âges, dans chaque sexe.

Rappelons que ces coutumes qui, à la lecture, peuvent sembler romantiques, ont pour but de quadrupler la richesse effective, de vingtupler et quarantupler la richesse relative, en faisant coopérer l'amour, dans toutes ses variétés, au progrès de l'indus¬trie. La richesse s'élèvera en proportion du libre essor de toutes les passions; c'est pour cela que les vieillards qui, en harmonie, aimeront les richesses et les plaisirs plus qu'on ne les aime à présent, seront les premiers à demander l'établissement de la liberté amoureuse, à l'époque où l'harmonie sociétaire sera parvenue au degré néces¬saire pour fonder régulièrement ce genre de liberté, l'étayer de tous les contrepoids qui peuvent le garantir d'abus dans les divers âges, et le coordonner en tous sens au soutien de l'industrie. Ces contrepoids se composent d'un grand nombre de corpo¬rations dont je ne peux pas traiter, et qui établissent la concurrence des instincts et des sexes.

D'autre part les vieillards s'apercevront bien vite qu'ils sont les dupes du régime coercitif et des astuces de civilisation. Les lois civilisées ayant été de tout temps l'ouvrage de la vieillesse, il est bizarre qu'elle les ait faites entièrement à son désa¬vantage, et que nos vieillards aient organisé les amours et les relations de famille de manière à se faire haïr, persifler et pousser dans la tombe par la jeunesse; quelques rares exceptions confirment la règle : on voit, je le sais, des familles où les enfants ne souhaitent pas la mort des vieillards; mais combien cette affection est rare, surtout parmi le peuple ! Or, je ne peux pas, dans cet Ouvrage, supprimer, en faveur de que¬lques gens vertueux, la critique des vices généralement régnants.

Je reviendrai sur ce sujet; car nous aurons sur l'amour un grand problème à résoudre, celui de procurer aux pères et mères les jouissances de paternité dont ils sont presque entièrement privés dans l'état civilisé, en dépit des illusions dont ils se repaissent. Les harmonies de paternité étant intimement liées avec celles d'amour, il faudra traiter simultanément les deux sujets, et d'abord expliquer les harmonies de famille convoitées par tous les pères civilisés qui sont loin d'y parvenir : lorsqu'ils auront été convaincus que les accords d'amour et de famille sont inséparables, ils deviendront tolérants sur les innovations en régime amoureux, sans lesquelles il leur est impossible d'atteindre aux jouissances de famille où ils voudraient placer leur bonheur. Je renvoie à la cinquième section pour dissiper leurs illusions et leur dupe¬rie, bien expliquées (III, 60 et 96). Il n'est pas de classe plus froissée et plus fondée à se plaindre de la civilisation.


Résumé de la théorie exposée

Plus le sujet est neuf et éblouissant, plus il est nécessaire d'aider le lecteur par de fréquentes récapitulations, et de l'affermir sur les principes qu'il oublie facilement pour se rallier aux préjugés moraux dont il est imbu.

On a vu qu'en fait de principes ma théorie est UNE, et invariable dans tous les cas; quelque problème qui se présente sur l'accord des passions, je donne toujours la même solution : former des séries de groupes libres, les développer selon les trois règles d'Échelle compacte, Exercice parcellaire et Courtes séances (chap. VI), afin de donner cours aux trois Passions, CABALISTE, COMPOSITE et PAPILLONNE qui doivent diriger toute Série passionnée (chap. V).

Voilà la règle bien précise pour la formation et le développement des séries ; quant à leur but, j'ai dit qu'elles doivent établir partout la concurrence des sexes et des instincts ; j'ai appliqué cette méthode aux divers âges de l'enfance et aux fonction¬naires de l'enfance, depuis le berceau jusqu'à la puberté.

Telle est ma réponse aux détracteurs qui accusent ma théorie d'obscurité, en disant : on ne conçoit pas comment marcheront toutes ces séries. La règle est UNE pour toutes ; et quand nous en viendrons au problème le plus important, qui est la répartition satisfaisante aux trois facultés de chacun, capital, travail, talent, je suivrai constamment le même procédé, l'emploi de séries passionnées conformes aux règles précitées.

J'ai dû appliquer ma théorie à l'enfance, parce qu'elle ne connaît pas les deux pas¬sions amour et paternité (affectives mineures) qui, dans le cours des première et deuxième générations, seront moins susceptibles d'harmonie et ne s'y ploieront que par degrés. Le lecteur est choqué à l'idée de liberté amoureuse d'où résulterait un mélange d'enfants de diverses branches ; pour le désabuser sur ses préventions à cet égard, il faudrait une théorie très étendue que je ne veux pas effleurer ; elle prouvera que le régime civilisé engendre tous les vices qu'on redoute de la liberté d'amours, et que cette liberté appliquée à une phalange de Séries passionnées, sera le préservatif de tous les désordres qu'elle produirait en civilisation.

On a vu que les dix autres passions s'harmonisent chez les enfants par la pleine liberté, jointe au développement par séries de groupes libres ; si les deux passions amour et paternité n'étaient pas applicables à ce régime de libre essor en série, il y aurait duplicité dans le système de Dieu ; il aurait destiné dix passions à jouir de la liberté dont deux seraient exclues, et il commettrait le contresens d'appliquer la liberté aux enfants, et l'oppression aux pères, aux âges pubères.

J'ai dit que la méthode civilisée conduit à tous les écueils qu'elle veut éviter en relations d'amour et de famille ; appliquons la thèse aux quatre âges, en nous bornant à signaler pour chaque âge un écueil entre cent.


1˚ Âge impubère. Il est privé de la garantie de paternité. La statistique de Paris nous présente un tiers des hommes reniant et abandonnant leurs enfants ; sur 27 000 naissances, on compte au-delà de 9 000 bâtards délaissés ; et cependant Paris est le centre des lumières morales et des perfectibilités perfectibilisantes. S'il existait partout autant de perfectibilité qu'à Paris, on verrait partout le tiers des enfants condamné à l'abandon.

2˚ Âge adolescent. L'ordre civilisé le rend victime des maladies syphilitiques; fléau qui cesserait au bout de quatre à cinq ans de quarantaine générale dont l'ordre sociétaire est seul susceptible. Les coutumes civilisées habituent tellement la jeunesse à la fausseté, qu'elle se fait un jeu de répandre ces maladies, dont le danger oblige toute personne prudente à s'isoler du monde galant.

3˚ Âge viril. Il est trompé à son tour sur la fidélité des femmes qu'il a trompées précédemment : elles usent de représailles; et si dans Paris, foyer de la morale, on voit chaque année 9 000 pères abandonner leurs enfants, la vengeance des mères doit être en même rapport, et sur 27 000 naissances, 9 000 femmes adjugeront au mari ou à l'amant un enfant qui ne sera pas de lui : c'est réciprocité de lésion pour les enfants, les pères et les mères.

Le résultat présente :

9 000 enfants frustrés de l'appui paternel,
9 000 mères frustrées de l'appui marital,
9 000 pères frustrés de la réalité de progéniture et chargés des enfants d'autrui, après abandon des leurs.


4˚ Âge avancé. Les vieillards, après l'âge d'amour, conçoivent le plaisant projet de se concentrer dans les affections familiales au sein de leurs tendres enfants et neveux élevés selon les saines doctrines; ils ne trouvent en ce genre d'affection que duperie et simulacre de réciprocité. C'est leur fortune qu'on considère et non pas eux. Pour s'en convaincre, il faudrait qu'ils parvinssent à s'introduire dans les réunions secrètes où les amants et maîtresses glosent sur les parents ; ils s'y verraient traités comme des Harpagons ridicules ou des Argus incommodes ; ils entendraient le comité galant accélérer par ses vœux l'instant où on pourra jouir d'une fortune dont ils ne savent pas jouir, si l'on en croit la jeunesse.

On va répondre que les familles honorables sont à l'abri de ces orgies secrètes : oui, tant que la contrainte y règne ; mais dès que les pères et les Argus sont morts ou absents, l'orgie s'établit à l'instant, et souvent même du vivant des pères ; car les jeunes gens persuadent au père qu'ils ne viennent point pour séduire les demoiselles, qu'ils sont de vrais amis de la charte et de la morale; d'autre part ils persuadent à la mère qu'elle est aussi jeune que ses filles, cela est quelquefois vrai. À l'appui de ces deux arguments, ils organisent dans la maison une orgie masquée. Le père entrevoit la manigance, il essaie de regimber ; mais sa femme lui prouve qu'il n'a pas le sens commun, il finit par se taire.

Et lors même que les pères savent éviter ce trébuchet, ne tombent-ils pas dans vingt autres disgrâces, dans un cercle vicieux de sottises morales ? Ici c'est une fille obéissante, une victime qui tombe malade et meurt par besoin d'un lien que la nature exige ; là c'est un enlèvement ou une grossesse qui déjoue tous les calculs des parents; ailleurs c'est une séquelle de filles sans dot, que le père porte sur les épaules; pour s'en débarrasser, il ferme les yeux sur les allures des plus belles, afin qu'elles en finissent de lui demander de l'argent pour leurs chiffons; il jette les moins belles dans une prison perpétuelle en leur disant qu'elles seront bien heureuses, qu'elles seront avec Dieu. Plus loin c'est un mariage d'attrape qui ramène à la charge du père une fille et sa jeune famille ruinée ; il croyait avoir placé un enfant, c'est tout le contraire, il en a une demi-douzaine de plus.

On citerait par centaines ces disgrâces paternelles et conjugales (voyez III, 60 et 96), auxquelles la morale, toujours gasconne, oppose quelques exceptions, quelques ménages heureux qui servent à prouver que le bonheur pourrait exister, mais que l'immense majorité des ménages en est privée dans l'état civilisé : les pères comme les enfants y sont en fausse position, le bon ordre n'y repose que sur une contrainte plus ou moins masquée; or la contrainte étouffe les affections; elle les réduit à un simu¬lacre de liens. Les pères n'obtiendront la réalité que dans un ordre conforme au vœu de la nature dont les moralistes n'ont jamais voulu faire aucune étude en amour; voici un exemple récent de leurs bévues sur cette passion.

On vantait beaucoup un pensionnat d’Yverdun en Suisse., dont on promettait des merveilles, parce qu'il était dirigé par le célèbre PESTALOZZI aidé du célèbre KRUSI et du célèbre BUSS, qui élevaient les jeunes gens d'un et d'autre sexe selon la méthode intuitive. Il arriva que cette jeunesse, peu satisfaite de la méthode intuitive, y joignit en secret la méthode sensitive ; de là résulta un galimatias épouvantable, quan¬tité de demoiselles enceintes du fait des maîtres d'études ou des jeunes élèves, au grand désappointement des trois maîtres célèbres qui, dans leurs subtilités intuitives, avaient oublié de porter en compte les intuitions amoureuses. Ainsi les passions que la philosophie croit supprimer, viennent inopinément supprimer les systèmes de la pauvre philosophie.

Les demoiselles, qui n'étaient pas enceintes n'en furent pas moins suspectées d'avoir essayé la méthode sensitive plus prudemment que leurs camarades ; il fallut congédier toute cette orgie de nouvelles Héloïses amoureuses de leurs précepteurs. Dès qu'on veut se rapprocher de la liberté, soit en amour, soit en autre passion, l'on tombe dans un abîme de sottises, parce que la liberté n'est faite que pour le régime des Séries passionnées, dont la morale n'a aucune notion. Assurément la liberté est destin du genre humain, mais avant d'en faire aucun essai, ni en ménage ni en éducation, il faut connaître le mécanisme des contrepoids à opposer aux abus de liberté. jusque-là l'esprit humain est dans les ténèbres, ses novateurs tombent de Charybde en Scylla ; et cela est assez prouvé par les essais politiques des révolutionnaires, et les essais moraux des Pestalozzi , Owen et autres casse-cou en libertés politiques ou amou¬reuses. Si l'on veut établir une liberté réelle en exercice d'ambition, ou d'amour, ou d'autres passions, la méthode à suivre est bien invariable; je la résume dans la règle suivante, imposant neuf conditions sur le dispositif. Je donnerai celles de mécanique générale en cinquième section.


Former des séries passionnées ;
y développer A la Cabaliste. Trois causes ou ressorts radicaux d'harmonie. (CHAP. V.)
B la Papillonne,
C la Composite,
y établir la concurrence des instincts et des sexes ;
procéder par A Échelle compacte, Tendance et effets des 3 passions mécanisantes. (CHAP. VI.)
B Courtes séances,
C Exercice parcellaire,
Atteindre à l'Unité d'action.


Cette unité n'existe qu'autant qu'une disposition satisfait en plein les personnages de tout sexe et de tout âge qu'elle entremet, qu'elle touche directement ou indirecte¬ment. Ladite condition est violée dans toutes les libertés civilisées, notamment dans le système électoral qui exclut du poste représentatif les 99/100 de la population.

Il suit de là que les civilisés n'ont aucune connaissance exacte sur les libertés d'ambition; comment en auraient-ils sur les libertés d'amour, de famille et autres passions, dont ils n'ont jamais fait aucune étude ? Les deux philosophes Owen et Pestalozzi qui font des essais de liberté amoureuse, ignorent qu'avant de pouvoir remplir seulement la première des neuf conditions, former des séries d'amour, il faut au moins cinquante à soixante ans d'harmonie, il faut une belle vieillesse, des femmes très robustes, et autres éléments qui n'existent chez nous qu'en exception.

Quant aux séries de famille, il faudra de cent à cent vingt ans avant de pouvoir les former en plein ; on n'y parviendra que lorsque l'espèce humaine, régénérée par degrés, aura repris sa vigueur, sa longévité primitive, et qu'elle verra communément sa cinquième génération.

Je dois ces détails pour démenti aux détracteurs qui prétendent que je propose d'établir des libertés en amour dès le début de l'harmonie, quand le contraire est exprimé en toutes lettres dans vingt passages de mon Traité de 1822. Loin d'opiner ainsi, je suis le seul homme qui puisse expliquer pourquoi ces libertés seront inadmis¬sibles au début de l'harmonie, comme en civilisation. Il existe d'abord un obstacle matériel, la syphilis qu'il faudra extirper radicalement du globe entier; puis l'obstacle politique des habitudes ; mais un empêchement plus fort est celui de l'orgie secrète et corporative qui naît à l'instant, partout où on laisse à l'amour quelque liberté. L'orgie amoureuse est à la Série amoureuse ce qu'est la chenille au papillon; c'est la subver¬sion de toutes les propriétés industrielles et de tous les caractères honorables d'une Série passionnée ; et pourtant la secte Owen hasarde de s'engager dans ce cloaque de vices, par ses tentatives de liberté confuse, sans connaissance des contrepoids natu¬rels ; elle n'arriverait qu'à l'orgie corporative, résultat inévitable, tant qu'on ne pourra pas former la série des âges et fonctions en amour.

On a vu, par l'aperçu des amours du premier âge d'harmonie, que l'orgie corpo¬rative en est exclue non par voie répressive, mais par prédominance de vertu et d'honneur; il en sera de même de toutes les corporations amoureuses de l'harmonie. Une science inconnue, l'algèbre des sympathies essentielles et occasionnelles, trans¬formera en anges de vertu ces corporations qui, sous les noms profanes de Bacchantes et Bayadères, peuvent être suspectées de libertinage. Si j'emploie ces noms, c'est que je ne pourrais pas leur en donner d'autres sans tomber dans la néologie, qui n'est permise en France qu'aux privilégiés du monde académique.

Quant aux vues de Dieu relativement à ces, modifications futures, j'ai traité ce sujet (Ill, 80, 81 et 95) ; et j'y toucherai à l'article Confirmation tirée des SS. Écritures, où, sans rien préjuger sur les décrets divins qui pourront intervenir après la régénération sociétaire, je satisferai aux doutes et objections, en m'étayant de faits notoires et d'autorités irrécusables.

Du reste il faut se garder de croire que Dieu ait créé la plus belle des passions pour la réprimer, comprimer, opprimer, au gré des législateurs, des moralistes et des pachas. Qu'arrive-t-il du régime coercitif des civilisés ? Que l'essor secret et illégal de l'amour est sept fois plus étendu que l'essor légal, dont je distrais les mariages spéculatifs ou forcés qui ne sont pas liens d'amour. Est-ce un ordre sensé, naturel, que celui où la contravention est septuple de l'essor licite ? Et lorsque les moralistes choisissent un tel régime pour voie de sagesse, comment osent-ils se vanter d'étudier la nature, d'être amis de la nature ?

Ils ont organisé l'amour de manière qu'il détourne du travail et des études; il n'excite la jeunesse qu'à l'indolence, à la frivolité, aux folles dépenses. Les premières amours des harmoniens redoubleront l'émulation à la culture et à l'étude. (Voyez chap. XXVIII.)

Quant aux harmonies de famille auxquelles ils veulent nous amener, sans con¬naître celles d'amour qui en sont inséparables, je leur répondrai dans la section des équilibres, en décrivant des séries de familisme ou harmonie familiale (IV, 444), qui doit s'étendre à la domesticité (IV, 392), l'une des sources de disgrâce dont se plaignent les familles civilisées. On peut voir aux articles III, 60 et 96, combien ces familles sont loin du bonheur défini (IV, 537).

J'ai rempli dans cet article une tâche importante, en rappelant au lecteur que sur tous les problèmes d'harmonie sociale, il n'est qu'un procédé à suivre, c'est la forma¬tion des séries selon les conditions exposées plus haut. Si je m'écartais de cette méthode, mes dispositions tomberaient dans l'arbitraire et l'esprit de système ; qu'on me prouve que je m'en écarte en quelque point, et l'on sera fondé à critiquer et corriger ma théorie; mais quel détracteur osera tenter pareille réfutation ?

On peut déjà faire le parallèle de ma méthode et des leurs : ils ne savent et ne peuvent procéder que par la contrainte ; ils n'ont aucune idée de la voie naturelle ou attraction. Veulent-ils former des filles chastes, des vestales, ils emploient les duègnes, les moralistes, les verroux, les bourreaux dans l'antiquité, les brasiers d'enfer dans l'âge moderne. Quels moyens ai-je employés ? La liberté, l'honneur, le charme, l'appât de la gloire et des grandeurs, les distractions d'une vie active et intriguée.

Il en sera de même sur toutes les phases de la vie; ma théorie n'emploiera que des ressorts nobles pour conduire à la vertu et à la vérité. Les philosophes civilisés ne veulent et ne peuvent employer que la contrainte et la fourberie mercantile. Ils parlent sans cesse de liberté, de libéralisme, et ne peuvent en faire aucun usage, par exemple :

En relations d'amour, la moindre liberté accordée aux jeunes femmes civilisées conduit à l'orgie secrète, qui est la source de tous les vices.

En affaires d'ambition, la liberté engendre les fureurs des partis, les fourberies commerciales ; elle ne trouve de remède à ses excès, que dans des oppressions scan¬daleuses, comme cette loi du cens électoral, admettant à la représentation un intrigant qui a Pillé 300 000 francs, puis excluant un homme d'honneur qui n'a que 150 000 francs.

En affaires de famille, on verrait chez les neuf dixièmes des ménages, autant de scandales que dans la famille des Atrides, si les lois coercitives ne réduisaient les discordes à éclater en procès, en débats litigieux toujours favorables au plus fourbe.

En relations d'amitié, on ne voit que le jeu des dupes et des fripons, tant de faux amis, tant de pièges, que les pères interdisent aux enfants les sociétés amicales, et leur prêchent l'égoïsme dont ils ont appris la nécessité.

Voilà le fruit des théories philosophiques, des perfectibilités civilisées ; c'est un ordre qui ne peut reposer que sur la contrainte et la défiance, et qui engendre tous les vices dès qu'il s'écarte de la contrainte. Qu'on prononce après cela entre la théorie sociétaire et les sciences morales qui la diffament, parce qu'elle opère par Attraction et n'emploie d'autres ressorts que la liberté et la vérité, dont l'emploi conduit tout civilisé à une perte inévitable, à moins qu'il ne soit un homme puissant et opulent ; c'est le seul cas où il soit possible à un civilisé de pratiquer parfois la justice et la vérité.