FOURIER Le nouveau monde amoureux

Le Nouveau Monde amoureux


... On est bien ingénieux à accréditer des illusions de toute espèce pour organiser le pillage et le massacre, mais on en n'imagine aucune pour le bonheur du grand nombre. Loin de là, on a couvert de ridicule la plus brillante, celle de céladonie. Il n'est rien de plus méprisé parmi nous que le céladonisme ou amour sentimental, dégagé de désir sensuel. Afficher un tel amour c'est s'exposer à la risée des hommes et des femmes ; il a pourtant le plus magnifique rôle dans l'harmonie où l'on sait tirer parti des passions de toute espèce ; mais la céladonie telle ne nous la connaissons n'est qu'un diamant brut. C'est une gemme informe dont il eût fallu découvrir les emplois. Bien qu'elle doive sembler ridicule dans l'état actuel il n'est pas moins vrai que, si l'on méprise [… ] le diamant brut, on ne parviendra pas à avoir de diamant brillant.

Plaisanterie à part, les harmoniens seraient bien maladroits s'ils ne savaient pas mettre en œuvre le germe de tant d'illusions romantiques et romanesques ; loin de les dédaigner, ils sauront faire naître des jouissances sublimes d'une source d'où nous ne tirons que des fumées de [... ] confinées dans les romans et chez eux l'amour sentimental ne sera plus plaisir d'illusion mais plaisir réel.

L’amour, le sentiment, sujet bien rebattu va-t-on me dire ! et que pourrez-vous nous débiter de neuf ? Tout, car vous ne savez pas même l'alphabet de la science, l'échelle des genres en simple, en composé, en puissanciel, en omnimode, en ambigu. Ah ! quel grimoire effrayant ! Oubliez-vous qu'il faut mettre les discussions d'amour à portée du beau sexe et ce que Diderot recommande. Je sais tout cela, mais ces orateurs fleuris qui, selon l'avis de Diderot, trempent leur plume dans l'arc-en-ciel et poudrent leurs écrits avec la poussière des ailes du papillon ; ces beaux parleurs ont-ils satisfait aucun des deux sexes ? Ont-ils procuré des amours brillantes à ceux qui en sont privés ?

Ont-ils fourni de nouvelles illusions à ceux qui se plaignent de satiété ? Non sans doute. Concevez donc qu'il vous faut au lieu de phrases aux couleurs de l'arc-en-ciel des inventions qui vous procurent les plaisirs dont vous manquez...

Fixons d'abord leur attention sur les deux connaissances qui leur manquent en théorie et en pratique d'amour ; celle du mode véridique ou fibre, et du mode noble ou sentimental. N'en déplaise aux chevaliers du monde galant, il est certain que la civilisation ne régit les amours qu'en sens opposé à la vérité et à la noblesse. Précisons ces deux accusations.

1° Absence de vérité. L’ordre amoureux n'est parmi nous qu'une conjuration générale, filles trompant leurs pères, femmes trompant leurs maris, amants et amantes se trompant régulièrement...

2° Absence de noblesse. Il suffirait de la première accusation pour fonder la deuxième, car je ne vois guère ce qu'il peut y avoir de noble dans un régime où tout n'est qu'astuce et duperie. Mais je veux établir le délit de mœurs abjectes sur un vice positif qui est l'absence de céladonie ou amour sentimental. Il est ridicule et impraticable en civilisation...

C'est par l'exposé des amours d'harmonie qu'on pourra estimer l'immense fausseté des amours de civilisation...

Je vais donner 3 sections.

Sur cette annonce de 3 sections à l'amour seul, on va s'étonner que je parle si peu de l'ambition qui, en affaire sociale, ne joue pas un rôle moindre que celui de l'amour. Il faut répondre d'abord à cette observation ; l'amour est proscrit par nos préjugés qui, au contraire, s'accordent merveilleusement avec l'ambition ; elle n'est point criminelle dans l'ordre civilisé ; il n'est défendu à personne de souhaiter de bonnes rentes ou un poste de ministre ou de sénateur. Aucun dogme ne condamne aux supplices de l'enfer ceux qui auront souhaité faire changer le ministère pour s'y installer, tandis qu'on voue aux flammes éternelles celui qui aura souhaité la femme du prochain. Loin de flétrir ces vues ambitieuses, on blâme hautement ceux qui ne s'évertuent pas à acquérir la fortune et on excuse tous ceux qui y parviennent, en foulant aux pieds les rêveries philosophiques sur la modération. Il n'en est pas de même en amour où la Religion, la Constitution et d'autres autorités défendent les liens amoureux et les placent au rang des crimes ; de là vient que l'amour en civilisation ne peut se développer en aucun sens ; il est donc la passion la moins connue et celle dont il convient le mieux de donner une théorie un peu étendue, un système d'équilibre spécial qui sera applicable à toutes les autres passions...

Ce n'est donc pas sur la théorie des ambitions d'harmonie que je dois songer à convertir mes lecteurs, mais sur la théorie des amours de ce nouvel ordre qui sont péchés selon les constitutions et les religions civilisées, et qui, pourtant, coïncident fort avec les intentions secrètes de chacun. Il me sera aisé de prouver que tout civilisé, homme ou femme, dans l'état de liberté ou même de demi-liberté, tend notoirement à jouir de tout ce qui est défendu en civilisation, c'est-à-dire des 2 amours polygame et omnigame, genres dont je vais traiter dans les 3 sections de cette 4e partie et qui sont aujourd'hui réprimés par les religions et les constitutions. Nos constitutions ne veulent admettre qu'un genre en amour, que la monogamie. On ne peut pas faire régner exclusivement un seul genre, aussi la monogamie exclusive ou fidélité conjugale est-elle violée à chaque instant et il n'est bruit que d'adultère.

Pour faire juger de l'épouvantable confusion qui règne dans les amours civilisées, il suffirait [... ] que le seul genre permis, l'amour constitutionnel, dit mariage exclusif ou monogamie à lui seul fournit plus de 100 espèces de [... ] usitées sous le nom d'adultère ou cocuage dont j'ai rassemblé à la 6e section un tableau régulier à 64 espèces.

Cette infraction universelle dans la seule classe d'amours licites qu'on juge du désordre dans les amours [... ] profonde impéritie sociale de nos législateurs sur cette branche de passion qui entre avec l'ambition en partage [... ]. Que désire-t-on en amour comme sur les 11 autres passions ; l'on veut de nouveaux plaisirs, un développement complet de la nature, toujours entravée dans la civilisation.

Si ma théorie se conciliait avec les coutumes et préventions existantes, elle ne créerait pas de nouvelles sources de plaisir, elle ne ferait que farder les privations connues. Ce ne serait pas satisfaire les vœux secrets ; [...] c'est vraiment en matière d'amour qu'on peut récuser le bel esprit qui court les rues et ne produit rien de neuf ; tant de brillants écrivains, qui n'ont su traiter que du genre d'amour connu, ne donnent pas le moyen d'innover en jouissance amoureuse ni de rendre ce genre de plaisir à celui qui l'a perdu – ainsi tous les candidats en amour, tant du jeune âge que du vieux, s'accordent à vouloir qu'on leur ouvre quelque nouvelle carrière qui assure aux jeunes gens la variété d'illusions et aux vieillards le nécessaire d'illusions qu'ils ne trouvent pas dans l'ordre civilisé où les constitutions, les religions, prétendent qu'un vieillard, homme ou femme, n'a plus besoin d'illusion amoureuse. La nature en décide autrement et les vieillards pensent avec raison qu'ils devraient obtenir en amour d'autant plus de plaisirs d'illusion qu'ils ont moins de plaisirs sensuels. Les jeunes gens ont aussi une foule d'autres prétentions qui ne sont nullement remplies dans l'ordre civilisé et qu'il faut contenter si l'on veut élever le genre humain au bonheur.

Pour satisfaire les vœux des divers âges, pour leur procurer en amour des jouissances entièrement neuves, il faut que je contredise en tous points les préventions civilisées dont il ne résulte qu'un ordre de choses incapable de contenter les divers goûts. C'est donc au lecteur à souhaiter que je m'arme contre lui-même, que je l'arrache à ses préjugés, que je l'emporte dans un monde nouveau où des coutumes inouïes produisent des plaisirs neufs pour tous les âges d'un et d'autre sexe. Je le répète, c'est au lecteur à m'intimer cette condition. Je la remplirai.

C'est surtout en matière d'amour qu'il faut éviter le ton dogmatique. Cependant on a tellement embrouillé le sujet, les amalgames de superstition et de philosophie ont mis en crédit tant d'erreurs, qu'il faudra des efforts pour ramener les esprits à la nature. Au reste, j'attaquerai des préjugés dont chacun est l'ennemi secret puisque leur chute procurerait à chacun les biens qu'il désire. À ces conditions tout lecteur doit incliner d'avance pour ma doctrine et souhaiter sa propre défaite...

L’amour matériel n'est que le second, quant au rang, mais c'est un vizir plus puissant que le sultan. Ce n'est pas là le but de la nature, elle veut une balance équitable entre les deux éléments de l'amour, entre le sensuel et le sentimental. Nous allons exposer les lois de cet équilibre plus intéressantes que celles de tant d'équilibres imaginaires dont nous étourdit la politique sans en établir aucun.

Le sujet paraît frivole à des civilisés qui relèguent l'amour au rang des inutilités et en font, sur l'autorité de Diogène, l'occupation des paresseux. Aussi ne l'admettent-ils qu'à titre de plaisir constitutionnel sanctionné par le mariage ; il n'en est pas de même en harmonie où les plaisirs devenant affaire d'État et but spécial de politique sociale, on doit nécessairement donner une haute importance à l'amour qui tient, en effet, le premier rang parmi les plaisirs ; la cabale gastronomique, autre plaisir d'harmonie, tient bien le premier rang en titre, mais l'amour le tient en réalité. Il s'agit ici d'assurer aux personnes de tout âge le charme de l'amour aussi [...] qu'on peut le trouver aujourd'hui au bel âge. La solution de ce bizarre problème exigera quelque raisonnement.


Définition des 5 ordres d'amour

En théorie d'amour comme en toute autre, les civilisés infatués de leur petit mérite se persuadent aisément qu'ils sont arrivés au dernier terme des lumières. Cependant quelques-uns ont paru déroger à cet amour propre, témoin J.-J. Rousseau, l'un des plus habiles peintres de l'amour et digne sur ce point d'une certaine confiance ; il se plaisait à rêver des amours plus épurées que celles qui existent en civilisation. S'il ne les a pas découvertes, il a au moins le mérite de les avoir pressenties, mérite supérieur à celui de Don Cervantès qui, en persiflant les billevesées sentimentales, a étouffé l'un des plus beaux genres passionnels qu'eût produits la civilisation moderne : il a étouffé la céladonie.

La nature voulant l'équilibre des deux éléments d'amour, du plaisir sensuel et du sentimental, c'est mal servir la cause du sentiment que de dégrader le matériel appelé parmi nous cynisme, concupiscence ou lubricité, et j'établirai que le pur amour appelé sentiment n'est guère que vision ou jonglerie, chez ceux dont le matériel n'est pas satisfait et qu'on ne peut élever le sentiment au degré transcendant que par la pleine satisfaction du matériel. Au moyen de cette clause contre laquelle nulle femme, je pense, ne réclamera, nous allons découvrir dans le lien sentimental des emplois tout à fait neufs et bien supérieurs en charme à tout ce que les romanciers ont pu imaginer..

Débutons par une définition abrégée des 5 ordres d'amour...

1° l'ordre simple ou radical (composé du matériel simple ou du sentimental simple) ;

2° l'ordre composé ou balance (qui comprend les 2 éléments d'amour) ;

3° l'ordre polygame, ou transcendant qui applique à plusieurs unions l'amour composé ;

4° l'ordre omnigame ou unitaire (comprenant les orgies composées, chose inconnue en civilisation ou orgie crapuleuse) ;

5° l'ordre ambigu ou mixte multiple bâtard qui comprend des genres aujourd'hui tombés en désuétude.

Cette division n'a rien d'arbitraire. C'est la marche progressive de la nature. Comme dans la série 2-4-8, 16 nombres multiples de 2, l'ambigu se composerait de tous les nombres intermédiaires.

Nous ne connaissons que les 2 premiers ordres, le simple et le composé et nous n'admettons légalement que la deuxième...

Nos coutumes ne permettent légalement ni la céladonie pure ni le cynisme pur ; il n'y a chez nous d'amour légal que le 2e ordre ou amalgame supposé, lien matériel et spirituel. Ces deux liens étant exigés, tous deux, par la constitution et la religion, dans le nœud du mariage où l'on ne voit si souvent que le lien matériel.

Nous ne connaissons pas ou plutôt nous n'admettons pas les 3e et 4e ordres ; la polygamie est permise chez 500 millions de barbares, mais aux hommes seulement ; l'omnigamie ou orgie leur est également permise, car tout barbare a le droit de se livrer à l'orgie avec 20 femmes qu'il aura achetées. Mais ce droit n'est que simple et ne s'étend pas aux femmes. Or l'harmonie spécule toujours sur les 5 ordres, sur le simple, le composé, polymode, omnimode et ambigu, et nous allons traiter des moyens d'établir tous ces ordres, de les garantir aux femmes et aux hommes, en amour comme en toute autre passion...

Des êtres tout cyniques, sensuels en amour, comme sont des civilisés, hommes et femmes, pourraient croire qu'en indiquant de nouveaux modes pour l'amour je ne vais travailler qu'à satisfaire leurs penchants grossiers ; [il n'en est ] rien ; j'ai dit et je répète que le but du Créateur est d'établir la balance en un élément d'amour entre le matériel et le spirituel, dans tous les développements passionnels [il en est ] ainsi. En enseignant de nouveaux essors comme le polygame et l'omnigame, en décrivant l'ordre de choses qui favorisera et nécessitera ces nouveaux essors d'amour, la théorie d'harmonie ne penchera jamais ni pour l'amour matériel, ni pour le spirituel ; elle ne tendra qu'à les maintenir en plein équilibre, à satisfaire équitablement l'un et l'autre dans les 5 degrés, savoir ; en simple, en composé, en polygamie, en omnigamie et en ambigu.

En amour comme en toutes choses, chaque civilisé voudrait généraliser ses goûts dominants. Celui qui est porté à préférer l'amour sensuel voudrait organiser un monde purement cynique, celui qui donne dans le sentiment, voudrait un monde purement romanesque. Ainsi, tout en rabâchant sans cesse de balance, contrepoids, garantie, équilibre, les esprits civilisés sont tellement faussés et antipathiques avec l'équilibre, que chacun d'eux voudrait niveler le monde entier sur son modèle, sans considérer que la nature, qui a créé 810 caractères, veut ménager dans les plaisirs une immense variété pour satisfaire chacun de ces 810 moules passionnels à qui elle donne des penchants contrastés dont l'ensemble doit former la mécanique générale.

En amour comme en toute autre passion, il faut satisfaire chacun des 810 moules dans les 5 genres, de simple, composé, puissanciel, omnimode et ambigu. Tels caractères, comme les monogynes, qui sont le grand nombre, ne désirent que rarement les amours transcendantes ou polygames et omnigames, sentimentales encore inconnues ; tels autres caractères comme les polygynes désirent sans le savoir ces amours polygynes et omnigynes dont nous allons traiter et dont l'ordre civilisé ne comporte pas l'admission ; il faudra donc se rappeler ici qu'en dévoilant les ressorts de plaisir transcendants en amour, je [... ] Il ceux qui inclinent pour les amours subalternes ou plaisirs de ménage [... ] composé ou 2e. Un farouche républicain qui ne veut aimer qu'une seule [… ] Il trouvera pleinement à se satisfaire dans l'harmonie et jouira d'une fidélité [... ] garantie qu'elle ne l'est aujourd'hui, pourvu toutefois que la sienne soit [... ], ce qui est assez rare chez tous ces champions de morale, qui sont d'ordinaire plus dépravés en secret que les francs libertins et se livrent cafardement aux adultères et fornications, stupres et autres goûts inconstitutionnels, tout en déclamant contre ceux qui avouent quelque papillonnage bien moins blâmable que le cynisme secret des moralistes.


Indice d'impéritie générale sur les questions de sentiment

L’indice notable de l'impéritie des civilisés sur les problèmes de ce genre, c'est qu'ils n'admettent pas la profanation sentimentale, si contraire au vœu de la nature, qu'elle s'insurge contre le profanateur et le punit quelquefois par l'impuissance momentanée. C'est un contretemps qu'on voit arriver aux hommes les plus robustes, en pleine vigueur, lorsqu'un dénouement est trop brusque, lorsqu'un sot amour-propre ou une crainte du ridicule excite aux voies de fait celui dont l'esprit et le cœur sont encore tout entiers à la passion sentimentale. Il y a, dans ce cas, conflit de juridiction entre les 2 facultés, puissances que Crispier nomme la partie brutale et la sensitive. Sans doute ce conflit va contre le vœu de la nature puisqu'elle met hors de cours la partie brutale (toute passion trop forte en absorbe une autre). Cette déconvenue n'arrive point aux gens purement matériels (comme les monogynes de tacts) chez qui le sentiment n'entre point en balance avec les goûts sensuels. Mais il suffit qu'on voie la disgrâce essuyée par des hommes de pleine vigueur près des femmes les plus aimées pour qu'on soit fondé à conclure que les civilisés ne savent pas juger des cas dans lesquels le sentiment est profané, car l'échec matériel dont il s'agit excite une raillerie générale surtout de la part des femmes et elles condamnent le délinquant malgré la réparation d'honneur et revanche du lendemain qui prouvent que ce n'était point en lui défaut de vigueur mais réplétion sentimentale et profanation d'une ardeur encore éloignée du degré de maturité, où le désir entre en balance avec le sentiment.

Les femmes civilisées n'entendent point cette priorité accidentelle du sentiment ; chacune d'elles, sur ce sujet, répond par le distique : si trop d'amour pour moi, etc.

D'où vient leur faux jugement à cet égard ? C'est qu'elles ne sont point assez satisfaites en matériel et que la crainte de l'homme, du plaisir sensuel, les obstacles à vaincre pour se le procurer, leur [... ] généralement une prévention outrée pour les droits de l'amour sensuel ; elles en jugent comme le peuple de la nourriture, dont il est vorace, et pour laquelle il fait des bassesses que ne font pas les grands, parce qu'étant assurés de ne pas manquer d'une nourriture excellente, ils ne feraient pas la moindre action vile pour s'en procurer.

Quelques femmes civilisées ayant le superflu en plaisir sensuel adoptent, par esprit de corps, les préventions générales de leur sexe ; elles ne seront purgées de ce mauvais esprit que dans l'harmonie. Alors les garanties de pleine et perpétuelle satisfaction sur le matériel les rendra très impartiales sur le prétendu délit cité plus haut et, dans ce cas, le tribunal des femmes, au lieu de railler l'homme en défaut, déclarera la dame coupable de profanation sentimentale et anticipation matérielle et convaincue d'avoir encouragé des tentatives prématurées de jouissance. L’homme aura en sa faveur la preuve par défaut, constatant que c'était le sentiment qui dominait en lui. Je suppose un athlète connu et à l'abri du soupçon de faiblesse en ce genre.

Le débat étant de la compétence des femmes, je m'attacherai à le mettre à leur portée ; elles me passeront sans doute ma critique sévère en faveur de la thèse sur laquelle je l'établis : la nécessité de leur assurer les jouissances matérielles pour rectifier leur jugement et affermir leurs âmes dans l'exercice du sentiment.

À travers leurs faux principes, on peut discerner une louable impulsion c'est l'amalgame de l'esprit religieux avec l'amour. Elles envisagent cette passion comme étant du ressort de Dieu seul et hors du pouvoir de la législation humaine. Aussi nul dogme superstitieux ne les détermine-t-il à révéler, en confession, leurs galanteries dont elles disent que le secret des femmes est le secret de Dieu. Malheureusement, il arrive que le secret de Dieu n'est pas le secret des femmes et qu'elles n'ont pas su découvrir quelles mœurs Dieu veut leur inspirer en l'amour. Elles ont si peu d'idée de leur destination qu'elles se laissent partout badiner sur leur inconstance, faisant sur ce point très mauvaise défense. Pour peu qu'elles étudient la thèse que je vais soutenir sur le sentiment transcendant, elles pourront se convaincre que les développements les plus sublimes de l'amour [...] généralement tiennent à cette inconstance tant critiquée ; fortes de cette nouvelle théorie, elles pourront clore la bouche aux radoteurs vieux et jeunes qui n'ont sans cesse que le reproche d'inconstance à articuler contre les femmes, oubliant que l'accusation est absurde en elle-même puisqu'elle implique nécessairement les deux sexes à la fois, l'un ne pouvant pas être inconstant sans le concours de l'autre. Il faudrait qu'il existât trois sexes pour que l'un fût fondé à accuser d'inconstance tel ou tel des autres.

Ainsi les civilisés ont la faculté de faire pendant des siècles force bel esprit sur des opinions essentiellement absurdes et si vides de sens qu'un novice harmonien ne daignerait pas même s'arrêter à les discuter (sic) ; il verrait d'emblée que, si les femmes sont inconstantes, c'est une preuve que les hommes le sont aussi en même degré.

Dès lors l'accusation comprenant l'espèce entière n'incrimine que les discoureurs inconséquents qui articulent comme grief contre l'humanité ce qui est nature de l'homme ; accuser le genre humain [les femmes] d'inconstance, c'est comme si l'on accusait la biche d'aimer le séjour des forêts ; ne doit-elle pas les aimer puisqu'elle est faite pour les habiter ?... L’inconstance est donc par le fait naturel au genre humain ; il doit l'aimer non seulement comme destinée générale (sauf les exceptions) mais, en outre, comme le gage des plus sublimes vertus. Il sera démontré dans cette 4e partie que l'inconstance amoureuse devient, en harmonie, le gage des plus sublimes vertus sociales.

Je vais établir régulièrement cette thèse au moyen de laquelle toute femme tant soit peu exercée en raisonnement, pourra confondre les docteurs aux 400 000 volumes et leur prouver que s'ils n'ont pu, en 3000 ans, rien découvrir sur les propriétés de la plus belle des passions qui est l'amour, ils ont dû manquer de même la théorie de toutes les autres passions.


Problème de l'équilibre d'amour sentimental par l'emploi des 2 extrêmes :

céladonisme et angélicisme,
céladonat et angélicat


L'harmonie ayant besoin de l'enthousiasme, et chacun pouvant s'y livrer sans défiance dans cet ordre social où il n'est plus de perfidie à redouter, on devra spéculer sur l'enthousiasme d'amour qui est le plus véhément, s'attacher à mettre en jeu l'élément noble de l'amour, c'est-à-dire le sentiment. Or le plus haut degré du sentiment amoureux comme de toute passion, c'est l'omnigenre ou grand foyer en direct et inverse. Nous allons traiter de l'inverse qui est le plus bizarre des développements amoureux... Chaque ville ou canton a d'ordinaire, dans l'un et l'autre sexe, quelque personne de beauté transcendante qui excite une convoitise à peu près générale et un bon nombre de passions. Comme Narcisse et Psyché sont le plus bel ornement de la ville de Gnide, la multitude les convoite et on pourrait citer au moins vingt gnidiens qui ont une passion déclarée pour Psyché et vingt gnidiennes qui brûlent du même feu pour Narcisse.

La loi civilisée veut que Psyché n'appartienne qu'à un chaste époux et Narcisse qu'à une chaste épouse. L'attraction opine différemment. Elle veut que les vingt couples d'amants aient part aux faveurs de Narcisse et Psyché. Or, si Dieu ne distribue pas en vain les attractions, il doit avoir ménagé un moyen de satisfaire quarante personnages, et qui désirent Psyché et Narcisse, et de les satisfaire par des voies honorables, propres à exciter l'enthousiasme respectif, le charme sentimental exigé en harmonie qui veut partout l'égalité du matériel et du spirituel. Bref, il faut un moyen de livrer décemment le beau couple aux vingt autres couples qui le désirent, car s'il se livrait d'une manière indécente, le charme spirituel ou sentimental serait évanoui et le lien amoureux privé d'un de ses éléments, tomberait en simple matériel, en genre brut ou ignoble jouissance purement animale.

Il faut au contraire que le couple convoité, excite en se livrant le plus sublime enthousiasme.

Problème embarrassant pour des esprits civilisés. En s'exerçant à trouver une solution, ils accoucheront tous de la même balourdise et diront : si Psyché se livre à ces vingt hommes successivement, elle ne sera plus qu'une infâme prostituée, couverte du mépris de tous ces amants qu'elle aura favorisés ; elle deviendra l'opprobre et le rebut de Gnide ; il faut donc qu’elle fasse choix d'un des 20. Quant aux 19, qu'ils tâchent de loger ailleurs leur amour. Telle sera, je le gage, la réponse de tous nos Œdipes. Si telle est leur opinion, qu'ils essayent de la concilier avec 3 puissances, avec Dieu, la morale et eux-mêmes...

Venons à l'exposé du problème. J'ai prévenu qu'il faut rassembler ses forces pour l'entendre.

Il s'agit d'exercer l'amour en affection dédoublée, c'est-à-dire exercer en lien sentimental avec l'un et en lien matériel avec l'autre, de manière que chacun trouve un charme suprême dans cette division de faveur, que celui qui n'aura que le lot du sentiment aime et protège ceux qui auront le lot du matériel, et vice versa, que ceux qui n'obtiendront que le lot matériel aiment et protègent celui qui sera loti du côté sentiment.

Là-dessus, chacun va d'un ton goguenard trancher la difficulté et dire que celui qui obtiendra le matériel pardonnera volontiers à celui qui n'aura que le sentiment et le tiendra pour un niais ! C'est mal envisager le problème ; l'amour unitaire ne peut pas reposer sur deux, ni quatre individus, mais sur des masses de co-associés. Assurément, deux individus n'abonneraient jamais au ridicule partage : à l'un sentiment, à l'autre jouissance, mais il reste à savoir quel charme inconnu pourront y trouver des masses nombreuses comme les 20 couples de gnidiens qui obtiendront et partageront la faveur matérielle de Narcisse et Psyché, tandis que ce couple sera uni d'amour sentimental. Question aussi incompréhensible que l'est pour les enfants de sept ans le lien de l'amour ordinaire. Il en est de même du lien omnigame dont l'aperçu doit paraître ici bien ridicule. C'est pourtant le plus sublime effet, le plus beau germe de vertu et d'enthousiasme général qui existe dans la nature. Il va sembler bien vil dans les chapitres suivants, où je me bornerai à l'annoncer, mais qu'on suspende le jugement jusqu'à ce que j'aie fait connaître les ressorts de cet amour incompréhensible ; j'avoue tous les ridicules apparents, c'est assez dire combien j'ai dû peser les preuves qui doivent démontrer sa sublimité.

Ce qui a induit en erreur tous les philosophes civilisés sur la destinée de l'amour, c'est qu'ils ont toujours spéculé sur des amours limitées au couple ; dès lors, ils n'ont pu parvenir qu'à un même résultat, qu'à l'égoïsme, effet inévitable de l'amour borné au couple ; il faut donc en spéculant sur les effets libéraux fonder sur l'exercice collectif et je ne suivrai pas d'autre marche. Il n'y aurait aucun moyen de déterminer Psyché et Narcisse à se livrer à deux autres individus. Ce serait une double infidélité, une passion infâme, dégoûtante. Mais je vais prouver qu'en se livrant chacun à une masse de poursuivants, et dans certaines conjonctures applicables à l'ordre civilisé, ils deviendront tous deux des anges de vertu aux yeux du public, aux yeux des poursuivants et à leurs propres yeux, et qu'il en résultera un lien général, même avec le public moins amoureux que les poursuivants, mais enthousiasmé comme eux du dévouement philanthropique dont le couple angélique aura fait preuve.

Qu'on ne se hâte pas de rien préjuger sur ce problème avant de connaître les ressorts étranges qui seront mis en jeu. L'harmonie a les moyens d'ennoblir tout ce qui peut favoriser la sagesse ou l'accroissement des richesses et la vertu ou extension des liens sociaux ; elle déshonore tout ce qui tend à appauvrir les hommes et diminuer les liens.

Si donc Psyché et Narcisse se livrent à 20 personnes passionnées pour chacun d'eux, ils peuvent contribuer au progrès de la sagesse et de la vertu. Il faut que cette union soit sacrée aux yeux du corps social, qu'elle s'opère sous les formes les plus nobles et les plus opposées aux orgies crapuleuses des civilisés.

Quels motifs détermineront cette complaisance de Psyché et Narcisse et ennobliront le sacrifice ? Tel est le problème de l'union angélique, elle nous expliquera comment par un effet de pur amour de sentiment raffiné et transcendant, les deux amoureux avant de s'unir entre eux, s'uniront corporellement à tous ceux qui en ont manifesté un ardent désir et obtiendront par cet acte de philanthropie amoureuse le même lustre qui entoure en civilisation les Décius, les Régulus et autres martyrs des principes religieux ou politiques.

Ajoutons que les Décius d'amour qu'un noble transport entraînera à se livrer à tous leurs poursuivants déclarés, ne tiendront guère compte de l'âge ni de la beauté et s'honoreront d'avoir favorisé le barbon comme le jouvenceau.

Ce n'est pas une énigme à expliquer dans un ou deux chapitres. La solution tient à des moyens, ressorts bien différents de ceux déjà cités à la section du ralliement ; il faut amener le lecteur à concevoir les coutumes nouvelles qui donneront à l'opinion amoureuse une direction si neuve ; il faudra lui peindre ces coutumes en théorie et en pratique, ajouter un tableau d'action à l'exposé des principes. Ce ne sera pas trop de consacrer l'ambigu tout entier à cette démonstration qui, lorsqu'elle sera bien entendue du lecteur, lui facilitera l'intelligence de tous les autres détails du mécanisme amoureux de l'harmonie.

Il s'agit de prouver qu'en amour, comme en d'autres passions, la nature humaine est composée et non pas simple, qu'elle a la propriété de former du même germe le bien ou genre noble en essor direct, le mal ou genre ignoble en essor inverse. Je reproduis ici mon éternelle comparaison de la chenille et du papillon, issus d'un même germe développé en contresens. C'est une comparaison-boussole et il faut la rappeler sans cesse pour s'habituer à spéculer sur le double essor de chaque passion, sur le direct ou noble et sur l'inverse ou ignoble. Or, tant que nous sommes dans le mécanisme civilisé, l'amour, comme toutes les autres passions, est assujetti au mécanisme inverse ou état de chenille, morale de fausseté, d'égoïsme et de toutes les qualités abjectes. Jugeons-en par la question qui nous occupe. L'opinion sur ce point n'est-elle pas le suprême égoïsme ? Chacun des 20 soupirants veut jouir de Psyché et chacun veut qu'elle soit déshonorée si elle se livre aux dix-neuf autres. Cependant quel titre a-t-il de plus qu'eux ? Chacun d'eux l'aime autant que lui. Chacun d'eux est égal à lui et peut-être supérieur en beauté, en mérite et en droit d'obtenir Psyché ; selon la justice, elle doit être aux autres comme à lui et si elle consent à les favoriser tous, elle sera 20 fois généreuse et eux 20 fois injustes et haïssables.

À cela tout poursuivant répond : je sens, la nature me dit (sic) que Psyché est une infâme si elle se livre à 19 autres ; je veux qu'elle ne soit qu'à moi. Mais vous êtes 20 qui tenez ce langage. Comment vous satisfaire ? Faut-il, selon le jugement de Salomon, la couper en 20 morceaux dont chacun appartiendra pleinement à l'un de vous ? Non, je la veux tout entière, à moi seul, et chacune des 20 poursuivantes veut de même Narcisse à elle seule. Voilà la justice des civilisés ; ils n'ont pas su en amour s'élever plus haut que le pur égoïsme, la plus abjecte de toutes les passions, puis ils vantent leur perfection de perfectibilité.

Cependant cet égoïsme se change bien souvent en partage spontané et bien abject dans une coutume qu'on nomme adultère ou cocuage, coutume des plus répandues et, en vertu de laquelle ce partage, que chacun paraît répugner obstinément, devient pour lui un sujet de triomphe. En effet, si demain Psyché épouse Narcisse et qu'elle consente à se livrer secrètement à l'un des 20 poursuivants, il s'estimera fort heureux de l'obtenir par cette fraude secrète, n'aura pas l'ombre de prétention à exclure le légitime époux, loin de là, il comblera Narcisse de prévenances, quoique bien certain que le dit époux entre en partage avec lui. Cette manie de possession exclusive est donc une fantaisie très variable qui capitule avec les circonstances et qui n'est point condition indispensable de bonheur en amour, car celui qui vit en adultère secret avec une dame est peut-être plus content que le mari qui se croit seul possesseur. Or, si telle circonstance comme l'adultère peut faire trouver du charme à partager avec un autre homme et pousser l'amant à commettre mille bassesses pour conserver cet avantage, d'autres circonstances inconnues aujourd'hui pourront créer un charme dans le partage avec 20 possesseurs et qui peut se complaire dans un partage, peut consentir à deux, à trois, etc.

Qu'il suffise, pour le moment, d'avoir établi le principe, d'avoir démontré par la coutume de l'adultère ou cocuage dont le copartageant tire vanité, qu'il est faux que le cœur humain ne puisse trouver son bonheur que dans la possession exclusive de la personne aimée.

Mais ce n'est pas sur la civilisation que nous allons spéculer ; c'est sur un ordre de choses où les moindres des hommes seront riches, polis, sincères, aimables, vertueux et beaux, sauf l'extrême vieillesse, un ordre où nos coutumes de mariage et autres étant oubliées, leur absence donnera lieu à une foule d'innovations amoureuses, dont nous ne saurions nous former une idée et qui attacheront dans divers cas des charmes à ce partage odieux aujourd'hui, sans exclure pour cela l'amour égoïste qui sera l'une des variétés et dont l'usage sera loisible à chacun.

Nous donnons à l'amour le nom de passion toute divine, mais comment se fait-il que la passion qui nous identifie le mieux avec Dieu, qui nous rend en quelque façon participants de son essence, nous pousse au superlatif de l'égoïsme et de l'injustice ? Dieu serait donc l'égoïsme suprême s'il tenait du caractère des amoureux que j'ai cités et qui veulent pour eux seuls un bien que Psyché consent à partager entre tous. Supposons que Damon, homme charitable, veuille distribuer 20 écus à 20 pauvres ; que pensera-t-il de ces misérables si chacun d'eux lui propose d'exclure les 19 autres et de lui donner toute la somme à lui seul ? Il leur répondra : vous êtes 20 égoïstes qui, loin de mériter le tout, ne méritez pas même le 20e que je voulais donner à chacun ; non je ne vous donnerai pas une obole... Là-dessus, chacun regimbe (réclame ) et soutient, qu'en dépit de toutes les comparaisons, la nature nous dit que ce partage de Psyché à 20 hommes est abject au suprême degré, oui, très abject selon l'essor inverse ou exclusif qui est le seul connu. Mais j'ai montré le germe d'essor direct ou sociable dans la coutume de l'adultère ou cocuage. Voilà l'embryon qu'il faut développer. Ne voit-on pas les gens qui vivent dans un état d'adultère trouver de puissants motifs pour concilier leur partage avec l'amour-propre, la délicatesse, le sentiment ; reste donc à découvrir le calcul par lequel une opinion, qui peut s'inoculer à deux copartageants, pourra germer chez deux cents au besoin et les entretenir tous dans la plus parfaite concorde et transformer en lien d'amitié cette participation qui serait dans nos mœurs un germe de discorde entre eux et de mépris pour l'objet possédé. N'est-il pas certain qu'un tel résultat sera le seul compatible avec l'esprit de Dieu, qui est la générosité par excellence, et que rien n'est si éloigné de l'esprit de Dieu que la [...] d'un homme qui veut un plaisir pour lui seul, et porte l'égoïsme au point de vouloir tuer celui qui veut goûter un instant de ce bien, auquel il serait si facile de faire participer autrui si l'on savait l'art d'amener les hommes à cet esprit accommodant qu'ils déploient quand il s'agit de glaner très humblement sur le terrain d'un mari.

On n'aura pas besoin de tant de bassesse en Harmonie. Les partages, la communauté momentanée, seront honorables par un effet inhérent à l'union angélique. C'est l'amour puissanciel dont je vais donner une idée. Supposons Psyché et Narcisse très épris l'un de l'autre. Ils sont le plus beau couple de Gnide et aucun des 40 poursuivants, hommes et femmes, ne sera surpris qu'ils se donnent réciproquement la préférence. Mais si, par une impulsion très inconcevable dans nos mœurs, Psyché et Narcisse consentent à n'être l'un à l'autre qu'après qu'ils auront été à chacun de leurs 20 poursuivants, avouons que le dévouement généreux de deux amants qui se privent l'un de l'autre pour satisfaire une masse d'amis, cet acte, dis-je, devient aussi honorable qu'une prostitution de caprice eût été ignoble. Or, quels motifs pourront déterminer ces deux amants à se sacrifier ainsi au plaisir du public. C'est ce qui sera expliqué en traitant de l'amour puissanciel ou pur sentiment en haut degré. Jusque là concevons que les amours actuelles étant dépourvues de ce ressort libéral ou direct doivent éclore entièrement dans le sens inverse ou égoïste. Nous opinons sur cette innovation future comme l'enfant de 10 ans qui prétend que son frère aîné est bien dupe de suivre les dames et demoiselles, qu'il y a bien plus de plaisir à jouer aux globules de marbre et on leur répond que lorsqu'ils auront 20 ans ils chanteront sur un autre ton et qu'ils préféreront les dames à leurs jeux d'enfants, sur quoi ils sourient de pitié et on sourit bien mieux de leur ignorance. Telle est la bévue des civilisés quand ils vantent l'amour égoïste ; je ne conteste pas qu'il n'ait ses charmes, et très grands, mais connaissant la théorie du mouvement qu'ils ignorent, je suis fondé à leur annoncer que l'harmonie créera des germes de libéralisme amoureux qui opéreront en sens inverse de nos coutumes et feront goûter, soit aux couples angéliques, soit à ceux qui les posséderont, une ivresse magnanime et sainte, une volupté sublime aussi supérieure à l'égoïsme actuel que le charme des amours de l'adolescence l'est aux jeux des polissons de 10 ans.

Si l'on observe que, dans l'ordre que je vais décrire, les amours égoïstes ou civilisées seront pleinement licites à tout le monde, n'est-il pas évident que le nouveau mode qui introduit des germes d'union et de satisfaction générale sera vraiment le mode divin et que nous nous sommes lourdement trompés en prenant pour passion divine le mode actuel ou amour exclusif et illibéral, affection purement humaine, toute pétrie de penchants égoïstes qui sont le cachet du vice et dénotent l'absence de l'esprit de Dieu.

Il faut donc déterminer un ordre où, sans aucune contrainte, l'amour se complaise aux mesures de concorde générale de philanthropie, de générosité, etc., et, pour étudier ce grand problème, commençons par l'alphabet de la science ou Échelle des genres sur lesquels nous aurons à opérer [...].

Mais j'ai observé que ce livre est comparable à ceux qu'on réserve aux médecins et aux confesseurs et qui doivent traiter des matières interdites à d'autres ouvrages.

Et pour juger par avance de la beauté de ces […] observons le progrès colossal qu'a fait le monde amoureux en s'élevant seulement d'un échelon, de la période civilisée 5e à la période barbare 4e. Ce n'est vraiment qu'un degré social de parcouru et pourtant quelle distance infinie des coutumes amoureuses du Maroc ou d'Alger avec celles d'une cour polie d'une capitale civilisée. Il n'y a pourtant que le moindre intervalle possible de la période barbare à la civilisée et l'on estimerait au premier coup d'œil un progrès de 10 000 ans de perfectionnement ; qu'on juge par là des différences de genres que peuvent donner les périodes 6-7-8 où la beauté des races, la politesse et l'opulence, la liberté, la vérité, la bienveillance générale inviteront toutes les classes à inventer de nouveaux liens, à rivaliser de raffinements pour embellir et varier dans le genre noble et loyal ces amours si monotones en civilisation où la vie des virtuoses les plus vantés, comme les Richelieu, les Ninon, n'est qu'une répétition des mêmes intrigues, toutes limitées à deux genres où dominent constamment l'égoïsme, astuce et adultère. La violation impudente des lois, fâcheuse propriété de la civilisation, qui restreint la plus belle passion à ne pouvoir se […] sans fouler aux pieds la Vérité, la Législation, la Religion...

Si l'on veut acquérir des notions régulières sur cette passion de l'amour, objet de tant de divagations, il faut envisager l'ensemble de ses développements visibles sans acception de légalité ou illégalité. Que l'adultère soit licite ou illicite, il n'est pas moins certain qu'il existe, qu'il s'exerce en grand détail...

Aussi le système composé se réduit-il parmi nous aux 2 genres les plus abjects, savoir : l'amour égoïste ou exclusif et la polygamie furtive, dite cocuage ou adultère.

Une preuve que ces 2 modes d'amour ne sont nullement suffisants à satisfaire le cœur et l'imagination : c'est que chacun veut les cumuler quoique leur assemblage soit réputé de toutes voix, criminel et odieux. Chacun penche pour l'infidélité et rien n'est plus rare que la constance chez ceux qui ont les occasions d'y manquer. Ils deviennent tous bigames dès qu'ils se croient assurés du secret et exigent pourtant la constance de leur conjoint à qui ils font mystère de l'infraction commise ; c'est cumuler les deux genres 3 et 4 et telle est parmi nous la conduite de tous les individus libres et jeunes et pourvus des moyens de succès. Tout n'est qu'égoïsme et fausseté dans les deux méthodes d'amour civilisé et, en admettant l'amour comme passion toute divine, il en résulte que nous n'avons su tirer du germe tout divin que les effets les plus opposés à l'esprit de Dieu, au règne de la vérité et à l'extension des liens affectueux.

Ce n'est pas seulement l'amour ; ce sont les 4 affections qui sont réduites parmi nous au plus faible essor ; on a pour règle, en civilisation, de se limiter à un petit nombre d'amis tandis que l'harmonie excite chacun à multiplier sans bornes ses liaisons amicales dont il n'y a jamais aucune perfidie à redouter ; l'ordre actuel opère de même en lien de famille, le mariage exclusif réduit au terme le plus limité le lien qui dans l'harmonie s'étendra à la majorité du canton. Notre état social restreint de même au minimum et souvent à rien les associations qui, dans l'harmonie comprendront pour le seul travail domestique un tourbillon entier. C'est donner en tout sens le résultat contradictoire avec l'esprit de Dieu qui tend au lien général...

Achevons de constater les disgrâces ou plutôt l'assassinat du pur amour ou branche sentimentale que l'opinion, la politique et la religion s'accordent à proscrire. En effet, la loi et la religion n'admettent en amour qu'un but qui est la procréation, qu'un mode d'union qui est le mariage ou monogamie asservie ; elles exigent que le lien soit consommé matériellement et non pas borné au sentiment pur dont il ne naîtrait ni chrétien ni citoyen ; toutes deux tiennent pour le précepte « croissez et multipliez ».

Le pur sentiment ou pur amour exige que le soupirant ou la soupirante prouvent leur dégagement de toute vue sensuelle par adhésion à ce que l'objet aimé soit possédé matériellement par autrui. C'est une licence que donnent en harmonie les couples angéliques et, de même, les Vestales et Vestals qui souscrivent tous à ce que leurs poursuivants, d'un et d'autre sexe, forment de saintes unions matérielles avec les membres du sacerdoce. Un tel contrat deviendrait, en mariage, adultère consenti d'où il suit que ni la loi ni la religion ne peuvent l'admettre. Quant à l'opinion, elle n'est pas moins intolérante sur ce point et l'homme qui épouserait ou courtiserait une femme pour se prêter à la livrer complaisamment aux autres hommes, faire son bonheur d'un pareil train de vie, aimer la dame pour elle seule et non pour lui, serait de toutes voix accusé de suprême niaiserie et soupçonné, en outre de connivence crapuleuse comme le quidam qui, amoureux d'une place de capitaine fit pacte avec Henry IV pour être surveillé dans le lit nuptial, de peur de contact, et partir le lendemain pour le régiment le plus éloigné...

Si l'on méconnaît les droits de l'amour matériel, c'est compromettre le spirituel. C'est l'exposer au mépris secret des femmes et, par suite, des hommes ; tout système qui attaque l'un attaque l'autre ; l'harmonie veut les tenir en balance et non pas écraser l'un sous prétexte de servir l'autre.

Nos savants ont traité l'amour matériel comme un torrent dont on essayerait de barrer le lit sous prétexte qu'il est dévastateur. Qu'arriverait-il ? Que le torrent entravé se jetterait au travers des campagnes et ravagerait dix fois plus de terrain qu'il n'en eût occupé dans un lit suffisant, ainsi en proscrivant l'essor légal et l'emploi social de l'amour matériel, soit par le concubinage, soit par d'autres voies, on a quadruplé son influence et rompu toute proportion, l'on a réduit le sentimental en vil esclave qui n'intervient que pour servir de masque, admirables opérations de nos entrepreneurs de perfectibilité qui, avec leurs grands mots de balance, contrepoids, garantie, équilibre, ont produit en amour comme en politique l'absurdité universelle.

Le couple d'amour égoïste ou illibéral a pour règle – tout pour moi seul et rien pour les autres. Le couple d'amour puissantiel ou libéral doit avoir pour règle : tout pour les autres et rien pour moi, que ce qu'ils voudraient m'assigner. J'ai dit que ce couple ne jouit pas de lui-même et se livre à un grand nombre d'autres qui n'autorisent dans le dit couple que l'amour sentimental, genre de jouissance bien inconcevable pour nous. Voyons par quels moyens on parvient à y attacher le charme le plus vif. Un adage des plus vrais nous dit qu'en ce monde on ne fait rien pour rien ; d'après ce principe, si l'on veut, en amour, obtenir des effets de libéralisme transcendant, il faut favoriser des leviers transcendants, et le principal sera le trône de favoritisme qui est partout le prix de l'amour libéral...

La seule perspective de ces trônes et des immenses revenus attachés à ceux de haut degré suffiront pour électriser toutes les têtes civilisées et engager dans la philanthropie sentimentale une foule de femmes sensibles qui donnent aujourd'hui dans les fadeurs de ménage, faute d'un champ assez vaste pour déployer de charitables penchants. C'est, dans l'harmonie, une carrière magnifique pour les personnages distingués en beauté, hommes ou femmes, lorsqu'ils ont fait bruit dans les unions de philanthropie sentimentale et qu'ils ont exercé cette vertu sur un vaste théâtre dans les armées, les hordes et bandes d'aventuriers. Ils obtiennent par degrés les suffrages d'une province, d'un empire qui connaît leurs prouesses par la chronique amoureuse et ils sont promus aux sceptres de divers degrés en favoritisme.

Ils peuvent, quand il leur plaît, faire pause de philanthropie, entrer en amour jaloux, égoïste, mais, pendant ce temps, ils n'acquièrent pas de titres aux suffrages et risqueraient de se faire oublier par une longue station en amour égoïste. Aussi les hommes et les femmes qui ont commencé de courir en amour la carrière des vertus philanthropiques, ne restent éloignés que peu dans le genre égoïste qui ne conduit à rien. Car un empire ne retire aucun agrément des caresses de deux tourtereaux qui passeront une année à se becqueter jusque dans les assemblées. Leur indécence fait hausser les épaules à quiconque n'est pas leur père ou leur mère. Ce genre d'amour ne sera protégé en harmonie dans aucun cas, pas même pour la Vestale passée aux troubadours. On exigera des amants une tenue décente en public et l'on n'admettra nullement les scènes lubriques de nos jeunes époux qui semblent dire niaisement à une compagnie : « Le curé a débité du latin qui nous permet de nous becqueter en public. » On voit ce manège dans tous les honnêtes ménages de la bourgeoisie civilisée et cela se passe en présence de jeunes sœurs qui, amorcées par le bon exemple, ne manquent pas en secret d'essayer pareil jeu avec les jouvenceaux du voisinage ; laissons-les se gaudir en paix et rentrons dans notre sujet.


Indices de penchants nombreux à l'angélisme

En faisant le parallèle de l'inégalité de jalousie amoureuse entre les barbares et les civilisés, en observant combien les barbares sont intraitables sur ce point et combien les civilisés le deviennent dans maintes circonstances, on reconnaîtra que la jalousie, comme bien d'autres passions, est modifiée par les changements d'ordre social et que si elle décroît déjà fortement de la période 4 barbare à la 5e civilisée, elle doit décroître d'autant par l'avènement aux périodes 6 garantisme, 7 sérisme mixte composé, 8 harmonie simple, vu que ces périodes multiplient par degré les liens de toute espèce dans lesquels doit s'amortir plus ou moins la jalousie qu'il n'est point nécessaire d'absorber en Harmonie, puisqu'on y a besoin d'une certaine masse de ces couples jaloux et égoïstes environ un tiers. Mais comme les champions d'esprit jaloux d'amour conjugal et philosophique nieront qu'on puisse trouver pareil nombre de couples non jaloux, il faut leur montrer dans nos mœurs présentes, les germes de cette balance future de nombre entre les 2 classes.

Je pourrais citer des exceptions collectives, des nations entières policées ou non policées qui ont abjuré la jalousie ; les Spartiates comme on sait prêtaient leur femme à tout citoyen vertueux qui la désirait ; les Lapons et autres sauvages offrent leurs femmes aux étrangers ; les Otahitiens en faisaient de même. C'étaient pourtant les peuples les plus voisins de l'état originel ; qu'il y ait eu parmi ces peuples quelques amants jaloux, cela est dans l'ordre, puisque la nature veut arriver à une balance tierce des uns et des autres, et je ne critique ici que la civilisation qui veut ériger l'amour jaloux en système exclusif Je l'élèverais de même contre un peuple qui érigerait en système général des méthodes rapprochées de la communauté. La règle à suivre en Harmonie est d'éviter les systèmes exclusifs qui sont un vice radical de la civilisation.

Il faut que la jalousie tant excitée par le système conjugal n'ait que de faibles racines chez les civilisés, car on voit à chaque instant quelque passion neutraliser, absorber l'esprit jaloux, témoin l'intérêt si puissant sur ce point que beaucoup de gens perdent tout à coup leur jalousie quand l'intérêt vient la balancer. Or l'Harmonie pouvant mettre en jeu une foule de ressorts aussi actifs et plus nobles que l'intérêt entre autres, l'amitié générale ou unitéisme, l'esprit religieux, etc., on peut prévoir qu'elle arrivera sans peine à cette balance tierce entre les jaloux et les non-jaloux d'autant mieux qu'il n'y aura pas de rôle fixe.

Bref, l'esprit humain, à mesure qu'il avance comme les Parisiens vers le perfectionnement de la perfectibilité, devient plus traitable sur certains partages en amour, le progrès social modifie sa jalousie ; il n'en est pas de meilleure preuve que la comparaison des civilisés aux barbares, vrais tigres en amour, gens qui ne veulent pas même qu'un médecin tâte le pouls d'une femme malade et qui sont pourtant l'échelon contigu au nôtre car il n'y a, d'eux à nous, aucune période intermédiaire. Qu'on juge par là du progrès qu'amènera un [...] [...] de 3 échelons subitement franchis.

En résumé, les civilisés ne se prêtent à la philanthropie amoureuse que dans des vues abjectes, mais enfin ils s'y prêtent et leur condescendance honteuse dénote qu'ils s'y prêteraient bien mieux si l'on mettait en jeu des ressorts d'enthousiasme, comme l'esprit religieux et amical, les vues d'ambition honorable comme l'appât des trônes de favoritisme qui ne sont point en harmonie une récompense de débauche mais le prix d'une générosité reconnue indispensable aux soutiens de l'harmonie et de l'unité générale...
En adultère, si déjà l'on adhère à des partages ignobles et fondés sur la fraude, on adhérera d'autant mieux à ceux auxquels présideront la vérité, l'esprit religieux amical, l'appât de la gloire, l'appât d'un trône, etc.

Objection : cette fraude en amour est un charme réel ; si vous y substituez la vérité, vous enlevez l'illusion, l'appât de l'obstacle surmonté. C'est remplacer un mystère piquant par une publicité humiliante pour les copartageants et faite pour glacer les plus passionnés.

Excellente objection ; je la tiens pour la meilleure qu'on puisse élever sur le sujet et je veux même lui donner plus de force encore par une analyse à laquelle ne songeront pas ces [...].

Cet adultère, dit cocuage, plaisir honteux sous certains rapports puisque l'amant n'ignore pas qu'il figure en humble glaneur, cet adultère, dis-je, recèle encore trois germes de jouissance réelle qui sont :

1° L'amour sentimental bien réel, bien réciproque entre la femme adultère et son amant, amour d'autant plus vrai que souvent l'amant la console de quelques persécutions conjugales.

2° Le plaisir matériel bien réel encore ; ceci n'a pas besoin de commentaires.

3° Le charme de la difficulté vaincue, l'appât de déjouer un argus, plaisir aussi certain que celui du chasseur dans ses succès, le cerf qu'il a lancé et forcé, rabattu de sa main, a pour lui dix fois plus de prix que n'en aurait un cerf acheté au marché. Ce charme d'astuce et de victoire secrète se trouve dans l'adultère dit cocuage. Lors même qu'il n'y serait pas et que le mari serait consentant, on aime à se persuader qu'on l'a trompé, dépisté, et l'on voit beaucoup d'amants se donner le mérite de ces sortes de triomphes que le mari même leur a ménagés pour se débarrasser du service de ménage, mérite dont la dame se plaît à bercer les amants pour augmenter le prix de ses faveurs.

4° L’orgueil, le relief acquis aux yeux d'un public révolté en secret contre les lois et n'estimant que celui qui sait les violer avec discrétion dans la bourgeoisie, avec audace dans les [...].

Aussi accorde-t-on une haute estime au quidam qui exerce l'adultère en fraude, cajolant le mari et prônant les vertus de la dame qu'il a grand soin d'afficher, tout en faisant l'apologie de sa fidélité conjugale.

Voilà 4 plaisirs distincts dans l'adultère ou cocuage et je les analyse afin que les civilisés ne m'accusent pas de ravaler leurs jouissances ; loin de là, je m'engage à les analyser dans tous les cas, mieux qu'ils ne les analyseraient eux-mêmes et en rehausser le charme réel. J'acquerrai d'autant mieux le droit de mettre en parallèle de nouveaux plaisirs dont [...] ne gênera point l'exercice de ceux qui existent à présent, car le cocuage tant prôné chez les civilisés existe en Harmonie dans la classe des amants égoïstes, classe nécessairement fausse et qui jouit du droit de tromperie secrète. Voilà donc les [...] civilisés bien rassurés et garantis sur ce plaisir qui fait leurs délices ; ils pourront se cocufier dans l’Harmonie sauf toutefois à se ranger dans la classe des amants égoïstes ou jaloux hors de prémices, hors de possession primitive, qui est le seul cas où la jalousie coïncide avec le [...].

J'ai fait valoir à plaisir l'objection élevée, celle du charme attaché à la fraude amoureuse ; j'y ai compté 4 sortes de plaisir ; il faudra en découvrir autant pour le moins dans les amours puissancielles qui ne nuiront point à ceux-ci et formeront au contraire une variété propre à rehausser les uns et les autres par le contraste et la faculté d'alternat, faculté dont l'absence frappe les amours civilisés condamnés irrévocablement à la monotonie ou bien réduits à se varier par des intrigues difficiles et qui rentrent dans les attributs de l'amour puissanciel.

En attendant les chapitres où je décrirai dans les amours puissanciels 4 plaisirs positifs et aussi incontestables que ceux que je viens d'analyser, commençons à mettre ici le mal en balance avec le bien et à remarquer que cet adultère tant vanté, ce cocuage dont je ne conteste pas les charmes positifs et dont je viens de faire l'analyse, ce cocuage, suprême triomphe des civilisés, a le vice de recéler en même temps 4 [...] négatifs qui font la balance très régulière de ses illusions. Leurs tableaux disposera à apprécier le mérite des amours d'harmonie qui en puissanciel ou en radical sont pleinement exempts de ces [...] attachés aux amours civilisées. Analysons leurs [...] dans les plaisirs tant vantés de l'adultère.

1° Le couple angélique goûte en hypofoyer le bonheur d'être l'objet d'idolâtrie du public, d'être pivot de favoritisme et j'ai observé (voyez la définition de cette passion 2e section) que ce n'est point une idolâtrie chancelante, dangereuse, comme chez nous ; celle de la valeur populaire.

2° Il a jouissance de haute ambition par la perspective des trônes de favoritisme dont son union est la voie, de la gloire qui lui est dans les chroniques d'amour.

3° Il a le plaisir de céladonie transcendante ou degré supérieur du pur amour, sorte d'érotisme mental qui élève les conjoints au-dessus des désirs matériels en leur faisant une diversion d'enthousiasme qui diffère le désir jusqu'à une autre phase de la passion.

4° Il jouit pleinement de la volupté matérielle avec une vingtaine ou trentaine d'élus ou élues que chacun des anges possède pendant le cours de la session.

5° Il goûte le charme sentimental avec ces mêmes élus dont chacun se trouve intéressé à raffiner de courtoisie pour égaler l'ange titulaire en délicatesse et se faire distinguer de l'ange ou l’angesse qu'il considère comme futur monarque et personnage éminent.

6° Il jouit en esprit religieux du noble enthousiasme attaché aux œuvres pies dont l'angélicat est une des plus distinguées et des plus considérées.

7° Il jouit avec les poursuivants du charme de variété en matériel et spirituel. Chacun d'eux étant intéressé à [...] dans l'un et l'autre genre les plaisirs de l'ange et l'angesse pour obtenir l'un des 3 anneaux de faveur que chaque ange en fin de session donne aux trois athlètes qu'il a le plus distingués.

8° Ils jouissent du délai matériel convenu, le charme connu dans les préludes d'union ou l'ivresse de deux amants sûrs de leur affection mutuelle et certains d'être l'un à l'autre dès que le temps sera venu.

9° Ils jouissent de la passion hyperfoyer ou unitéisme par l'assurance de compter parmi les caractères transcendants sur lesquels se fonde l'harmonie générale dont leur union devient un gage dans le pays même en y donnant le signal et le [...] des vertus de toute espèce.

Tel est le rôle assigné au sentiment dans l'harmonie ; il est concurrent et non pas indépendant des plaisirs matériels de l'amour. Quand une femme sera bien pourvue de tout le nécessaire amoureux, exerçant en pleine liberté et variété, bien assortie en athlètes, matériels, en orgies et bacchanales, tant simples que composées, alors elle pourra trouver dans son âme un ample [...] pour les illusions sentimentales dont elle se ménagera plusieurs scènes et liaisons pour raffiner et contre balancer les jouissances matérielles.

Dira-t-on qu'elle n'aura pas grand mérite et que cela lui sera bien facile, quand elle aura tout cet attirail de voluptés sensuelles, mais il reste que l'exercice du sentiment trouve beaucoup d'obstacles à surmonter ; le problème est d'en assurer le règne, de lui donner tout le relief possible et d'égaler son influence à celle du plaisir matériel et tel sera l'effet de l'harmonie où le sentiment brillera parce qu'il sera en juste balance avec l'amour sensuel.

Tandis que dans notre perfide civilisation où l'on veut élever le sentiment au rôle supérieur, il est secrètement dédaigné et bafoué de tout le monde et il expose à toutes sortes de disgrâces le peu d'apôtres sincères qu'il joint à sa bannière [...].

Champions de sentiment voulez-vous relever les autels de votre Dieu songez à manœuvrer sagement car vous êtes accablés par la foule des matériels amoureux. Il faut ici que la tactique supplée au nombre. Quand je m'engage à vous remettre sur le pinacle, ne vous pressez pas de gloser sur mon ordre de bataille ; souvent une armée faible abandonne le terrain pour attirer l'ennemi dans un piège. C'est ce que je vais faire ; nous allons d'abord évacuer toutes les anciennes positions et choisir un local propre à nos ressources ; ne vous effrayez pas des principes neufs que vous allez lire ; l'unique moyen d'écraser les matériels est de leur donner gain de cause au premier abord. C'est en feignant de nous placer au dernier rang que nous atteindrons au premier [...].

Le cynique Diogène prétend que l'amour est l'occupation des paresseux. Il se trompe ; c'est l'occupation des gens riches, quelqu'étendues que soient leurs affaires ils ont toujours des amours, tandis qu'un paresseux vieux et pauvre n'en a pas. Le pauvre n'en a guère, même dans sa jeunesse, les jeunes femmes du peuple ont des amours plus que les hommes parce qu'elles y trouvent un moyen de fortune qui n'est réservé qu'aux femmes. Quant à la classe des jeunes villageois et manœuvriers, ils ne sont guère occupés que de gagner leur vie et l'amour, chez eux, est bien restreint au nécessaire, tandis qu'il est en superflu chez les riches même dans leur vieillesse.

Dans l'harmonie où personne n'est pauvre et où chacun est admissible en amour jusqu'à un âge très avancé, chacun donne à cette passion une portion fixe de la journée et l'amour y devient affaire principale ; il a son code, ses tribunaux, sa cour et ses institutions, etc.





De la sainteté majeure et mineure et de l'héroïsme d'Harmonie





Parmi les divers avantages attachés à l'angélicat ou céladonie composée, le principal est d'être voie d'acheminement à la sainteté en ce monde. Je ne dis pas en l'autre, car les harmoniens veulent dès ce monde jouir de tous les avantages que la Civilisation ne promet à ses badauds que pour l'autre monde. Expliquons quel rang tient dans l'Harmonie le grade de sainteté et à quels titres on y parvient. Ainsi qu'à l'héroïsme, source d'illusions précieuses et qui s'allient à celles de sainteté dont nous allons parler.


De la sainteté mineure

Je commence par la mineure parce que le sujet se lie à l'amour qui est l'objet spécial des 3 sections dont nous venons de traiter en 10e section ; la sainteté majeure est du ressort de la cabale gastronomique.

La mineure tient à l'amour libéral.

Lorsque le genre humain parvenu à l'harmonie sociale sera débarrassé de ses chimères sur le sort de l'autre vie, lorsqu'il saura que, dans cette autre vie, le bonheur des défunts est intimement lié au bonheur des vivants, qu'on n'est heureux dans l'autre monde qu'en raison de la félicité dont on jouit dans celui-ci, on ne s'attachera qu'à faire le bonheur du monde vivant pour assurer le bonheur du monde défunt.

Je ne peux pas ici entrer dans les détails sur le lien qui existe entre les deux mondes. (On a vu 6e section, notice de l'équilibre composite.) C'est un sujet à traiter au 4e livre de la cosmogonie et sur lequel il serait déplacé d'anticiper. Bornons-nous à exprimer la vérité principale, savoir, que la destinée des défunts est collective et non pas individuelle, qu'ils sont ou tous heureux quand leur globe est organisé en harmonie, ou tous malheureux quand il est organisé en subversion...

Lors, dis-je, que le genre humain sera bien convaincu de ces vérités, il s'occupera sérieusement à s'assurer le double bonheur d'une et d'autre vie, en s'assurant celui de la vie présente. J'ai dit que parmi les illusions qui y concourront, il faut distinguer celles de sainteté et d'héroïsme en majeur et mineur. On n'admettra pour saints et héros que les êtres qui auront efficacement contribué au bonheur des humains dans cette vie et comme la bonne chère et l'amour sont les plaisirs les plus généralement [...] ce seront ceux dont le perfectionnement élèvera à la sainteté ceux qui y auront puissamment concouru.

C'est une plaisante idée de la part des civilisés et barbares que d'avoir attaché le grade de sainteté à des pratiques inutiles au genre humain, à des prières et austérités qui ne font le bien de personne, pas même de celui qui s'y voue. Il semble que les civilisés qui se vantent de perfection auraient dû, sur ce point, se distinguer des Barbares ; ils ont au contraire enchéri d'absurdités et l'on peut défier à l'esprit humain (sic) d'inventer rien de plus inutile que la conduite des saints de l'âge moderne. Si l'antiquité civilisée eut ses ridicules, elle fut du moins exempte de celui-là.

L’harmonie qui tire parti de toutes les illusions ne saurait manquer de spéculer sur celle de sainteté, mais elle n'admet que des saints utiles et concourant aux deux buts du système social : l'accroissement des richesses et des vertus. On sait que par vertus, j'entends les coutumes propres à multiplier les liens cardinaux : amitié, sectisme, amour, famillisme...

Les diplômes de saint et de héros étant dans l’Harmonie des hautes récompenses, on ne les accorde que sur des titres bien constatés et des épreuves nombreuses et graduées dans lesquelles le récipiendaire doit justifier d'aptitudes à toutes les fonctions requises, savoir :

– en sainteté majeure, sur la sagesse gastronomique,
– en héroïsme majeur, sur les sciences,
– en sainteté mineure, sur la vertu amoureuse,
– en héroïsme mineur, sur les arts.

On pourra juger approximativement de ces épreuves par la description de celles de sainteté mineure dont nous allons nous occuper. On va voir combien l'Harmonie sait utiliser un prétendant à la sainteté amoureuse et l'on estimera, comparativement, les services qu'elle tire des prétendants à la sainteté gastronomique et aux deux genres d'héroïsme en sciences et arts.



Épreuves de sainteté amoureuse ou mineure


Tableau des stations pour l'aspirance de sainteté mineure

Ordres Genres

1 1 La Patente ou initiative
de Piété-ambigu simple local

2 2 Épreuves subalternes :
noblesse céladonique, céladonie
simple, ambigu et Philanthropie

3
3
Les 3 pupillats vicinaux

4 4 Les 4 Angélicats

5 3 Les 3 Archangélicats

6 2 Épreuves transcendantes en Polygamie et Omnigamie
7 1 ambigu composé extérieur

Nous allons examiner si ces épreuves, qui conduisent un jeune homme ou une jeune fille à des rangs éminents, des trônes brillants et lucratifs, ne sont pas infiniment plus douces que les moindres peines corporelles et spirituelles qu'on impose à un civilisé pour le moindre avancement et souvent pour lui faire acheter sa misérable subsistance.

1° L’initiative : elle se compose d'une bienvenue aux 3 chœurs 3 âges du tourbillon en autre sexe : un jeune homme qui veut entrer dans la carrière de sainteté doit d'abord, à titre de Patente, le tribut amoureux à toutes les dames Révérendes Vénérables et Patriarches qui ne l'exigent pas toutes. Il en est de même d'une jeune fille ; cette patente est un service achevé en 3 mois et peut-être en un car beaucoup de personnages abonnent avec le candidat pour une simple séance quoiqu'il doive une demi-journée.

Après la patente obtenue le candidat peut entreprendre ses caractères de postulant à la sainteté ; elles sont distribuées en 16 stations formant 7 genres d'épreuves selon la Table.

La première épreuve est l'abnégation de soi-même d'ambigu local ou intérieur. Il est inutile d'en parler, l'ambigu n'étant pas admis dans nos mœurs modernes.

La deuxième épreuve se compose de 2 sessions en céladonie et pro-ambigu en exploits de noblesse subalternes, savoir une session sur les céladonies simples dont l'aspirant doit justifier en nombre et assortiment analogues à son caractère. S'il est trigine, il devra justifier d'avoir eu 3 céladonies cumulées avec 3 femmes de titre analogue à ses dominantes. S'il est monogyne, on le soumet à d'autres épreuves qu'il serait trop long de décrire.

2° Une session en sous-ambigu qui est une adjonction à l'autre sexe dans ses plaisirs. Si c'est un homme, il doit s'adjoindre consécutivement à 16 couples d'amour saphique ou féminin. Si c'est une femme, elle s'adjoint consécutivement à 16 couples d'amour spartiate ou masculin, pour les servir en plein dévouement à leurs plaisirs.

La 3e épreuve contient les 3 sessions du Pupillat fédéral ou vicinal en 3 tourbillons étrangers et au choix de l'aspirant ou aspirante qui doivent tribut d'amour

en 1re épreuve à un chœur de Révérends de l'autre sexe,
en 2e épreuve à un chœur de Vénérables de l'autre sexe,
en 3e épreuve à un chœur de Patriarches de l'autre sexe.

En exigeant que les 3 épreuves soient réparties entre 3 tourbillons étrangers, on ménage les intérêts de chacun et l'on fait profiter de l'épreuve à divers cantons. L’Harmonie ayant pour règle de distribuer équitablement les chances de plaisir. Ainsi chaque tourbillon voit souvent arriver de jeunes garçons et jeunes filles qui, voulant se sanctifier, courir la carrière de Piété, viennent s'offrir à tel chœur de personnes âgées. Ce sont des néophytes utiles au plaisir comme d'autres le sont aux sciences, aux arts, dans les diverses branches de sainteté et d'héroïsme.

La 4e épreuve se compose de 4 sessions d'angélicat très agréables pour le récipiendaire qui choisit ses élus ou élues dans la classe de ceux qu'il a distingués. Un Ange ou Angesse ne peuvent pas avoir moins de 37 élus ou élues. Ce nombre étant le moyen terme d'un chœur et à supposer l'admission d'un élu, chaque jour le cours d'un angélicat peut s'étendre à un mois.

La 5e épreuve comprend les 3 archangélicats où l'aspirant ne choisit pas les élus mais les accepte tirés de la classe de la jeunesse et désignés par le tourbillon même, selon des règles quelconques. Cependant comme les élus sont pris dans les 7 chœurs du bel âge nos 7 – 8 – 9 – 10 – 11 – 12 – 13 et en même nombre que dans l’angélicat, la fonction peut encore être réputée fort agréable en toutes chances compensées.

La 6e épreuve ou transcendante est fort délicate ; elle se compose de 2 sessions. En 1er l'aspirant doit une polygamie harmonisée décrite antérieurement et qui consiste à aimer d'amour composé, posséder et accorder sans jalousie, autant de personnes qu'en comporte le titre du caractère.

En 2e session, l'aspirant doit une omnigamie graduée ou série des 16 orgies balancées, genres de plaisir dont il n'est pas encore temps de parler.

La 7e épreuve est un ambigu extérieur composé. C'est encore une formalité incompatible avec nos mœurs et dont il est inutile de parler.

À ces épreuves il faut ajouter 12 campagnes dont on peut faire 2 chaque année, les rassemblements d'armée n'étant que de 3 à 4 mois de durée. Toutes ces phases de noviciat peuvent conduire, prolonger jusqu'au-delà de 30 ans le postulant en sainteté.

On atteint de bonne heure à la sainteté et l'héroïsme mineurs. On n'atteint que tard à la sainteté et l'héroïsme majeurs qui exigent de profondes connaissances. Ainsi chacun peut courir successivement les deux carrières, atteindre à la sainteté amoureuse dans sa jeunesse et à la sainteté gastronomique dans sa vieillesse ; il en est de même des 2 héroïsmes, celui de certains arts, chant, danse, arts dramatiques, appartient à la jeunesse et celui des sciences, de la poésie, est l'apanage de la vieillesse.

Raisonnons sur ces épreuves : on a vu que le noviciat de sainteté amoureuse est distribué de manière à satisfaire alternativement toutes les classes d'hommes et de femmes. Si les saints gastronomiques et les héros de sciences et arts se rendent aussi utiles que ces saints de genre amoureux, l'Harmonie sera aussi judicieuse que la civilisation est stupide en n'exigeant des saints actuels que des mômeries inutiles au bonheur des humains. Que nous sert qu'un faquir d'Afrique ou un anachorète du désert endurent mille souffrances, mille privations ? N'est-il pas bien préférable de trouver des aspirants de sainteté qui procurent successivement des plaisirs à toutes les classes de l'humanité ?

Distinguons la gourmandise en matérielle et politique : la matérielle n'est que l'exercice brut du 4e sens appelé le goût ; on ne voit pas que les anciens se soient élevés plus haut ni qu'ils aient eu aucune idée de la gourmandise ou gastrosophie politique divisée en 3 branches, savoir :

1° gastrosophie pratique : la préparation ou cuisinale,

2° gastrosophie théorique : la digestion accélérée et copieuse ou hygiène positive,

3° gastrosophie mixte : la critique sur les 2 premières et par conséquent la connaissance des 810 tempéraments et des proportions de chaque produit cuisiné.

On pourra objecter que les saints de l'Harmonie seront donc des cuisiniers et cuisinières. Pourquoi non, la cuisine est de tous les arts le plus révéré dans l'Harmonie ; elle est le pivot de tout le travail agricole et le salon principal d'éducation. Chaque harmonien est cuisinier plus ou moins. Chacun d'eux a la prétention d'exceller dans la confection de quelque variété d'un mets et intervient au travail des cuisines le jour où ce mets devient objet de thèse et de fête ; le plus grand monarque dans ce cas vient fièrement siéger au poste des cuisines et y coopérer activement au soutien des cabales de la série en […].

En outre, il est de règle en Harmonie qu'on doit joindre la théorie à la pratique. Toute l'éducation suit cette marche et tend à rendre les enfants théoriciens et praticiens à la fois, sauf à eux à opter par la suite, ils sont donc tous cuisiniers dès l'enfance, l'aptitude à préparer quelques mets est une des épreuves auxquelles on astreint les récipiendaires qui veulent grader dans les chœurs impubères. Ainsi la cuisine dans ce nouvel ordre est plus ou moins la science de tout le monde ; il ne faut pas s'étonner qu'elle y jouisse du plus grand relief comme gage de jouissances habituelles et de sagesse hygiénique. Ces considérations acquerront plus de force à mesure qu'on connaîtra le système gastrosophique de l'Harmonie et l'immense utilité de la gourmandise quand elle est étayée des intrigues de série et de la connaissance des tempéraments...


Des deux héroïsmes en emplois d'harmonie
ou du lustre des sciences et des arts


Lorsque la paix perpétuelle et l'unité universelle existeront sur le globe, on n'aura plus besoin de cet héroïsme civilisé qui consiste à piller, violer, ravager, incendier, massacrer. Il faudra substituer à cet héroïsme de destruction celui de production et d'enrichissement. Dès lors le titre de héros n'appartiendra qu'à ceux qui excelleront dans les sciences et les arts. L'héroïsme majeur sera l'apanage des savants aujourd'hui si dédaignés et l'héroïsme mineur sera le lot des artistes.

Les 2 héroïsmes sont des carrières qui se combinent avec celles des 2 saintetés. Ces quatre fonctions s'exercent principalement dans les nombreux rassemblements dans les armées, les hordes, les bandes, les congrès, etc. L’héroïsme mineur ou excellence dans les arts s'allie fort bien avec la sainteté mineure ou prouesse amoureuse. Quant à l'héroïsme majeur, ou excellence dans les sciences, il s'allie de même avec la sainteté majeure ou prééminence dans la cabale gastronomique.

On peut cumuler ces 4 dignités. Les 2 premières : héroïsme mineur et sainteté mineure étant l'attribut de la jeunesse et les 2 autres en majeur exigeant des connaissances qu'on n'atteint que dans l'âge mûr. On peut donc alternativement concourir pour les 4 palmes. Aussi verra-t-on dans l'Harmonie beaucoup de [...] au titre de double saint et double héros. C'est par cette raison qu'on ne peut traiter de la sainteté sans parler aussi de l'héroïsme tant des sciences que des arts...

Les savants et les artistes [...] ont pour 1ères récompenses 4 sortes de sceptres à se partager, savoir :

1° Le sceptre de favoritisme, qui est d'ordinaire déféré à ceux qui excellent à la fois dans quelque branche des arts et dans la pratique des vertus amoureuses ;

2° les sceptres d'honneur, cabale cardinale gastronomique ou de sagesse théorique et pratique ;

3° les sceptres d'ambition ambiguë attribués aux sciences ;
4° les sceptres de paternalisme ambigu attribués aux arts.

Ces sceptres étant de 13 degrés, depuis celui d'un simple tourbillon jusqu'au sceptre du globe entier, l'on voit quelle immense carrière est ouverte aux savants et artistes dans l'Harmonie et quelle serait la bassesse de ceux qui préféreraient la Civilisation où ils n'obtiennent qu'avec tant de peine, et si rarement, des récompenses au-dessous du médiocre, des prix de cent écus [...] qu'on leur fait acheter par tant d'humiliations.

Indépendamment de ces trônes déférés aux savants et artistes, il existe une récompense pécuniaire qu'il est bon de mettre en parallèle avec les magnifiques cent écus des capitales de perfectibilité philosophique ; j'anticiperai sur la section d'unité à laquelle appartient ce détail [...] mais il serait impossible de parler du lustre des sciences et des arts sans décrire les prix qui leur sont décernés.

On peut estimer qu'en Harmonie le tiers de la jeunesse aspire à l'une des 2 saintetés ou à l'un des 2 héroïsmes ou à plusieurs des 4 grades et que le neuvième environ doit atteindre au succès. En conséquence, il n'y a de considéré dans la jeunesse que ces 4 sortes d'aspirants et d'abord ceux des 2 grades mineurs qui conviennent plus particulièrement à la jeunesse, la sainteté amoureuse et l'héroïsme des arts, étant à peu près des faveurs de la nature celui ou celle qui ont des talents naturels ont beau [...] d'arriver à l'héroïsme pour peu qu'ils s'adonnent à [...] et celui ou celle qui sont dotés d'une grande beauté n'ont pas de peine à atteindre à la sainteté, s'ils veulent s'astreindre aux épreuves, [...] et les candidats courant fréquemment les 2 carrières à la fois, il y a considération réciproque d'une fonction pour l'autre, et ceux qui s'adonnent aux processus de sainteté amoureuse respectent d'autant ceux qui s'adonnent aux arts, effets bien différents des mœurs civilisées où le jeune homme qui a triomphé de quelques femmes se croit un Phénix qui efface toutes les gloires connues. S'il n'a dans l'Harmonie que ce petit mérite, il est d'autant plus modeste qu'il ne peut prétendre ni à la sainteté ni à l'héroïsme et c'est le plus faible des titres en Harmonie que d'avoir quelque succès en amour. La considération en ce genre est dévolue aux aspirants de sainteté parce qu'ils sont modestes et voués à la bienfaisance, n'usant de leur beauté que pour faire le bonheur de ceux qui en sont dépourvus. Ainsi les jeunes gens en Harmonie ne trouveraient aucun titre dans cette beauté dont s'enorgueillit l'adolescent civilisé ; elle n'est un relief dans le nouvel ordre qu'autant qu'elle est étayée de l'un des deux titres mineurs en aspirance de sainteté ou d'héroïsme, auquel cas l'individu est fort éloigné de cette impudence qui caractérise les Adonis de la Civilisation.


Des deux héroïsmes en emplois de civilisation
ou excellence dans les aires et sainteté mixte


Toujours critiquer la Civilisation cela serait insipide et j'aime à lui rendre hommage quand elle le mérite. Il y a partout des exceptions et, ce qui le prouve, c'est que la Civilisation, tout en retenant dans l'indigence la plupart des savants, comble parfois de trésors et d'honneurs quelques artistes, entre autres les chanteurs et danseurs.

Mais ces récompenses n'ont rien de noble ; elles proviennent de recettes et collectes faites aux portes des spectacles. Ce n'est toujours pas l'État qui pourvoit aux récompenses. Dès lors, c'est la curiosité individuelle qui dédommage l'artiste de l'abandon où le laisse l'État.

Quant aux savants, s'il faut en peu de mots donner la mesure de leur avilissement, je me bornerai à extraire une ligne des journaux de Paris, janvier 1818 : « Quarante tragédies attendent leur tour » et de ces 40 tragédies on n'en peut pas faire jouer une seule, soit par défaut de protection individuelle, soit parce que le Théâtre qui est en possession du monopole ne veut pas se fatiguer à étudier de nouvelles pièces. Les acteurs, assurés d'un public obéissant, ne lui donnent pendant six mois que les anciennes pièces et vont pendant les six autres mois faire en province des excursions plus lucratives pour eux que l'étude des 40 tragédies nouvelles que les pauvres auteurs sont obligés de garder en portefeuille. Ainsi les littérateurs même, qui ont plaidé pour le monopole de Paris, en sont punis par l'impossibilité de produire ailleurs des pièces qui, en cas de succès au dehors, seraient refusées à Paris comme attentatoires au monopole qui exige que Paris ait le début et qui donne à ce même Paris le droit de refuser le début, admirable effet du perfectionnement de la perfectibilité.

Parlerai-je des humiliations qu'essuient les autres classes de savants ? Il n'est bruit que de leur pauvreté et quand le public apprend que l'un d'entre eux est mort de misère, c'est sujet d'amusette générale. Il faut que tous les savants aient des âmes bien viles pour aimer et vanter la Civilisation qui les dégrade si scandaleusement, et j'ai dû les comparer à ces anciens Musulmans, quelques hébétés qui tenaient à l'honneur d'être étranglés par ordre de sa hautesse. Du moins ces Musulmans se sont corrigés de cette imbécillité, mais les savants sont incorrigibles et plus ils reçoivent d'outrages de la civilisation, plus ils s'obstinent à vanter son perfectionnement de perfectibilité.

Examinons comparativement le sort des artistes dans la Civilisation et dans l'Harmonie. J'ai déjà représenté aux savants et artistes la bassesse de leur condition dans l'ordre civilisé (extermède 9e section). Ils savent assez combien d'humiliations ils ont à essuyer pour obtenir quelque avilissante protection. Comparons ce triste sort avec celui des jeunes artistes de l'Harmonie.

Il est pour eux double carrière : celle de l'héroïsme isolé, puis de l'héroïsme combiné avec la sainteté, avec l'exercice des vertus amoureuses. On peut, dans le jeune âge, cumuler l'un et l'autre titre et atteindre de bonne heure aux deux [...] savoir : à la sainteté mineure ou épreuve graduée dans la carrière des vertus et à l'héroïsme mineur ou épreuve graduée dans un art quelconque.

Les civilisés ont toujours eu du penchant à admettre l'héroïsme mineur. Ils ont en tous pays prodigué les plus brillantes récompenses aux chanteurs, danseurs, comédiens, etc. Sur ce point, ils se rapprochent un peu des coutumes de l'Harmonie qui affecte des lustres immenses, des trônes, à la récompense de divers talents désignés sous le nom de beaux-arts et dans lesquels il faut comprendre la gymnastique et autres exercices trop ravalés dans l'ordre actuel. On accordait autrefois des honneurs sans bornes à un vainqueur aux jeux olympiques. C'était un excès sans doute, car le médiocre talent de conduire un char et faire courir des chevaux n'était guère digne d'enflammer la muse lyrique. L’Harmonie tout en évitant ces excès distinguera dans la gymnastique ce qui sera digne d'être [...] et une funambule comme Mme Sagui sera au rang des premiers artistes du globe et des prétendants aux sceptres dont les beaux-arts seront la voie.

Les virtuoses en Harmonie vont toujours déployer leurs talents aux armées industrielles sur les théâtres des tourbillons où stationne l'armée. Ce n'est que là qu'un grand talent peut se déployer avec avantage et trouver un public apte à répandre sa renommée. Ces rassemblements et luttes d'artistes rendent les armées très brillantes et sont un des ressorts qui y attirent fortement la jeunesse.

Un tort des savants a été de confondre avec les beaux-arts la poésie qui est une très haute science, qu'on n'acquiert qu'avec l'âge ; elle n'est nullement l'apanage de la jeunesse, malgré l'adage nascuntur poetae. Il est certain qu'on ne devient poète consommé qu'aux approches de la vieillesse, tandis qu'on est chanteur ou danseur prééminent dans l'âge le plus tendre et avant 29 ans.

On peut aussi distraire la peinture et la sculpture du nombre des arts précoces. On ne trouvera guère à l'âge de 25 ans des Phidias ni des Zeuxis. Au reste, peu importe la distinction de science ou d'art ; l'on ne cherchera en Harmonie qu'à avoir des héros précoces en genre quelconque. Si l'on peut trouver à 25 ans de bons poètes et bons sculpteurs, on leur donnera avec empressement les trônes et récompenses affectés à ces talents et chacun les louera d'avoir devancé le terme...

Lorsque je le vois les modernes triomphants d'avoir avili la céladonie et prônant l'ouvrage de Don Cervantès qui en détruisit le germe, je les compare à ces philosophes qui essayèrent de détruire la Religion sous prétexte qu'on peut s'en passer. Sans doute, on peut se passer de toutes les illusions qui font le charme de la vie. Deux époux peuvent se passer d'amour sentimental et leur union purement sensuelle ne produira pas moins de rejetons. L’on peut aussi se passer d'esprit patriotique, le blé croîtra dans les champs ensemencés par l'esclave sans patrie comme dans le champ du citoyen dévoué. Mais quel est le plus sage ou de celui qui sème de fleurs le chemin de la vie, ou de celui qui s'attache à le hérisser d'épines ? On voit des peuples entiers renoncer à quelque branche de jouissance : les Hindous se privent de viande, les Mahométans se privent de vin. Sont-ils plus heureux que celui qui en use convenablement ?

La céladonie ne pouvant être dans l'ordre civilisé qu'un masque de toutes les intrigues, il a été prudent de la discréditer. Mais c'est nous priver de la plus belle source des plaisirs, témoin un seul de ses emplois que j'ai fait entrevoir :

L'Angélicat, coutume qui déterminerait dans chaque pays une foule de beaux couples à favoriser passagèrement une masse d'amants et d'amantes par des voies honorables et d'où naîtraient des liens d'affection et d'enthousiasme général, tandis qu'aujourd'hui la même complaisance ne produirait que la dégradation générale et le mépris de ceux qui auraient consenti à se prêter aux vœux d'un public.

Singulière propriété de la Civilisation, celle de faire naître la discorde d'un lien que chacun désire et d'avilir ceux qui consentent à le former.

Il n'est pas de penchant plus général en chaque pays que celui du public pour les beaux couples, penchant bien plus aisé à satisfaire que la convoitise de la fortune, car il faudrait qu'un homme riche se dépouillât pour contenter ceux qui convoitent les richesses, tandis qu'un couple angélique ne se privera de rien pour satisfaire une masse d'amants et d'amantes. Il y gagnera au contraire des illusions, des honneurs, des voies de fortune éclatantes. Est-il un genre de lien plus digne d'être encouragé pour le bien de tous ? On l'encourage d'autant mieux en Harmonie que les couples angéliques ne sont point harcelés de solliciteurs, l'Harmonie ayant foule de moyens pour satisfaire les désirs en amour comme en toute passion...


Discours sur les grands caractères polygames
Chrysès. – Gnidiens et illustres hôtes,


Chacun de vous sent le besoin de rendre hommage aux vertus éclatantes dont nous sommes témoins et dont nous allons goûter les bienfaits. Je ne saurais mieux vous en faire sentir le prix qu'en rappelant à votre mémoire les âges obscurs où la philosophie incertaine excitait tous les esprits à l'égoïsme et en faisait la base des relations sociales.

Alors les vertus amoureuses qui font aujourd'hui nos délices auraient été des forfaits dignes du dernier supplice. La vandale philosophie vouait à l'opprobre toutes les passions qui forment les liens et tous les grands caractères qui savent, en amour et en ambition, s'élever au-dessus de l'égoïsme.

Pendant 3000 ans vos aïeux, tout en se targuant de sagesse, restèrent sous la tutelle de cette science infâme qui dégradait la liberté et voulait asservir un sexe à l'autre, qui plaçait la sagesse dans la persécution du sexe faible et la gloire dans le carnage et les pillages fiscaux et mercantiles.

Elle voyait des vertus civiques dans la scélératesse d'un accapareur qui exposait à la famine 20 millions de personnes, dans la frénésie d'un conquérant qui couvrait 30 provinces de sang et de deuil ; elle avilissait les grands caractères par le sobriquet d'originaux et ses rhéteurs serviles copistes, incapables de s'élever aux idées libérales, n'auraient vu que des êtres infâmes dans l’angesse héroïne et les saints personnages à qui vous allez devoir votre bonheur. Ces ennemis du plaisir et de l'unité ne vantaient que les [...] qui entassaient cent mille cadavres sur un champ de bataille où les sangsues qui, par une intrigue d'agiotage, absorbaient le fruit des sueurs de 100 000 cultivateurs. Ils ne voyaient la liberté et la gloire que dans les ravages et les fatras de tous arbitraires.

Telle fut la science qui usurpa 3000 ans la direction de l'esprit humain. Avant la découverte des lois divines, les savants accablés par l'indigence avaient la bassesse de vanter l'ordre civilisé qui les y réduisait, tandis qu'il gorgeait de trésors les sangsues et les dévastateurs et les hommes les plus ineptes.

À la honte de l'esprit humain, cette abjecte philosophie sut le fasciner à tel point qu'il se soulevait à l'idée d'être dégagé de ses chaînes et le 19e siècle qui fut le dernier de ces âges obscurs essaya de ridiculiser l'inventeur à qui le globe doit aujourd'hui son bonheur. Cet homme [...] osa contredire obstinément son siècle et travailler seul sans aucun secours à la recherche du calcul des destinées. Payons à sa cendre le tribut de gratitude qui lui est dû ; n'oublions pas que le globe languirait encore dans le chaos social, dans l'indigence, la fourberie, l'oppression et le carnage si cet inventeur n'eût renoncé à toutes les perspectives de fortune pour se livrer sans réserve à la science de l'attraction si follement négligée. Vouons à l'infamie ce 19e siècle qui étouffa la voix de l'inventeur des lois d'Harmonie passionnelle et cette science perverse qui formait les hommes à la haine de la vérité, de la nature et de l'attraction...

On vante en Civilisation certaines femmes galantes qui ont 5 ou 6 favoris secrets tout en sauvant les apparences et prétendant qu'elles n'en ont qu'un. Il n'y a pas plus de vice à en avoir 30 qu'à en avoir une demi-douzaine. Mais si les 30 sont avoués et qu'on les admette par [...] il y aura dans cette conduite philanthropie réelle, tandis qu'il n'y a qu’égoïsme, perfidie, dans la conduite de la femme qui admet en secret plusieurs favoris tout en se targuant de fidélité selon la coutume de toutes les galantes civilisées. Elles sont dans l'usage d'accorder en un seul jour plusieurs rendez-vous, aussi sous le rapport sensuel la conduite de Fakma sera plus réservée que celle de nos Lucrèce prétendues, car Fakma, en admettant 24 hommes en 24 jours, fera moins d'excès que les galantes actuelles qui en admettent souvent 2 et 3 par jour sans compter le cher époux qui à son tour pendant la nuit et dont la place est occupée le lendemain matin dès l'instant où il part pour aller vaquer à ses [...].

On a pu s'étonner que j'ai fait autant de saphiennes de toutes ou presque toutes les dames de Gnide. Quelques-uns concluront de là que si les femmes sont toutes saphiennes les hommes sont donc tous pédérastes. La conséquence ne serait pas juste ; les deux sexes étant contrastés en affaire d'amour et non pas identiques. Aussi l'on n'aura pas même nombre de vestales et de vestals. Il y aura majorité vestalique en féminin et minorité en masculin ; il en sera de même en amours ambigus.

On voit dès à présent que les femmes, dans leur état de liberté de perfectibilité comme celles de Paris, ont beaucoup de penchant au saphisme. Les journaux de Paris se sont plaints quelquefois que ce goût se généralisait parmi les jeunes personnes de la capitale ; ce sexe est plus que l'autre enclin à la monosexie. Or, dans [...] un nouvel ordre où cesseront toutes les défiances et inimitiés féminines, où le mécanisme des séries des ralliements et autres équilibres passionnels aura fait disparaître toutes les jalousies actuelles des femmes et [...], il ne sera pas surprenant qu'elles s'adonnent toutes, ou presque toutes, à une privauté qu'on voit déjà si commune dans les lieux où elles sont plus policées. En conséquence de ce penchant, j'ai supposé les femmes comme les hommes amoureuses collectivement de l'héroïne, genre d'amour d'autant plus intéressant qu'elles peuvent s'adjoindre des prosaphiens, et je les ai fait accepter en masse, chacune d'elles étant libre de ne pas réclamer ses droits.


Reconnaissance des gammes sympathiques


On passe à la salle de reconnaissance ; elle est formée de 2 parquets opposés et distribués en gradins afin que chaque personnage, placé d'un côté de la salle, puisse voir en plein ceux qui se promènent de l'autre côté sur les 3 degrés. On fait placer d'un côté toute l'aventurade et de l'autre tous les candidats de sympathie.

Les matrons et matrones chargés du débrouillement conduisent chacun 5 à 6 athlètes. Ceux du canton prennent une matrone d'aventure qui connaît tous les personnages de la horde, puis ceux de la horde prennent des matrones de canton qui connaissent de même tous les habitants de leur pays. Ainsi chacun par l'entremise des matrones et matrons se fait montrer les divers individus portés sur la gamme sympathique. Il voit sur cette gamme le détail de leurs affinités spirituelles et momentanées avec lui ; en même temps, il peut juger des convenances physiques puisque le personnage homme ou femme est ambulant sur les gradins et peut-être a déjà été visité de plus près dans la Bacchanale d'introduction. Ainsi chacun, soit par l'inspection, soit par les notes et les renseignements des matrones, peut déjà classer à peu près le rang de ses sympathiques indiqués et entrevoir quelles sont celles entre lesquelles il hésitera.

Pour faciliter l'inspection, on fait alternativement asseoir l'un des côtés de l'assemblée, tandis que l'autre se promène et reconnaît ses candidats dans les rangs assis et vus de face. Bref, on emploie toutes les précautions utiles à la célérité. À cet effet, chacun, et principalement ceux qui sont groupés autour d'une même matrone, a soin de se différencier en panache ou autre signe visible, afin d'abréger et faciliter l'indication.

Chacun, après avoir vu dans les rangs ses candidats ou candidates, peut dès les premiers tours statuer en plein sur la convenance matérielle parce que la tablette ou la matrone indiquent les qualités secrètes des personnes désignées ; il ne reste donc à régler après cette entrevue que ce qui touche au spirituel.


Abordage et unions de transition


Les inspections et reconnaissances finies, on passe à la salle de gala où se fait l'abordage ; celle-ci est spécialement sous la régie des fées et des génies, les fonctions y étant beaucoup plus délicates.

On a d'abord à statuer sur les complications. Beaucoup de vœux peuvent se réunir sur les mêmes personnes. Tel prêtre peut être désiré par 10 aventurières et telle prêtresse par 10 aventuriers. Ce concours de dévolu matériel serait un grand embarras dans les assemblées civilisées où tous les suffrages se portent sur la même personne. Mais quiconque a aimé plusieurs fois sait que souvent on se passionne pour les êtres qui n'avaient nullement séduit au premier abord et pour qui naît ensuite la sympathie de l'âme. Le but des opérations de la cour d'amour est de déterminer d'emblée cette sympathie afin de prévenir le concours matériel ou concentration des vœux sur les mêmes sujets d'où résulterait cohue près de quelques-uns, d'une part, et lacune près de beaucoup d'autres.

Le charme matériel ne peut pas avoir, en Harmonie, d'influence colossale comme en Civilisation où l'aspect d'une belle femme fixe tous les regards et sans doute les harmoniens apprécieront la beauté matérielle et avec plus de discernement qu'on n'en a parmi nous. Mais sur les personnages d'un et d'autre sexe présentés au concours sympathique, on s'arrêtera peu au charme matériel dont on sera distrait par 3 motifs de [...] et un de transition.

1° Les aventurades ne manquent jamais de demander une exposition de la simple nature ; une séance où les notables amoureux du pays conjointement avec ceux de l'aventurade vont exposer à nu ce qu'ils ont de plus remarquable. Telle femme qui n'a que la gorge de belle n'expose que la gorge et se revêt par en bas. Telle qui ne brille que par la ceinture n'expose que la ceinture et se vêt par en haut ; telle qui se croit bonne à être vue en entier paraît tout à fait nue. Ainsi des hommes. D'après l'assurance de cette séance personne ne doute de pouvoir admirer tous les appâts matériels de la contrée lors de l'exposition de la simple nature.

2° Outre cette exposition on pourra négocier pour le lendemain des orgies qu'on assortira d'une manière satisfaisante et où l'on obtiendra la pleine jouissance des beautés que l'on aura remarquées à l'exposition.

3° L'on est déjà satisfait en matériel par les plaisirs de ce genre dont on a joui à la station précédente, et, au sortir d'un plaisir quelconque le premier besoin est de varier par un contraste. De là naît le désir des sympathies de l'âme qui est le plus pressant à remplir pour une troupe à son arrivée.

D'ailleurs, si après la station terminée, une aventurière prend fantaisie de quelque beau prêtre qu'elle n'aura pas eu, elle peut le faire demander en séance d'adieu général et comme politesse de transition qu'on ne doit pas refuser à une horde sur son départ.

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En conséquence, personne n'est en peine de se satisfaire en matériel. C'est donc sur le spirituel que porte la sollicitude. Les choix qui sont fixés de suite sont souvent les plus difficiles à satisfaire. Ils ont le défaut d'être simples. D'abord les monogynes de tact ou de vue, gens amoureux des formes et de l'extérieur , en outre, ceux qui par alternat de passion spirituelle ont besoin de s'adonner au sensuel, ces deux classes fixent leur choix d'après l'inspection faite à la salle d'observation et à la salle précédente où l'on a déjà abordé les plus notables beautés. Ces unions simples sont les plus difficiles à conclure parce qu'elles s'accordent peu. Préférer telle personne au 1er coup d'œil n'est pas un titre à être distingué d'elle. Il est beaucoup plus facile d'associer ceux qui sont en sympathie de l'âme et c'est de quoi l'on s'occupe à la salle de gala.

Avant d'y passer, les divers champions ont noté leurs sympathies entrevues. Clitié sur une liste de 6 sympathiques en a remarqué 3 plus une qui n'était pas portée sur la carte. C'est déjà une gradation établie dans ses vœux ; elle connaît celle qu'il est le plus pressé d'aborder et les numérote ainsi sur sa liste afin que le Fé qui la conduira la présente d'abord aux athlètes entre qui elle hésite...

Peu à peu la compagnie se réduira par les convenances subites. Certains assortiments, mêlés d'inspiration romanesque ou de sensualité pure, diminueront la masse et ces unions de prime abord peuvent bien être des sympathies composées puisque chacun en a auguré quelques-unes par les listes, inspections et les renseignements. Il suffit après cela de vérifier de près les détails de l'écusson symbolique, après quoi un léger entretien peut constater la convenance. Tous ceux qui sont définitivement assortis se retirent sur un autre point, ce qui facilite les opérations pour d'autres unions moins sortables et sur lesquelles on sonde réciproquement sans rien précipiter et en revenant plusieurs fois à la tentative. Quelques unions sont tardives, douteuses ; on peut échouer dans les entretiens préalables et ne se décider qu'à la salle de bal ou même au souper. Ces délais sont fréquents chez ceux qui veulent raffiner.

Ceux qui restent les derniers à conclure ne risquent point d'être dépourvus ni mal assortis, car le faquirat interviendrait pour tout satisfaire, mais en général les derniers sont des couples de [...] qui se conviennent d'autant mieux qu'ils ont longtemps coquetté ensemble. Au surplus, les dernières sympathies qui se décident sont beaucoup moins fortes que celles de centre et de début, mais personne ne risque d'être borné au plaisir simple...

Ainsi la cour d'amour, dont je ne décris ici qu'une seule opération, sait en 2 ou 3 heures de travail et de séance galante, opérer une foule de ces unions fortunées, de ces sympathies composées dont la Civilisation ne peut souvent pas opérer une seule en un mois de tentatives, car il ne suffit pas d'un mois ou de deux pour connaître le caractère des civilisés et surtout des femmes...

Ajoutons que le bon assortiment dépendant beaucoup de la régularité des examens de conscience, il faut des confesseurs judicieux pour aider sur ce point la jeunesse qui souvent n'apporterait pas dans ces examens la régularité analytique et ferait par la [...] les sympathies.

Cette opération et autres de même importance ne peuvent être confiées qu'aux personnes âgées et expérimentées. Sans leur secours, une troupe à son arrivée ne saurait comment s'assortir en amour et serait réduite à des unions brutales comme ces sales et dangereuses orgies des civilisés qui sont des choix d'amour simple et réglés uniquement sur les convenances physiques.

Ces mêmes orgies en Harmonie acquerront un vif intérêt si elles sont postérieures aux sympathies ; en effet, lorsque dans une station les aventuriers ont filé pendant 2 jours une belle passion avec quelque prêtresse, elle acquiert du prix aux yeux de la horde ; elle est désirée d'une foule de gens dont jusque-là elle n'avait point fixé l'attention, aussi tous les couples une fois sympathisés deviennent intéressants les uns pour les autres, et lorsque la horde est sur le point de son départ, qu'il faut se quitter, il devient très piquant de réunir en orgie tous les êtres qu'on a remarqués, soit sur les théâtres, soit dans les amours et dont l'union a pu faire naître la convoitise. Chaque aventurière pendant ces 2 jours aura distingué au moins une douzaine de prêtres et chaque aventurier autant de prêtresses. L'orgie qui leur livrera tous ces personnages aura pour eux le charme d'une sympathie multiple. Si la même orgie avait lieu d'emblée, elle ne serait qu'un plaisir très grossier sans aucun stimulant pour l'âme. De là, on doit sentir l'importance de bien assortir d'emblée les sympathies et l'on peut juger de l'utilité des vieillards sur qui repose exclusivement cette tâche.

Du reste on méprisera souverainement dès le début de l’Harmonie ces unions semblables à nos mariages où souvent au lieu de 2 convenances en matériel et spirituel il n'en existe pas même une. On regardera déjà comme vicieuse et ignoble l'union réglée sur la seule convenance physique ; elle sera traitée de débauche admissible seulement par transition comme dans les bacchanales d'année où l'on ne pourra pas rassembler assez de confesseurs et de fées pour procéder au travail des sympathies. Il faudra se borner à l'union matérielle pour le grand nombre, car il y aura beaucoup de sympathies très brillantes aux armées notamment celles des vestales et des personnages qui auront brillé sur les théâtres. Le surplus aura recours à la bacchanale et à l'orgie qui dans ce cas sont ennoblies comme acte d'unité et fonction sainte, mais, dans tout autre cas, les unions négociées pécuniairement comme le sont chez nous le mariage et la prostitution seront réputées ignobles et traitées de commerce. Or, le commerce étant déshonoré dans l'Harmonie et même puni, quand on vend arbitrairement autre chose que sa personne, il arrivera que la négociation qu'on révère parmi nous sous le nom de proposition de mariage et où l'on estime femme et homme au poids de l'or comme des animaux au marché, ces [...] dis-je seront vouées au mépris et ceux qui s'y livreront porteront le titre infamant d'amis du commerce, titre qui indique en Harmonie le superlatif de dépravation...

Des orgies en mariage de gamme sympathique et des indulgences y annexées

Des mariages de gamme sympathique


Quelques civilisés pourraient penser que l'orgie en Harmonie est un rassemblement de pure sensualité comme les sales orgies des civilisés. Il n'en est rien, l'orgie peut bien être fortuite, comme il arrive dans les rassemblements d'armée et de caravansérail, mais, dans les séances régulières de cour d'amour, l'orgie est préparée par le ministre et le pontife qui ménagent des réunions délicieuses, des sympathies cumulées et se renforçant les unes par les autres. Il suffira d'en citer une seule pour faire juger de l'étendue et de la délicatesse des fonctions confiées en ce genre aux génies, fées et autres officiers ministériels de la Pontife.

Comme ces peintures ne sont point compatibles avec nos mœurs, je suis obligé de glisser sur leur tableau. Cependant, il est nécessaire de soulever un coin du rideau et faire comprendre que les fonctions du ministère de la cour d'amour sont du plus grand intérêt pour les plaisirs de la jeunesse, et que les ralliements d'amour indiqués 7e section entre la jeunesse et la vieillesse ont pour fondement le double lien des habitudes et cabales d'enfance et des services journaliers rendus aux amants...

On pourrait décrire beaucoup d'autres gammes d'orgie si ces détails n'étaient, comme je l'ai observé, incompatibles avec nos préjugés anti-amoureux. J'ai même négligé sur celle-ci plusieurs éclaircissements qui eussent été à propos, mais qui pourraient blesser les oreilles chastes. Le peu que j'ai dit suffit à déduire quelques propriétés de l'orgie harmonique.


Séance de rédemption

Commentaires


Après les dîmes prélevées, les officiers royaux président à la répartition, les sacerdotaux à l'emploi et la rédemption .

Pour traiter ce négoce avec courtoisie, on stipule en pierreries parce qu'elles sont monnaie de cérémonie en Harmonie, ainsi que les perles ; un diamant, un rubis, ont partout une valeur convenue et tarifée...

Les pierreries et perles étant monnaie d'honneur sont en Harmonie un moyen d'escobarderie très commode pour l'amour-propre. Un captif n'est point vendu quand il est cédé pour un diamant ou perle, il se croit d'autant moins vendu qu'il existe dans cet ordre une classe nommée les amis du commerce, gens qui se vendent à prix d'argent. Pour un taux convenu, on en trouve toujours d'un et d'autre sexe, en vente volontaire aux portes du caravansérail. Leur négoce est réputé trivial, non pour l'action en elle-même qui n'a rien d'odieux, mais parce que le contrat est arbitraire parce que chacun d'entre eux fixe à son gré les conditions tandis que dans les rédemptions des captifs, le traité est unitaire, honorable et la somme est pour chacun d'eux indistinctement un brillant de tel poids ou un bijou équivalent. De là vient que souvent il se présente nombre de rédempteurs pour un captif et tous payant comme s'ils le possédaient exclusivement quand il s'en trouve 2 ou 3 d'acceptés, comme a fait Isaum. Il serait déshonorant pour un prisonnier de se livrer à plusieurs rédempteurs (excepté le cas de livraison en orgie qui est réputé pour unité) qui auraient donné en commun le poids de diamant convenu ; il est au contraire glorieux pour lui de déterminer plusieurs poursuivants à donner autant de diamants de plein poids d'autant mieux que ce n'est pas le captif qui en profite, et il ne leur doit que les faveurs qu'il veut bien stipuler. D'ailleurs, il n'est point à la discrétion de chacun d'entre eux. C'est lui qui fixe les conditions de rachat.

Ici l'Harmonie fait usage de nos subtilités civilisées, mais pour un but de concorde et de bien général. Tous moyens sont bons quand ils atteignent ce but. Qu'importe de vendre les faveurs et la personne d'un prisonnier consentant à ce trafic. Les scènes piquantes... qui en résultent embellissent le prétendu vice. Il devient beau en ce qu'il obtient l'assentiment général et l’Harmonie a raison d'admettre la vente des captifs puisqu'elle flatte les goûts de tout le monde et que le trafic est fardé par toutes les précautions possibles, entre autres par celle de la monnaie de cérémonial, monnaie qui sert tout à point les vues de nos moralistes en ce qu'elle réduit l'or et l'argent dans l'Harmonie au rang de vils métaux exclus de toute transaction où le point d'honneur est intéressé.





Des sympathies puissancielles
ou amours polygames et omnigames
cumulatif et consécutif et ambigu




La queue de Robespierre ou les gens à principe


Plus une doctrine heurte les préjugés, plus il faut se rattacher aux boussoles et principalement à l'expérience ou boussole pivotale. J'ai démontré (Préliminaires) qu'on s'égare sans cesse lorsqu'on veut consulter les principes au lieu de l'expérience. Il n'y a tel brigand qui n'ait des principes sacrés à faire valoir, telle absurdité qu'on ne puisse étayer de l'autorité d'un principe, témoin la maxime de Robespierre : périssent les colonies pour conserver un principe ; la faute commune aux 25 siècles de philosophie, c'est de s'être attaché à des principes au lieu de s'attacher à des résultats. Si l'on pouvait par la violation des principes et aux risques de péché mortel arriver au bien social, à l'opulence graduée, à la vérité, à l'unité administrative, religieuse et industrielle des 800 000 000 d'hommes, n'aurait-on pas bien fait de violer le principe opposé à tant de biens et ne serait-il pas évident par les résultats d'opulence et d'unité, que le principe violé n'était qu'une erreur fardée de sagesse ? Telle est la règle que nous avons à suivre au sujet de l'amour. Il s'agit ici de disserter sur les convenances d'un million ou violation d'un principe, celui qui établit la nécessité du lien conjugal. Pour juger sainement de la validité de ce principe, étayons-nous des deux pierres de touche, preuve et contre-preuve expérimentale, c'est-à-dire l'expérience du principe même dans son emploi assez connu depuis 3000 ans et l'expérience de la théorie contraire sur un petit nombre de 1000 habitants organisés en séries passionnelles.

Si la polygamie est un vice digne du courroux des philosophes, comment se fait-il qu'ils n'aient trouvé aucun moyen d'extirper la société barbare qui tient en polygamie 500 millions d'hommes et que parmi les 300 millions de sauvages et civilisés, les premiers pratiquent souvent cette polygamie comme vertu, tandis que les civilisés la pratiquent tous en secret, quoiqu'elle soit réputée vice, crime d'adultère, dans leurs opinions. N'est-ce pas le cas de conclure qu'il faudrait trouver un moyen de tolérer ce qu'on ne peut pas empêcher et que lorsqu'un vice ou prétendu vice domine légalement chez la majorité du genre humain et clandestinement chez la minorité, ce qui est dominer partout, il vaudrait bien mieux s'évertuer à en tirer parti que de se livrer à d'inutiles déclamations contre une faiblesse inséparable de la nature humaine.

C'est ainsi qu'on aurait dû raisonner sur l'adultère en civilisation, mais nous spéculons ici sur une société différente où il n'existera plus rien de nos habitudes de ménage et où les maris les plus tourtereaux aujourd'hui se révolteront hautement contre toute sujétion amoureuse, car ils aimeront fort, quelle que soit leur vieillesse, profiter des brillantes aubaines qu'offre l'Harmonie, des aspirantes à la sainteté, des aventurières et odalisques offertes en passage, des faveurs accordées en ralliement et de tant d'autres lipées amoureuses qu'auront les vieillards de l'Harmonie d'où l'on peut conclure, inférer que plus ils sont épris aujourd'hui du lien conjugal, qui n'est plus amour mais amitié dans la vieillesse, plus ils inclineront à se passer réciproquement la jouissance de ces agréables [...]. Or, quand les vieux moralistes accommoderont sur l'adultère, que sera-ce des jeunes gens rassasiés l'un de l'autre au bout d'un ou deux ans et aptes aux brillantes carrières d'amour qu'ouvrira l'Harmonie, aptes à recueillir les honneurs et bénéfices et les dignités qui seront attachés à l'exercice de la galanterie ?

Ainsi, dans le cas où les mœurs amoureuses que je dépeins pourraient s'établir dès le début du nouvel ordre, elles auraient déjà pour partisans les plus rigoureux moralistes. Mais elles ne s'établiront pas si promptement. L’on n'innovera que par degrés sur ce qui concerne l'amour et, avant de songer à l'inaugurer en nouveau régime, il faudra procéder à l'extirpation de la maladie syphilitique et psorique et autres bienfaits de la civilisation perfectibilisée. La seule industrie subira d'emblée les innovations indiquées au traité des séries 3e et 4e sections. L’on établira aussi d'emblée certains usages, comme la vestalité qui conviennent même aux rigoristes. Quant aux mœurs polygames et omnigames, elles seront l'ouvrage du temps.

Dissertons d'abord sur le but social de l'Harmonie, la tendance à la sagesse réelle, ou accroissement des richesses, et à la vertu réelle, ou accroissement des liens sociaux, concorde, unité, etc. Qu'importe qu'on atteigne à ce but par des voies dites immorales quand il est certain que les voies dites morales ont conduit aux buts opposés, à la pauvreté et à la discorde, fruit constant de la civilisation.

Passons à des reproches plus positifs et attaquons la sagesse et la vertu civilisées sur quelques fautes spéciales, sur le mauvais emploi de l'amour. C'est le lien le plus fort qui soit connu ; il n'est pas de passion parmi les 12 qui élève l'affection à si haut degré ; celle de paternité est plus durable mais bien éloignée de la fougue et l'intensité de l'amour ; en outre, la paternité a le vice d'être limitée à quelques individus tandis que l'amour, pouvant s'appliquer indistinctement et successivement à un grand nombre, c'est la passion sur laquelle il convenait de spéculer pour étendre les liens sociaux. Quel parti en ont tiré nos philosophes ? Voyons si leurs opérations sur l'amour ne sont pas une conspiration contre la sagesse naturelle ou accroissement des richesses et contre la vertu naturelle ou accroissement des liens.

D'abord ils ont employé l'amour à traverser l'association industrielle et en étouffer les germes. Leur manie, système des ménages isolés ou couples de mariage exclusif, réduit l'association domestique au plus petit nombre possible. On ne peut pas imaginer un ordre domestique plus restreint que celui de nos ménages bornés à un homme et une femme dont les enfants, du moment où ils atteignent la puberté, s'isolent à leur tour des père et mère en s'associant à une épouse avec qui ils vont former une nouvelle subdivision domestique la plus petite possible. Or, si la richesse naît de l'association domestique et agricole, base de toute économie, que doit-on penser d'un ordre de choses qui tend à morceler et subdiviser à l'infini l'exploitation agricole et l'état domestique ? Je donne au plus habile à inventer une subdivision plus petite que celle de nos ménages civilisés. Il n'en existe qu'une, celle des Ermites ; mais l'ermite n'est pas un être complet puisqu'il faut homme et femme pour l'intégralité du corps humain. L’homme n'a pas, comme les planètes et les végétaux, l'avantage d'être bissexué ou androgyne, se reproduisant par lui-même. On ne peut donc pas lui assigner d'état domestique moindre que celui d'homme et femme et ceux qui ont fondé, sur ce minimum numérique un système social, sont évidemment les ennemis des richesses puisqu'ils tendent à étouffer tout germe de l'association d'où naît la richesse.

La barbarie et l'antiquité grecque et romaine étaient moins éloignées de l'économie par la coutume de l'esclavage qui, plus vicieuse en divers sens, est plus favorable aux exploitations agricoles ; ainsi nous avons perdu en économie autant que nous avons gagné en gradation vers la liberté. Tant il est vrai que la civilisation est un cercle vicieux qui ne saurait créer une somme de bien réel ou simulé sans créer une somme équivalente de mal. Vérité trop évidente depuis les funestes essais qu'on vient de faire sur la liberté, l'égalité, la fraternité et autres chimères qu'il est très louable de désirer et de rechercher, mais la civilisation ne nous en montre la perspective que pour nous entraîner dans des abîmes de misères et nous convaincre de l’imbécillité de cette philosophie qui, voulant s'entremettre à diriger le monde social, ne sait que forger de belles rêveries sans inventer aucune méthode efficace pour conduire au succès, au but proposé.

S'il existait parmi les hommes une aversion générale pour l'inconstance amoureuse et la polygamie secrète, si l'on voyait les femmes haïr de même l'inconstance et l'adultère dit cocuage, il faudrait en conclure que la nature humaine penche pour la fidélité amoureuse et que la politique dans ses spéculations doit se conformer à ce penchant, mais quand il est avéré, par l'exemple des barbares et civilisés libres, que les hommes aiment tous la polygamie et par l'exemple des dames civilisées, tant soit peu libres qu'elles aiment de même la pluralité d'hommes ou tout au moins le changement périodique et les relais de favoris passagers, adjoints au titulaire qui orchestre sur le tout et sert de masque aux variantes amoureuses, lors, dis-je, que ces vérités sont constatées par des siècles d'expérience, comment des savantas qui prétendent étudier la nature et la vérité peuvent-ils méconnaître ces oracles de la nature et révoquer en doute l'insurrection secrète du genre humain contre toute législation qui exigera de lui cette fidélité amoureuse perpétuelle dont le mariage impose la loi...

La loi fait prudemment de fermer les yeux sur les polygamies secrètes ou infidélités conjugales, car elle serait obligée de créer autant de tribunaux qu'il y a de maisons, et peut-on imaginer en législation un plus inepte système que d'établir des statuts violés en secret par chaque famille ! Ne serait-ce pas le cas de dire : hasardons l'épreuve de quelque autre méthode puisque nous n'en pouvons pas trouver de plus absurde.

Et, dans cette politique répressive de l'amour, quel est leur but ? est-ce de conduire le corps social à l'indigence, à la fourberie, à l'oppression, au carnage, etc. ? Non, sans doute. Voilà pourtant le résultat de cette politique civilisée qui réprime les amours et les réduit au minimum de légitimité ; en les réduisant de droit, les réduit-elle de fait ? Non vraiment puisque tout être, même en état d'oppression, s'adonne furtivement à la polygamie et bien mieux encore quand il jouit de quelque liberté.

De là résulte double absurdité politique : l'une, d'avilir la législation par un système contre lequel l'immense majorité est ou a été en insurrection secrète, l'autre, d'arriver par ce système à tous les résultats opposés aux biens qu'on désirait, d'arriver à l'indigence, l'oppression, la fourberie et le carnage, et c'est pour de tels résultats qu'on va directement contre le but de la nature ; elle avait imaginé l'amour pour multiplier à l'infini les liens sociaux. Ces liens n'existent vraiment entre les deux sexes qu'autant qu'on les fonde sur la jouissance ou, du moins, sur les céladonies impraticables dans le système cynique et mensonger des amours civilisées. L'amour n'a donc, en civilisation, aucun essor libre puisqu'il n'a que celui de mariage, lien coercitif qui ne s'étend qu'aux mesures de reproduction indispensable. Du reste, l'amour n'a légalement aucune licence qui soit accordée dans le sens de la nature, dans le dessein de former des liens et de spéculer sur la concorde. Cet état d'oppression absolue donne un beau démenti aux philosophes qui prétendent seconder la nature et provoquer les liens affectueux. Si l'un d'eux avait eu un seul instant cette intention et qu'il eût spéculé sur les essors partiels d'amour libre, on verra, au traité des lymbes sociales, combien il aurait découvert d'issues au dédale civilisé.

Pour estimer enfin les principes quelconques à leur juste valeur, et d'abord confessons que nous n'avons jamais eu que des principes erronés, puisque nous ne sommes arrivés qu'au mal après 3000 ans d'études ; je ne compte pas 2000 ans d'âge obscur qui ne se vantait pas d'avoir des principes et, pourtant, cet âge n'avait peut-être pas tant d'indigents que nous et certainement il n'en avait pas plus, proportion gardée. Cet âge obscur n'était pas plus fourbe que nos marchands, nos procureurs, nos juifs, nos femmes. Nous voilà donc arrivés à zéro ou au-dessous du zéro dans la carrière du bien, d'où il faut conclure que les principes qui nous ont guidés sont erronés, malfaisants ou, tout au moins, inutiles et que la route du bien social ne pourra être indiquée que par des principes diamétralement opposés à tous ceux qui règnent dans nos sociétés et qui ne servent qu'à enraciner tous les maux...

Là-dessus quelques escobars vous répondent que ces mœurs existeront tant qu'il y aura des hommes et des sociétés policées. Ainsi, pour excuser 400 000 tomes de principes erronés, ils en ajoutent un plus faux encore : celui de la [...] essentielle des sociétés humaines. Ils en ont menti, les charlatans ; il n'y a de défectueux que les lois humaines, opposées au mécanisme divin qui est le développement combiné des 12 passions. Ces lois humaines engendrent les 4 sociétés de lymbe obscure dites sauvage, patriarcale, barbare et civilisée où règne l'engorgement des 12 passions. C'est donc nous abuser impudemment que de représenter nos misères comme essentielles aux sociétés humaines, tandis qu'elles ne sont essentielles qu'aux 4 sociétés de lymbe obscure dont nous pouvons sortir quand il nous plaira, demain, si nous voulons, par l'abandon du principe des philosophes qui nie l'universalité de la providence et prétexte l'absence de code divin pour se dispenser de le chercher et y substituer les chartes oppressives des titans philosophiques...

Autre embarras : il existe partout des principes secrets qui ont plus de force que les principes avoués. Il n'est aucune classe qui n'ait ses principes à part et indépendants des codes...

Toutefois gardons-nous d'oublier les femmes qui sont la classe la mieux pourvue en principes secrets comme celui-ci : en fait d'amour, le secret des femmes est le secret de Dieu. Elles s'autorisent de cette belle sentence pour commettre, en confession et communion des pacotilles de sacrilèges en tout repos de conscience. Ont-elles tort ? Je ne le crois pas et, pour preuve, je vais citer le trait [...] d'une pauvre pécheresse qui eut peur de commettre un sacrilège et qui peut-être aurait mieux fait de s'y résoudre ; je ne décide pas pour l'affirmative ; ce sera au lecteur à juger. Voici l'exposé du cas :

Une jeune (n'importe l'année) dame de Lyon, comparut au tribunal sacré de la pénitence vers un vicaire des plus rigides et lui déclara : Mon Père, je m'accuse d'avoir manqué à la foi conjugale. – Ah ! ! ! s'écrie le casuiste d'un ton terrible et en levant les bras, puis il entonne les remontrances d'usage sur l'horreur du crime d'adultère. Il croyait la confession finie, quand la dame ajoute : Ce n'est pas tout. – Eh ! quoi donc, dit avec effroi le sévère confesseur. – Mon Père, dit la pénitente, j'ai été trompée par le suborneur il m'a communiqué une maladie... – Ah ! ! ! s'écrie le casuiste, voilà la punition du crime, la malédiction du ciel, etc. Là-dessus, nouvelle homélie. La dame endure les réprimandes et quand le juge terrible a fini de tonner, elle ajoute : Ce n'est pas tout. – Et quoi donc ? reprend avec effroi le redoutable casuiste – J'ai, dit la dame, communiqué ce mal à mon mari. – Ah ! ! ! s'écrie le vicaire, et vraiment il n'avait pas tort de pousser des hélas et de semoncer la belle pénitente qui, voulant pleinement rentrer en grâce, lui dit encore : Ce n'est pas tout. – Et quoi donc ? s'écrie le casuiste ébahi. – J'ai, dit-elle, persuadé à mon mari qu'il était un libertin qui avait gagné cette maladie par quelque infidélité. – Ah ! s'écrie le confesseur, ajouter une infamie à la dépravation la plus affreuse... Nouvelle et juste réprimande et nouveau sujet d'étonnement quand la dame ajoute : – Ce n'est pas tout. – Et quoi donc, s'écrie avec horreur le juge. – J'ai, dit la dame, persuadé à mon mari qu'il m'avait communiqué ce mal que je savais lui avoir donné moi-même. – Ah ! ! ! s'écrie le casuiste, quelle épouvantable tromperie ! – Là-dessus, renforts de malédictions. Après quoi la coupable dame ajoute encore l'effrayant aveu : – Ce n'est pas tout.

Demandez-moi que diable elle pouvait avoir fait de pire, je ne sais. Peut-être un accouchement d'enfant, gangrène qu'elle fit étouffer, je l'ignore, mais je me rappelle que la confession était poussée à 7 crimes consécutifs très bien racontés par un habile homme du quartier. Je n'en ai retenu que 5 que je viens de citer et c'est dommage d'en avoir oublié deux, car ils croissent en intérêt par l'enchaînement, par l'aveu réitéré : ce n'est pas tout, et par les exclamations bien motivées du pénitencier dont l'ébahissement va croissant.

Tant il y a qu'il trouva le cas très grave ; il voulut en référer aux grands vicaires et en vertu de leur décision, il intima à la dame de tout révéler à son mari ; elle obéit. Il en résulta un scandale épouvantable, demande en divorce, haine inconciliable et autres esclandres, à la suite desquels le couple se sépara. La femme prit une fièvre dont elle mourut. Le mari, par suite de la séparation, s'engagea dans de mauvaises affaires qui le ruinèrent, perdit une famille et, pour l'honneur d'un principe, pour satisfaire ni la religion, ni la vérité, car, en bonne règle, ce mari était aussi fourbe que la femme puisqu'il ajoutait foi à l'accusation de libertinage qu'on lui adressait ; il n'aurait pas cru à ce reproche s'il ne l'eût pas encouru par quelque adultère. Un homme est nécessairement infidèle quand il se laisse persuader qu'il a communiqué une maladie à son épouse. Les ménages civilisés n'étant qu'un assaut de fourberie, tant de l'homme que de la femme, il convient de ne rien ébruiter et ne pas charger aucun des deux époux aux dépens de l'autre, car, en thèse générale, ils ne valent pas mieux. Le confesseur eût dû peser cette considération et ne pas hasarder un divorce pour l'honneur d'un principe.

Je rapporte cette anecdote pour prouver qu'il conviendrait souvent que les principes secrets l'emportassent sur les principes admis. Or, si l'on considère que toutes les classes ont une kyrielle de ces principes secrets qui, non seulement l'emportent dans le cas de conflit mais qui, souvent, ont la Justice de leur côté, comme dans l'affaire précédente où la dame eût mieux fait de garder le secret puisque le mari était également coupable, par son adhésion au reproche de virus communiqué, on sentira que le chapitre des principes est d'autant plus louche [...] qu'outre leur [...] spéciale, ils ont encore le vice de collusion avec les principes secrets qui dominent dans tous les cas et qui souvent ont la justice de leur côté. D'où il suit que le code arbitraire et variable des principes civilisés est un abîme de cercles vicieux dont le meilleur est évidemment mauvais puisque tous ensemble et chacun en particulier n'aboutissent qu'à consolider les vices radicaux qu'il faudrait extirper, l'indigence, la fourberie et le carnage...


DES SYMPATHIES SENTIMENTALES
OU TRANSITIONS AMOUREUSES
OU D'AMBIGU AMOUREUX SPIRITUEL
OU AMBIGU D'AMOUR SPIRITUEL
EN SIMPLE ET EN COMPOSÉ


De la noblesse et roture en amour


Le monde sentimental en Harmonie se considère comme haute noblesse amoureuse et ce n'est pas un privilège vexatoire puisque l'accès à cet honneur en est ouvert à chacun, sauf les épreuves à subir. On sait d'avance que le nombre de sectaires éprouvés ne pourra guère excéder un huitième de la classe galante et celui des demi-virtuoses ne s'élèvera pas au-dessus du quart. Il serait donc inutile à la multitude roturière et matérielle de prétendre à l'admission dans ce corps d'élite. L'homme incapable de soutenir les épreuves s'exposerait à des affronts et des huées qu'on se gardera bien d'encourir quand on se sentira esclave des penchants roturiers.

Chaque aspirant doit faire ses preuves selon le degré de son caractère. On n'exigera pas d'un tétragyne, caractère de 4e degré, les prouesses de sentiment qu'on attend d'un omnigyne ou 8e degré, qu'on ne trouve point chez un monogyne, car dès qu'il est violemment amoureux, il n'est plus passionné pour d'autres femmes. Mais pour avoir 8 amours en titre, il ne suffit pas de les élire et désigner, il faut faire preuve d'amour sentimental pour elles pendant qu'on a un amour composé pour d'autres. C'est là la pierre de touche de ce genre d'amour.

Nous n'en sommes pas encore au tableau régulier de ces épreuves qui toutes portent sur l'amour sentimental, le matériel n'étant pas mérite dans les jeunes gens. Un prétendant doit d'abord justifier de fidélité à ses céladoniques de l'autre sexe. Un homme doit avoir autant de céladones qu'il a de dominantes passionnelles, ainsi l'omnigyne a 8 céladones, il doit justifier d'un dévouement sans bornes pour elles, s'empresser à servir leurs amours de toutes espèces, même d'orgie, sans qu'il lui soit permis de jouir d'elles avant le temps limite pour l'épreuve de céladonie.

Ce n'est point ici une atteinte portée à la liberté ; c'est un statut corporatif. Or, chacun est bien libre de ne point entrer dans la corporation sentimentale ou d'en donner sa démission. D'ailleurs, ces interdictions ne sont pas perpétuelles ; il y a une durée fixe pour l'épreuve de céladonie, après quoi on peut aller au dénouement matériel, sauf à justifier du complément, c'est-à-dire d'une remplaçante en céladonie. Partant, cette liaison est d'autant plus honorable que sa durée est plus prolongée...

Fixons notre attention sur le mépris secret des civilisés pour les divers statuts de délicatesse dont doit se composer le code sentimental. À ne parler que de céladonie, il n'est pas de penchant plus généralement raillé. Cependant, plus un caractère est élevé en degré, plus il éprouve le besoin de ce genre d'amour et surtout d'amour désintéressé ou céladonie. Si l'on veut que cette liaison soit heureuse en civilisation, il faut commencer par violer le statut et jouir de la personne, à défaut de quoi on essuie de la part des femmes toutes sortes de quolibets ; elles se targuent toutes de sentiment et en sont à l'antipode. Il est infiniment rare de rencontrer des femmes qui sachent apprécier un pareil lien.

Il en est peu de plus remarquable en ce genre que celui de J-J. Rousseau avec Mme de Warens ; il l'aimait beaucoup et la trouvait fort digne d'inspirer de l'amour. Cependant il fut désolé quand elle l'admit aux conclusions matérielles de l'intrigue. C'est que son amour était une céladonie, un penchant dégagé du désir sensuel. Ces sortes d'amour sont raillées par les civilisés qui, en cela, se montrent profanateurs sentimentaux. Si la privation de plaisir sensuel peut créer en spirituel une espèce particulière de charme et de lien, pourquoi s'en priver, pourquoi profaner l'objet que la nature vous destinait à aimer céladoniquement ? Ne peut-on pas trouver d'autres femmes pour l'amour composé ou sensuel et spirituel ?

(Si avez aimé 20 femmes successivement, amour bien plus heureux de 21e, non uniforme, charme de plus si un des 21 amours diffère des 20 autres.)

On pensera bien différemment dans l’Harmonie et une violation de céladonie hors des termes du temps sera péché capital en ce qu'elle rompra des liens de haute utilité et les seuls qu'on conserve (et qui peuvent balancer) en concurrence d'amour exclusif. En effet, dans ces circonstances où l'on est exclusivement épris d'une seule personne et où le charme s'évanouit près des autres, il se soutient avec les (céladons et céladones) ambigus. Cet amour simple a la propriété d'aller de front avec les amours composées quelle que soit leur intensité ; or l’Harmonie, pour son mécanisme, a besoin de liens nombreux, surtout dans les caractères transcendants qui mènent le tourbillon, le dirigent. Dans les moments où un omnigyne est amoureux et où il ne fait plus de cas des autres femmes pour la jouissance, il se trouverait donc en tiédeur avec toute la cour galante excepté la femme préférée ; il n'en est rien, il peut ajouter à cet amour celui de bien d'autres favorites que je nommerai pivotales et 7 céladones ou sentimentales près de qui son enthousiasme se soutiendra quelque empressé qu'il soit de sa nouvelle conquête.

On répondra que ces nombreux amours ne serviraient à rien en civilisation où ils seraient le masque de toutes les tricheries et où il est nécessaire que les hommes soient de farouches républicains, comme Phocion, attachés uniquement à leur ménagère, mais la civilisation spécule sur l'incohérence et l'Harmonie s'attache aux combinaisons passionnelles dont un des plus précieux ressorts est la céladonie en amour spirituel.

Pour en juger par application, supposons qu'une dame d'un tourbillon voisin de celui de Gnide arrive à la cour d'amour de Gnide et entre aux salles de 2e degré où sont les amoureux exclusifs tout préoccupés de leur passion exclusive. Quelle ressource, quel charme trouvera cette dame en leur compagnie ?

Les Harmoniens, hommes ou femmes, ne s'attachent en fait de plaisir qu'aux solides jouissances du charme réel. Or, si l'on conduit la dame aux salles amoureuses de 3e et 4e degré, où siègent en majorité les polygames et les omnigames, elle y trouvera d'emblée une foule de rencontres piquantes et de personnages courtois jusqu'à la passion. Étant voisine et comme ayant eu des intrigues dans le tourbillon de Gnide, elle est amante pivotale pour les uns, céladonique pour les autres ; elle est [...] [...] de leurs empressements ; les amours dont ils peuvent être occupés ne les rendent point insouciants pour elle ; leur plaisir est accru par sa présence et la dame pourra, dans leur compagnie, s'énivrer de charme sentimental, de souvenirs gracieux. Passant ensuite aux salles de volupté, aux rassemblements de bayadères, faquirs, etc., elle y arrivera déjà exaltée par la séance sentimentale et disposée à se livrer à l'enthousiasme amoureux, à filer quelque belle passion. Si 20 femmes étrangères sont disposées de la sorte, Gnide leur paraîtra un séjour enchanté. Ses jeunes prêtres pleins de ferveur seront à leurs yeux une cohorte angélique ; elles aimeront en masse tout le sacerdoce de Gnide. Leur âme trop pleine de penchants affectueux ne pourra s'épanouir qu'en une orgie où elles feront aussi les délices de 20 prêtres. Le lendemain à leur départ, elles seront encore dans la fougue du plaisir, l'ivresse des souvenirs, elle quittera (sic) Gnide en chantant les vertus de ses jeunes prêtres, les charmes de la religion, les louanges de Dieu.

Si une femme, au contraire, n'est accueillie que par des égoïstes amoureux, tout occupés d'une flamme exclusive, elle sera au bout d'une demi-heure affadie par le cérémonial et les phrases d'étiquette, bientôt impatientée, elle ne passera aux salles du sacerdoce que pour y porter des [...]. S'il arrive à ces salles vingt femmes également ennuyées, on ne verra régner aucun enthousiasme, aucune expansion. L'indifférence, la défiance même, s'établira entre les femmes, les assortiments d'amour seront purement matériels et les plaisirs d'une pareille nuit ressembleront aux mesquineries civilisées.

Pour prévenir ces tièdes réunions, les Harmoniens s'étayent toujours de la céladonie qui est un acheminement sûr à l'enthousiasme, et l'on tient pour âmes bornées et triviales ceux qui n'ont pas, dans leur tourbillon et dans les voisins, ces sympathies céladoniques et pivotales où l'amour pour d'anciens habitués et d'anciens courtisans se conserve dans toute sa fraîcheur même au plus fort d'une passion nouvelle.

Quelque vif que soit un plaisir, fût-ce un amour aussi […] que celui des deux Moïses, il faut, à moins qu'on ne soit débutant en amour, y adjoindre deux passions de même espèce l'une en pivotat, l'autre en céladonie, et l'on en voit la preuve en mécanique sidérale où les 24 touches aromales nommées satellites ou lunes sont étayées de 4 touches pivotales ou mixtes comme Vénus.

Fidèles à cette loi générale du mouvement, les Harmoniens ont soin de se munir d'illusions, de pur sentiment et d'illusions de pivot. Tout plaisir au moyen de ces appuis est triplé pour eux et se présente selon la loi de progression qui est la loi de l’Harmonie...


DE L'HARMONIE FAMILIALE
PAR LES INFIDÉLITÉS CONSÉCUTIVES D'AMOUR


Amours d'inconstances composées

Allons, pas à pas, sur l'art d'utiliser le pendable cas des amours polygames. Examinons-les d'abord dans le germe qui est l'infidélité consécutive d'où l'on arrive bien vite à la cumulative ou pluralité d'amours...

Notre but sera de discerner les effets de libertinage, d'impatience du joug d'avec les effets de caractère polygyne qui, dans l'infidélité amoureuse, a des propriétés très précieuses et très inconnues en civilisation.

C'est une question délicate et sur laquelle les prudots et prudottes vont se pavaner de beaux principes qu'ils pratiquent si peu.

Commençons par enlever leurs masques ; chacun, sur ce sujet, rivalise d'hypocrisie et cependant les neuf dixièmes des civilisés sont bigames et polygames en amour, et dans ce beau monde qui rabache de morale, on ne rencontre à chaque pas que des êtres qui exercent la polygamie avec beaucoup de bassesse, des jeunes gens qui tirent vanité de partager une femme avec son époux, des femmes qui étendent ce partage à plusieurs amants, concurrents de l'époux. Ajoutez à cela une foule d'accessoires en passades ou réminiscences et l'on conviendra que tout ce monde cafard et prudot, surnommé beau monde, cet amas de libertins et d'intrigants fardés de verbiages, de fidélité, est un monde bigame, trigame et polygame dans tous les degrés. Ces hypocrites ne seront donc pas étonnés d'une théorie qui fera l'apologie de certains cas de polygamie, ceux d'alliage de l'amour avec l'amitié et le famillisme. Du reste, je ne justifierai point en masse les infidélités mais je prouverai qu'elles sont utiles et louables en Harmonie quand elles sont consenties. Ceux qui se hâteront d'infirmer ma thèse seront, à coup sûr, les plus coupables en ce genre, car les prudes et prudottes s'insurgent toujours avec éclat contre le vice dont ils profitent en secret..
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L’inconstance est à peu près générale chez tous les civilisés qui jouissent de leur pleine liberté. Chacun d'eux, hommes ou femmes, est secrètement adonné à l'inconstance et il y a très peu d'exceptions, mais pour discerner lesquels sont en infidélité simple qui conduit à l'oubli des amours précédentes ou en infidélité composée qui soutient l'amitié malgré la cessation d'amour, il faut employer quelque pierre de touche, assigner des propriétés utiles à l'inconstance et vérifier dans chaque sujet s'il est doué de la précieuse propriété de conserver l'amitié à la suite de l'amour.

Constatons d'abord le côté vicieux de l'inconstance. On appelle vice en attraction tout ce qui diminue le nombre de liens et vertu, tout ce qui l'augmente ([...] section). Je me réfère à la définition donnée [...]. Il reste donc à classer les caractères sujets à oublier les personnes qu’ils ont aimées ou à conserver pour elles l'amitié après la cessation de l'amour. Les 130 polygynes ayant pour la plupart la propriété de conserver l'amitié à la suite de l'amour, l'inconstance chez eux tourne entièrement au bénéfice de la vertu car une femme polygyne, qui a changé 12 fois d'amants et qui conserve de l'amitié pour les 12 tout en réservant l'amour pour le 13e, a formé, au moyen de cette inconstance, 12 liens amicaux qui n'existeraient pas si elle eût été constante. Sur les 576 monogynes divisés en 12 classes, il n'en est guère que 2 à dominante d'amitié, d'ambition et de composite, qui aient la propriété de conserver fixement de l'amitié à la suite de l'amour ; c'est donc, en fait, de l'inconstance 3/4 des monogynes vicieux (520) sur 576.

Les monogynes de famillisme conservent, après l'amour passé, de l'affection pour un époux ou une épouse. C'est lien de famille, esprit de ménage et non pas effet d'amitié qui est un dévouement d'espèce très différente (il en est de même des monogynes d'ambition qui conservent après l'amour quelque lien d'intrigues et non de sentiment). Aussi des époux monogynes prennent-ils souvent l'un pour l'autre cette affection familiale et ménagère, cette ligne d'esprit cabalistique ou d'intérêt sans avoir jamais eu ni amour ni amitié ; j'ai établi ([...] section) ces distinctions, qui comprennent aussi la ligue d'ambition souvent très forte entre deux époux inconstants et très différente de l'amitié...

Pour donner un exemple de cette utilité, je ne citerai que la coutume des legs très générale en Harmonie et appliquée à tous les souvenirs affectueux d'amour, d'amitié ou autres. Si une femme opulente a aimé dans le cours de sa vie 50 hommes avec passion ardente et de manière à passer quelque temps avec chacun d'entre eux et conserver ensuite de l'amitié pour eux, elle ne manquera pas de leur faire des legs en testament à défaut de quoi elle serait dès son vivant accusée de vice, d'ingratitude pour ceux à qui elle a dû d'heureux jours. Ces legs ne s'étendront pas aux amours d'occasion. La dite dame aura eu peut-être 1000 et 2000 hommes dans les caravansérails, les orgies, les aventurades, les bacchanales d'armée. On ne fait pas des legs à cette foule d'amants passagers, mais à ne parler que de ceux avec qui elle aura filé une passion de quelques mois, elle se croira tenue, selon l'opinion, de leur léguer une somme sous peine de passer pour caractère simple, esprit civilisé inhabile aux vertus sociales et ne conservant aucun souvenir des liens qui ont fait longtemps le charme de sa vie.

Ainsi cette fraternité, cette bienveillance générale que nos savantas veulent établir aura une de ses sources dans l'inconstance d'espèce vertueuse. Je veux dire celle qui laisse après elle des liens d'amitié.

C'est vraiment là le côté honteux des civilisés ; rien de plus odieux que leur coutume presque générale d'oublier complètement les personnes qu'ils ont idolâtrées. On peut leur dire : vous étiez donc bien aveugle, bien sottement inspiré dans ce violent transport pour un être indigne de souvenir amical, ou bien vous êtes aujourd'hui très ingrat, très égoïste de ne conserver aucune affection pour l'être à qui vous avez du [...] et l'on est fondé à pronostiquer pareil oubli à la personne qui vous fixe aujourd'hui. Vous la jugerez, sous un an, indigne de tout. Cette ingratitude est encore un des côtés dégoûtants de la civilisation. On n'y rencontre que ces caractères indifférents pour tout ce qu'ils ont aimé, concentrant toute leur affection sur une femme et des enfants et encouragés dans ce vil égoïsme, titrés de tendres pères, tendres républicains, par la tourbe des moralistes qui ne veulent qu'un (des 4) liens, celui du Parentisme ou bien celui des factions clubiques fardées de patrie. Les monogynes sont pour la plupart très sujets à cet ignoble penchant dont je viens de parler ; l'oubli des personnes aimées et quittées.

On peut conclure de ce chapitre que le bien naît toujours de la composition, témoins l'inconstance qui, en ordre simple, ne produit chez nous que des vices de toute espèce, tandis qu'en ordre composé unissant 2 passions, l'amitié pour les amants passés avec l'amour pour les amants présents, l'inconstance devient germe du testament équilibré qui est l'un des plus précieux gages d’Harmonie sociale, et est un des ressorts principaux de ralliement entre le riche et le pauvre, ainsi qu'on a pu en juger à la section du ralliement.

On appelle, en Harmonie, noblesse d'amour la classe d'âmes fortes et raffinées qui savent subordonner l'amour aux convenances de l'honneur, de l'amitié et des affections indépendantes du plaisir ; cette classe nommée le [...] monde sentimental se considère comme noblesse amoureuse et comme roture tous ceux qui sont assez faibles pour ne pas connaître l'essor libéral en amour et rester philosophiquement égoïstes pour sacrifier à l'amour les [...] de l'honneur et de l'amitié et [...] (en faveur de qui doit pencher la balance selon la loi de nature énoncée prologue vestalique). Ce n’est pas une prérogative usurpée puisque l'accès en est ouvert à chacun, sauf les épreuves et garanties de nobles penchants. On sait d'avance par le clavier général des caractères que le nombre des sectaires de haute distinction ne pourra pas excéder un 8e et que celui des demi-virtuoses ou champions de noblesse moyenne s'élèvera à peine au quart du tourbillon. La masse totale des nobles se bornera donc à une minorité d'un tiers ou trois huitièmes qui se classeront par gradation, selon le degré, des épreuves d'admission et prouesses de carrière.

J'ai observé que ce genre d'approvisionnement produira sur les femmes d'Harmonie le même effet que produirait sur le peuple civilisé la garantie habituelle d'une table bien servie. Il ne ferait plus ni révoltes ni bassesses pour le vin et la table. Quand les femmes seront pourvues de cette manière, elles seront en état de juger sainement du mérite moral des hommes et ceux-ci, convaincus qu'on ne peut plus se faire en amour une renommée brillante à l'appui d'un mérite commun à tous les goujats, songeront à se faire valoir par des titres plus réels que le cynisme, c'est-à-dire par les affections nobles dont il faudra justifier en exercice combiné avec l'amour.

(J'appelle affection noble celle qui se combine avec chacune des 3 autres et ignoble celle qui se développe isolément en contrariété des 3 autres. Prenons par exemple l'amour

(alliances spirituelles de l'amour)
Ces affections sont au nombre de 4

(avec lui-même)
L’amour pur ou les 2 céladonies déjà décrites en simple et composé

(avec l'amitié)
L’amour amical qui sera l'objet du traité de Polygamie et Omnigamie et Pivotal

(avec l'honneur)
L'amour honorifique ; il comprend le vestalat en ordre simple majeur ou privation et forces dans foyer est de quadrille en ordre mineur ou amabilité [...] ou religieux (Cylas) en ordre composé

(avec le famillisme)
L’amour familial qui coopère à l'équilibre testamentaire coïncide avec les intérêts de tous les membres de la famille et sait tourner l'esprit de famille au bénéfice de la masse.


Condition d'éligibilité à la noblesse amoureuse


L'amour et la gastronomie ayant en Harmonie leurs codes à part, ces codes ainsi que les nôtres exigent des qualités et épreuves dans les aspirants aux fonctions ; les épreuves étant des initiatives ne peuvent porter que sur les prouesses du genre simple dans quelqu'un des 3 ordres d'amour indiqués au précédent chapitre.

1° L'épreuve en amour pur ou céladonie simple. Elle est fort contraire à tous nos préjugés, car elle exige qu'on ait un amour céladonique bien constaté concurremment avec un amour composé. Si c'est un homme, il faut qu'il se déclare céladon de telle femme, tandis qu'il vit en amour composé avec telle autre dont il est épris et jouissant ; condition fort opposée aux vues de nos casuistes qui veulent qu'on soit tout entier à la personne aimée. C'est la propriété des monogynes. Mais de telles âmes n'ont point d'aptitude aux liens d'amour transcendant. À quoi servent en fait de liens deux individus qui ne vivent que pour eux-mêmes ? C'est l'attribut le plus banal de l'amour et celui qu'on trouve chez tout le monde. Si, au contraire, deux individus très épris et heureux ensemble, sont encore assez accessibles à la galanterie pour former outre leur union deux liens de céladonie constatée, ils seront évidemment plus aptes aux liens sociaux qu'un couple de farouches républicains qui n'aiment qu'eux-mêmes, ne sont courtois et passionnés que pour eux-mêmes...

2° L’épreuve d'amour amical est un des plus graves péchés selon la philosophie. Cet amour consiste dans la polygamie, simple jouissance consentie d'un homme avec deux femmes ou d'une femme avec deux hommes et un redoublement d'amitié entre tous trois par l'effet de ce lien. De pareils [...] sont impraticables en civilisation où les germes d'amitié sont nuls en tout sens, tandis que ceux de l'Harmonie ont une activité sans bornes. D'ailleurs, ils reposent en partie sur l'emploi de l'ambigu qui est encore un ressort inadmissible dans nos mœurs mais qui était admis dans l'antiquité. Toutefois si cette pluralité d'amours est incompatible avec la nature, pourquoi en a-t-elle donné le goût à tous les humains ; tous les êtres des deux sexes deviennent polygames quand ils en ont la pleine liberté. Quand Dieu leur donne si généralement un penchant inconciliable avec leurs convenances, n'est-ce pas un indice que ce penchant a des emplois réservés à un ordre différent de l'état civilisé barbare et sauvage ?

Je ne dirai rien ici de l'amour amical composé qui sera expliqué au chapitre des amours pivotaux et polygames omnigames.

3° L'épreuve d'amour honorifique, c'est celle qui s'allie à des sacrifices faits pour l'honneur. Le premier degré de cet amour est, en simple, un vestalat dont nous avons parlé (5e section) ; il comprend aussi les refus qui ont pour objet une promesse de fidélité en même sexe comme lorsqu'un ami quoique épris de la maîtresse de son ami, néglige l'occasion d'en jouir pour être fidèle à la confiance dont il est […] genre de délicatesse qui n'est guère connu en civilisation...

La division que je viens d'établir borne à 3 ordres les amours transcendantes qui servent à former des liens sociaux supérieurs aux effets de discorde qu'engendre l'amour ordinaire ou le composé brut. Cette passion, source de tant de discordes, ne se traite que par elle-même. Ce sont les amours de degrés supérieurs qui établissent le contrepoids aux discordes engendrées par ceux de degré inférieur.

Une observation que chacun se hâtera de faire, c'est qu'il est fort peu de gens aptes à ces amours transcendantes (que je viens d'indiquer pour thèses d'épreuve). Il ne faut pas, en ce genre, grand nombre de prétendants. Les officiers ne doivent pas être en même quantité que les soldats et c'est le petit nombre qui cause l'erreur générale. On regarde comme dépravés ceux qui manifestent quelque penchant d'amour transcendant. On regarde aussi comme vicieux les caractères supérieurs qui ont 6 et 7 dominantes.

N'est-il pas plus sage d'adopter un code que vous aurez le pouvoir et la volonté de suivre, un code qui ne vous demandera que ce que vous aimez et pratiquez tous en secret, qui [...] et fera tourner au bien général les prétendus vices que vous ne savez pas régler l'emploi (sic). Ce code, en vous conseillant telle coutume proscrite comme les amours polygames, vous donnera le moyen de les rendre utiles en les pratiquant par accord général ; il vous proposera donc ce que vous faites en secret et d'une manière désordonnée...

Ceux qui déclament le plus contre la polygamie sont ceux qui la pratiquent en secret. Il en est ainsi de tous les vices dominants. Leur ennemi apparent est toujours celui qui en tire secrètement le bénéfice. Vous n'entendrez guère l'homme intègre vociférer contre les friponneries. Il sait que la probité est une ingrate et rebutante carrière. Il se bornera à l'avis de se précautionner contre le larcin et blâmera peu le larron, mais croyez que celui-là est larron lui-même qui opine avec feu pour faire pendre les voleurs. Il en est ainsi de tous ces champions de morale dont la conduite secrète n'offre que fornications et adultères, incestes et polygamie.

Passons leurs turpitudes et raisonnons le problème brillant qui nous occupe : il s'agit d'utiliser tous les genres d'amour et faire coïncider cette passion avec les 3 autres, avec l'honneur, l'amitié et le parentisme et avec elle-même. On n'a pas eu la moindre idée de ce [...] en civilisation.


Antiface d'amour polygame


En abordant un sujet aussi délicat que la polygamie non-mariée ou pluralité d'amours, je reproduis le dogme établi en tête de la 5e section, sur la tombée du mouvement. Selon ce dogme, les 2 affectives doivent, en régime social, céder le pas aux 2 majeures, à l'honneur et l'amitié. Maintenant il faut pousser plus loin la théorie des primautés passionnelles, établir que les 4 cardinales dans le cas d'action combinée, doivent pencher (conformément à la boussole matérielle) du côté de l'unitéisme et non pas du côté du favoritisme. Les règles sur ce point sont les mêmes que celles déjà données sur la prééminence des cardinales majeures sur les mineures. Si la nature nous prouve cette prééminence par la supériorité numérique du sexe majeur, 21 hommes pour 20 femmes, nous avons de même une preuve matérielle : de la boussole aimantée qui juge le débat de priorité entre l'unitéisme, ou foyer majeur, et le favoritisme, ou foyer mineur, et puisque l'aiguille aimantée tourne au pôle Nord, il est évident, selon l'unité des mouvements matériels et spirituels, que l'ensemble des [...] passionnels doit se régler dans toute action générale sur le vœu de l'unitéisme et non sur celui du favoritisme qui est une passion essentiellement fausse comme les cardinales mineures dont elle dérive.

Ne perdons pas de vue notre but ; il s'agit de développer et faire concorder les 12 passions en ordre positif et répétons, à cette occasion, la différence du positif au négatif. Supposons cent ménages villageois cultivant leur champ, chacun de son côté, sans procès ni jalousie, ni friponnerie sur leurs voisins ; ils auront atteint la perfection philosophique ; ils ne seront pourtant qu'en accord négatif car le positif ou association leur donnerait les moyens de créer toutes sortes de mécanismes, opérer une foule d'économies comme celle de 3 cuisines au lieu de 100, celle d'un grenier, d'une seule cave bien soignée au lieu de 100 greniers et 100 caves où l'on commettra 100 maladresses dont le produit et le bénéfice souffriront d'autant. Ainsi, lors même que les philosophes civilisés atteindraient à l'accord négatif qui est leur but, ils seraient encore à une distance immense de la perfection dont ils se vantent et qui réside dans l'association et la mécanique générale. Usons d'une autre comparaison, celle de 100 musiciens jouant isolément chacun chez soi des airs en toute justesse et sur toutes sortes d'instruments. Ces musiciens ne seraient point en accord positif ; ils ne s'entraideront pas en concert, tandis que s'ils se rassemblent sous la direction d'un chef d'orchestre, en combinant et distribuant les parties à chacun, ils produiront un concert merveilleux en accord sociétaire et positif au lieu de 100 jeux incohérents qui n'étaient malgré leur justesse qu'une absence de mécanique d'Harmonie.

La théorie d'attraction tend à opérer en industrie comme en passions l'accord positif universel ou association générale.

La théorie des philosophes ne tend qu'à l'accord négatif, qu'à empêcher la discorde des ménages, bourgs, villes, provinces, royaumes et empires. Si du moins ils arrivaient à ce but on pourrait louer leurs théories comme produisant l'absence de discorde, le bien négatif, mais ils n'aboutissent, au contraire, qu'à établir la discorde universelle entre les familles, bourgs, villes, provinces, royaumes et empires ; ils sont donc à la discorde en régime négatif au lieu d'être à la concorde en régime positif. Quel immense éloignement du but, quel [...].

Le but positif étant d'associer les 12 passions, il faut un ordre où chacune des 7 [...] nous conduise aux 5 luxes et où la recherche de chacun des 5 luxes nous conduise à satisfaire les 7 affectives et distributives.

Il n'y a point de bonheur pour une société qui n'atteint pas aux 5 luxes, aux 4 groupes et aux 3 équilibres distributifs. L’Harmonie est perdue s'il faut entraver en simple ou en composé une des 4 passions pour assurer la marche d'une autre ou de plusieurs. Notre tâche est donc d'associer chacune des 12 avec les 11 autres et développer simultanément tout l'attirail des 12 passions premières, de leurs nombreux rameaux et des 810 caractères que donnent leurs combinaisons.

On peut réduire beaucoup le problème et le borner aux 4 passions affectueuses, car dès qu'on saura tenir en plein accord l'honneur, l'amour, l'esprit de famille et les coteries amicales, on ne sera guère en peine d'opérer le concert des autres passions, car, en Harmonie, les 5 plaisirs des sens pour s'accorder avec le vœu des 3 distributives doivent être en dissidences graduées par contraste. Ainsi voilà 8 passions dont les discordes actuelles si désolantes pour nous sont le germe de l'Harmonie et seront un gage de plein accord dès qu'on aura formé les séries passionnelles. Il ne reste donc à opérer que sur les 4 affectueuses ou cardinales, il faut aviser à les accorder entre elles, rendre chacune des 4 coopératrices des 3 autres, les associer dans leurs développements, rendre leurs jouissances compatibles, ce qui n'a jamais lieu en civilisation où l'on n'a d'autre but que d'empêcher qu'elles ne s'entrechoquent. On tend à l'Harmonie négative. Pour y atteindre, on ne tend jamais à la positive...

Ajoutons un exemple qui définira plus exactement encore la différence entre l'accord négatif ou ligue simple et l'amalgame, l'accord positif ou ligue d'ordre composé. Je tire cet exemple de l'inceste, lien réprouvé par toutes les lois civiles et religieuses et pourtant qu'est-ce que l'inceste ? C'est un amalgame des 2 cardinales mineures, des 2 affections d'amour et de famillisme. On a vu certains peuples d'Orient ériger l'inceste en vertu, adjuger au père les prémices de la fille et s'appuyer du principe que le fruit d'un arbre appartient à celui qui l'a planté, d'où l'on voit que les principes de morale civilisée sont des lames [...] à deux tranchants. Comme je l'ai observé en IIe section (citer et ulter) les religions et philosophies modernes diront-elles qu'elles n'admettent pas ce principe. En ce cas, je leur demanderai [...] cur (sic) elles admettent l'inceste en ligne collatérale et pourquoi l'on permet à prix d'argent qu'une tante épouse son neveu. Le seul fait du tribut exigé et de la dispense religieuse prouve que l'inceste en ligne collatérale n'est qu'un crime conditionnel et arbitrairement [...] puisqu'il n'est pas crime pour ceux qui ont de l'argent à donner. Ils sont assurés que sur ce point comme sur tout autre : il est avec le ciel des accommodements. « Peccant hominesque deosque numera. » L'inceste collatéral est donc crime de convention et non de nature puisqu'il est effacé aux yeux de tout le monde par une prestation pécuniaire et d'ailleurs quelle est sur cet inceste l'opinion secrète ? Ignore-t-on que toutes les tantes prennent les prémices des neveux et qu'il est de règle dans la bonne compagnie que les prémices d'un jeune homme appartiennent de droit à sa tante ou à la soubrette. C'est à qui des deux sera la plus leste à les ravir, et j'estime que les tantes, sur ce point, surpassent en activité les soubrettes. Il ne reste que le crime de n'avoir pas payé la dispense, mais il faut avouer que la Cour de Rome serait trop riche si elle percevait un tribut de dispense de toutes les tantes qui s'emparent des neveux. Ce serait pour elle un revenu bien autrement copieux que celui des annales qu'elle a perdu.

Voilà, quant à l'inceste collatéral un argument embarrassant pour les rigoristes ! l'opinion l'ordonne et le préconise, tandis que les lois civilisées et religieuses l'autorisent moyennant une somme quelconque. Il n'est donc ni crime naturel, puisqu'il est très généralement conseillé par la nature, ni crime social, puisqu'il est un objet d'accommodement avec les lois humaines qui établissent, pour tous les incestes collatéraux, des prix fixes comme pour les petits pâtés ; quiconque a de l'argent de reste peut dire des incestes comme autrefois des meurtres dont on négociait comme font les marchands sur les denrées à livrer. Un duc de Guise portait en poche des indulgences pour six meurtres à commettre et aujourd'hui l'on peut, avec des billets de banque, tenir en portefeuille des licences pour tant d'incestes à commettre par soi-même et par autrui.

Les philosophes répondront que la loi n'accommode que sur l'inceste collatéral, mais qu'elle est fort sévère sur l'inceste direct. Voici encore la différence du simple au composé, différence qu'on trouve sans cesse dans tout le système du mouvement. C'est une frivole distinction sur le plus ou le moins, distinction aussi risible que celle du casuiste Sanchez qui prétend qu'un cordonnier peut sans péché vendre deux paires de souliers le dimanche mais qu'il pèche mortellement s'il en vend trois paires et que, par la même raison, un charretier peut faire deux licous le dimanche mais au troisième, lui et ses chevaux brûleront éternellement . Qu'arrive-t-il de cette décision ? Que tous les cordonniers et bottiers se moquent de Sanchez et attrapent autant d'acheteurs qu'ils peuvent le dimanche comme les autres jours. Comment persuader à un cordonnier que s'il a le droit de vendre aujourd'hui deux paires de souliers sans offenser le ciel, il n'ait pas le droit d'en vendre quatre ? Tous ces péchés de proportion et de quantité ne roulent que sur des échelles arbitrairement classées. Tel casuiste déclare que le péché commence au 3e, 4e degré de l'échelle, tel autre en fixera l'initiative sur d'autres degrés, et c'est ce qui arrive dans la question qui nous occupe. N'a-t-on pas vu la religion consacrer beaucoup d'incestes dans les degrés moyens entre le direct et l'indirect, le collatéral ? Combien de fois, pour des intérêts purement humains comme ceux d'une lignée princière, les papes n'ont-ils pas accommodé sur des incestes bien plus élevés en degré que ceux dont il existe un tarif à prix fixe, et d'ailleurs combien d'incestes réels en mariage par le fait des adultères paternels bien connus et d'après lesquels on voit tant de frères épouser leurs sœurs. C'est bien inceste direct et pourtant chacun en badine quoique le délit soit de notoriété publique ; il n'y manque donc plus que la sanction légale qui tient à un petit effort, une modification à fonder sur quelque principe. Eh ! manque-t-il de principes à alléguer pour tous les crimes ? On en trouve bien pour le parricide. N'était-ce pas une vertu selon les principes de 1793 que d'envoyer son père à l'échafaud, vertu réchauffée des deux Brutus qui furent la gloire de la belle antiquité, tous deux prônés en vers et en prose chez les modernes..
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Si la science et l'opinion accommodent ainsi sur le parricide et l'infanticide pour l'intérêt de quelque principe, ne pourraient-elles pas à plus juste titre accommoder sur les illégalités comme l'inceste qui, au lieu de produire un meurtre, produisent un lien réel ; assurément la violation du principe serait bien plus excusable dans le second cas que dans le premier ; et j'excuserais bien plutôt Phèdre et Jocaste que les deux Brutus. Combien voit-on dans nos [...] de Phèdre et de Jocaste dont les allures secrètes sont très bien connues et qui n'en sont pas moins des femmes de bonne compagnie. L’opinion est donc, à cet égard, en pleine tolérance. Quand le délit ne fait pas d'éclat et quand l'opinion tolère secrètement un […] la législation est bien près de l'admettre.

Après ces détails sur la différence de l'accord positif et négatif de l'alliage lien composé et de l'alliance lien mixte en passion, l'on peut reconnaître que nos sociétés sont pleinement incompatibles avec le positif, l'alliage passionnel et très peu avec le négatif, alliance qui est un lien d'ordre inférieur à l'alliage comme le simple est au-dessous du composé.

Les rigoristes vont objecter que je veux donc absoudre l'inceste et qu'il serait donc louable dans l'Harmonie comme alliage d'amour et de famillisme et, par conséquent, lien d'harmonie composée ; c'est éluder l'argument ; j'ai voulu leur prouver que l'opinion chez nous sur ce point, comme sur tant d'autres, est absolument contradictoire avec la législation et tolère en secret les liens qu'elle proscrit le plus en public ; dès lors elle ne devra pas s'étonner que l'Harmonie admette des liens beaucoup moins [...] que l'inceste, entre autres, la polygamie déjà pratiquée licitement chez la majorité du genre humain et illicitement chez la minorité. Si cette polygamie tend à former en Harmonie des liens très précieux à l'unité sociale, je dois pour acheminer à la théorie qui va traiter de ces nouveaux liens, m'étayer des penchants secrets de l'opinion entre autres de son indulgence des [...] [...] pour des alliages passionnels comme l'inceste beaucoup plus opposés au vœu de la nature que la polygamie.

Quelques ergoteurs vont m'objecter que je reste en arrière sur un dogme équivoque et que je ne déclare pas nettement si l'inceste en tous degrés sera autorisé ou défendu dans l'Harmonie. Voici la règle qu'on suivra à cet égard :

L’Harmonie innovera brusquement sur les coutumes d'ambition, d'économie domestique, industrielle où toute innovation lucrative et commode ne saurait choquer personne. Mais elle ne procédera que par degrés sur les innovations religieuses et morales qui heurteraient les consciences, par exemple sur l'inceste, quoiqu'il soit de règle d'autoriser tout ce qui multiplie les liens et fait le bien de plusieurs personnes sans faire le mal d'aucune. On maintiendra quelque temps les préjugés existants, par exemple on pourra classer les incestes en gamme régulière en 7 degrés et le pivotal qui sera celui de Loth et Jocaste d'où l'on descendra jusqu'aux infiniment petits, comme celui de 7e degré entre cousins et cousines. Ce genre d'inceste, déjà si commun aujourd'hui, sera inévitable quand les familles seront subdivisées à l'infini et que chacun sera parent des 7/8 de son tourbillon, les degrés plus élevés 6, 5, 4, seront encore tolérables et les 3, 2, 1, seront seuls un objet de blâme ainsi que le pivotal et pourront mériter par gradation que le délinquant soit classé dans certains échelons de la roture amoureuse dont nous parlerons plus loin, mais on fera la distinction du cas de prégnation ou non prégnation, le premier étant seul contraire au vœu de la nature ; au reste, je ne saurais trop redire qu'on procédera lentement et avec circonspection sur toutes les innovations qui ne touchent pas au mécanisme industriel et dont on n'aura que faire dans le cours de la 1re génération d'Harmonie ; les 2e et 3e n'innoveront qu'à mesure que leur société plus avancée en industrie, un raffinement passionnel pourra être généralement dégagé de certaines impressions qui, utiles en mécanique civilisée, deviendront peu à peu inutiles ou gênantes dans le nouvel ordre. Il pourra tolérer ; il n'attaquera dans ses débuts que les préjugés civilisés qui vantent les germes de pauvreté et de mensonge, vantent la gloire des accapareurs et agioteurs et fourbes mercantiles, la vertu des ménages haineux et discordants, qui, par leur désunion, compliquent au décuple et centuple tout le régime domestique et industriel.

C'est sur ces préjugés, sources de mensonge et d'appauvrissement, qu'on portera la cognée. Quant aux autres, je les attaque en théorie générale pour compléter le corps de doctrine et présenter dans son intégralité le mécanisme d'Harmonie passionnelle dont il sera loisible de ne mettre à exécution les diverses branches que successivement et proportionnellement aux convenances des temps et des mœurs.


DE L'ALTERNAT EN AMOUR
(EN ÉCLIPSE ET COMBINÉ)


Distribution des amours en session combinée et session incohérente (éclipse alternat)


Je dois ici un court chapitre à un principe qu'il ne faudra jamais perdre de vue dans le traité des amours transcendants ; c'est, je l'ai déjà dit, qu'ils s'exercent en alternative avec l'amour exclusif. Personne en Harmonie n'est polygame habituel, omnigame habituel, personne ne se voue sans relâche à des céladonies composées, comme celle décrite en 11e section. L’on pratique toujours des alternats d'amour égoïste exclusif qui est considéré comme état de sommeil social. Aussi ai-je donné à Fakma un égoïsme, amour exclusif avec le Kan Semugin avant de la placer en amour transcendant puissanciel. L'amour dans le nouvel ordre marche dans le même sens que les jours et les mois passant et repassant périodiquement des modes concordants combinés ou transcendants, au mode incohérent ou égoïste exclusif qui est, en quelque façon, un repos, une diversion aux grandes manœuvres de l'âme, aux prouesses, un sommeil du génie social amoureux.

La durée de l'alternat varie par gradation selon le degré des caractères.

Il faudra se rappeler de cette condition d'alternat dans la lecture de cette section et dans toutes les discussions qui traiteront des amours polygames et omnigames. Ils seraient ridicules sans cette variante et contraires à toutes les lois du mouvement.

Il sera important de remarquer sur alternat que c'est le germe, penchant universel des civilisés. Tous les civilisés tendent en amour à exercer alternativement en sens exclusif ou insocial qu'on appelle constance et que je désigne sous le nom de session incohérente, puis en sens cumulatif ou social qu'on appelle inconstance et que je désigne sous le nom de session combinée dans laquelle l'individu s'associe autant que son caractère le comporte.

Pour la démonstration de cette thèse il faudra traiter du penchant des civilisés aux parties carrées, sextines et octavines où il y a échange secret et cumulation d'amours. Il faudra prouver que les divers caractères après avoir passé tel laps de temps en amour exclusif, tendent à passer un autre terme en amour cumulatif, qu'ils exercent soit en polygamie simple ou infidélité cachée, soit en phanérogamie secrète ou infidélité cachée au public et connue seulement des affidés qui vivent en partie carrée, sextine, octavine, et qui se gardent le secret et se prêtent assistance pour se donner tous un renom de haute vertu. Cet alternat d'amour exclusif et cumulatif est une des discussions les plus importantes qu'on puisse élever sur l'amour. Il faut s'attacher à en donner la démonstration car l'amour étant la passion la plus proscrite, la plus inconnue des civilisés, si on leur fait voir clair dans celle-là ils arriveront très facilement à comprendre la théorie des 3 autres cardinales qui ne sera qu'une répétition des théories générales du mouvement, sauf les variantes applicables à chacune des 4.

Les alternats d'éclipse étant les périodes insociales de l'amour, Dieu a dû les abréger comme la nuit qui est [...] par les crépuscules et les lunes même les aurores boréales qui, jointes au crépuscule, réduisent la nuit du pôle à 1/6 au lieu d'un tiers. Ainsi en Harmonie les [...] d'éclipse sont abrégées par une foule d'incidents, trêves que tant d'occasions peuvent provoquer.



De l'amour pivotal ou germe de polygamie composée


J'ai préparé les voies en faveur de la polygamie ou cumul d'amour. J'ai prouvé, dans les précédents chapitres, qu'elle est le plus précieux germe d'union familiale au moyen des disséminations de legs et équilibre testamentaire, qu'elle seule peut réaliser parmi les humains le rêve philosophique d'une grande famille de frères.

Ce n'est encore qu'une induction en sa faveur ; c'est un mérite indirect puisqu'il repose sur les services qu'elle doit rendre dans une branche d'affection autre que l'amour ; il faut à présent lui découvrir un mérite direct, la montrer comme germe d'union générale en amour où elle n'engendre, quant à présent, que la désunion, car les hommes et les femmes, quand ils sont amoureux, refusent avec raison d'entrer en partage de l'objet aimé. Une telle [...] serait déshonorante, mais rappelons-nous du principe des nœuds (2e section) : tel effet de mouvement qui paraît essentiellement discordant comme la polygamie, se rallie dans des degrés plus élevés. Le problème du nœud ou de l'accord se réduit à opérer en degré supérieur à celui qui refuse le nœud. Si nous ne savons pas harmoniser des liaisons polygames simples, comme celles des barbares et des civilisés, essayons sur le genre composé et si nous ne réussissons pas, élevons-nous au genre puissanciel, employons l'ambigu, enfin, sondons toutes les ressources que peut fournir le mouvement et nous verrons que la polygamie et les hautes fonctions d'amour qui sont parmi nous des tisons de discorde, deviennent autant de gages d'harmonie quand on les emploie dans leurs hauts degrés où les nœuds aussi faciles que brillants, opèrent le nœud des degrés inférieurs...

L’amour pivotal est vraiment une fidélité transcendante et d'autant plus noble qu'elle surmonte la jalousie qui dépare l'amour ordinaire. Hommes et femmes ne sont point jaloux des inconstances de leur objet pivotal dont ils sont confidents. Comme on trouve en civilisation beaucoup de traces de ce genre d'amour il mérite une exacte analyse après quoi nous passerons à l'exposé de ses emplois en Harmonie.

J'ai dit que l'amour pivotal a les mêmes propriétés que le blanc comparé aux 7 couleurs qu'il réunit toutes. Ainsi l'amour pivotal réfléchit sur l'objet de pivot les 7 passions primitives et d'abord le pur amour. Après avoir vécu un certain temps avec une pivotale et l'avoir quittée, on peut en devenir céladon aussi galant que si l'amour était à son aurore. Tout lien de parenté semblera précieux avec elle et l'homme le plus ennemi du mariage y inclinera pour sa pivotale ou même pour des personnes qui le fixeraient près d'elle. Il en est de même en ce qui touche à l'amitié et l'ambition. L’on sert avec un plein dévouement les intérêts de la pivotale et même après la cessation des liaisons d'amour sensuel on s'attache à ses amis sincères. On trouve de même dans ce lien un essor des 3 distributives :

1° de la composite en ce qu'il renferme et entretient toutes les sortes d'enthousiasme ;

2° de l'alternante en ce que cet amour a les propriétés du caméléon passant du céladonisme au cynisme, du composé au puissanciel et à toutes les nuances ;

3° de la cabaliste en ce qu'il soutient constamment la ligue [...] entre l'amant et la pivotale. C'est l'esprit de favoritisme (Ire section) appliqué à l'amour.

Le lien pivotal est simple quand il n'est pas réciproque ; il est composé en cas de réciprocité assez rare en civilisation parce que les assortiments de caractères y sont très difficiles en tous liens ; les femmes ayant généralement moins de liaisons et de relations que les hommes ont beaucoup plus de peine à rencontrer un objet d'amour pivotal.

Dans ce genre d'affection, la constance est en durée inverse des amours ordinaires, c'est-à-dire que le trigyne sera plus longtemps attaché à sa pivotale que le digyne à la sienne et ainsi par degrés jusqu'à l'omnigyne qui est le plus constant de tous en tel amour, tandis que chez les monogynes cet amour ne donne que des lueurs très passagères. Ici tout l'avantage est du côté des caractères supérieurs, pentagyne, hexagyne, etc., qui soutiennent plus longtemps cette affection. Or, comme elle est bien plus précieuse en mécanique générale que l'amour égoïste et qu'il y a de l'égoïste au pivotal même différence que du cuivre à l'or, c'est ici que les polygynes vont briller et par la constance composée et par le prix du lien sur lequel ils l'exercent...

En général, un amour pivotal naît subitement et presque de prime abord parce qu'il frappe en divers sens, en impressions d'amitié, d'amour, de favoritisme et quelquefois toutes se réunissent d'emblée pour.

Il faut être bien préoccupé par quelque autre passion pour ne pas aimer d'emblée l'objet à qui on doit s'attacher pivotalement. Cependant lorsqu'il y a travestissement de caractère selon l'usage de tant de femmes civilisées, on peut bien ne pas reconnaître d'emblée celle qu'on doit aimer en pivotal et ne ressentir pour elle qu'un germe d'affection vague et difficile à définir.

Les caractères n'étant point travestis en Harmonie et chacun connaissant par calcul régulier les personnes qui peuvent lui convenir en amour pivotal, il s'ensuivrait donc qu'un digyne aimerait dès son entrée dans le monde galant 2 pivotales, un trigyne 3, un omnigyne 7, ce qui n'a pas lieu car, en Harmonie, l'âme est assez pourvue d'illusions en tout genre pour s'arrêter lorsqu'il y a réplétion et de ce qu'on pourra aimer en pivotat 7 femmes connues et désignées, il ne s'ensuit pas que l'amour doive éclater pour les 7 à la fois mais tour à tour, selon les chances fortuites qui auront irrité ou rassasié telle dominante. On ne cumule et en peu de temps que des amours polygames et non pas des pivotaux, encore dans la polygamie même règne-t-il toujours une progression qui est l'essence de l'Harmonie (unitéisme 2e section) et qui s'établit en tous sens alternativement, de sorte que, dans telle session polygame, une pentagyne prendra et quittera ses 5 hommes en progression croissante et décroissante. Dans une autre session, elle les prendra brusquement en peu de jours, dans une autre après les avoir pris lentement, elle les quittera brusquement. Pour son alternat d'amour égoïste elle parcourra ainsi de session en session tous les exercices et modes variés dont la 11e passion exige l'emploi successif. Il faut se rappeler qu'en assignant 5 amants à une pentagyne, 6 à une hexagyne, je parle toujours approximativement et, en terme moyen, de ce que peuvent embrasser leurs âmes en lien régulier indépendamment des fonctions sacerdotales, ralliements, odaliscats, bacchanales, orgies et autres variétés.


Gammes de polygamie harmonique dans les parties carrées, sixtines, etc... ou unitaires


Dans un ordre social où régnera l'entière liberté en amour, il est certain qu'on sera bien plus polygame qu'on ne l'est aujourd'hui où cette coutume, quoique gênée et secrète, est déjà si générale parmi toute la jeunesse. Or, puisque les relations d'Harmonie seront distribuées de manière à ce qu'on ne puisse pas déguiser les liens excepté dans les deux corporations peu nombreuses de la basse roture brevetée de fausseté, où en serait-on si cette polygamie qui sera presque générale et pourtant publique devenait un objet de mépris ? Dieu qui a jugé à propos de lui donner un essor public... dans l'Harmonie aurait commis une omission inexplicable s'il n'eût pas avisé au moyen de lui donner le plus grand lustre, sous le rapport sentimental comme sous le sensuel, il aurait donc voulu entraver, avilir l'amour, sa passion favorite. Il n'en est rien et nous allons réhabiliter la polygamie, la montrer comme voie des hautes illusions sentimentales...

Je commence par le plus petit germe qui est la partie carrée ou sextine et octavine. On sait quel en est le dénouement, chacun des 2 couples cocufie en secret les autres. C'est le suprême plaisir de l'honnête bourgeoisie sous prétexte de bonnes mœurs et bon voisinage des tendres époux ; elle forme ces liaisons de 2 ou 3 couples qui après quelques entrevues innocentes, festins, promenades, parties de campagne, en viennent à des intimités plus étroites, puis aux grosses familiarités, le tout bien mystiquement déguisé sous le voile de la morale et des jeux innocents de bonne société, bon voisinage et en l'honneur duquel les dits couples selon le vœu de la philosophie agissent en frères et en amis entre qui tout est commun...

Après ces détails on peut déjà entrevoir quel est l'appât secret des liaisons polygames ; c'est qu'elles satisfont à la fois les 3 passions distributives qui sont des ressorts transcendants de nos âmes ; or, plus une situation satisfait de passions, plus elle excite l'attraction. Si elle est déjà si forte parmi nous pour les parties sextines, octavines, etc., si ces parties quoique informes et confuses présentent déjà un attrait irrésistible en civilisation, que sera-ce de l'Harmonie où elles seront organisées grandement et magnifiquement en quadrilles réguliers différenciés de 8 à 32 caractères, étayées d'une foule d'amorces qui se gradueront selon les lois des passions distributives enfin développées franchement, noblement, variant d'émulation et non de malignité.

Avant de passer à la description de ce nouveau genre de plaisir, l'un des plus brillants de l'Harmonie, achevons d'étudier leur germe qu'on voit naître à chaque pas dans nos sociétés.

J'ai observé que le charme inconnu de ces parties carrées, sextines, octavines, consiste dans l'essor combiné des 3 distributives. Or partout où il y a essor de ces 3 passions, il y a aussi essor de 1'unitéisme (2e section), charme très différent de l'amour et de l'amitié avec qui il s'allie fort bien. Les acteurs de ces parties sentent fort bien qu'il existe entre eux un lien particulier, une sorte de charme qu'ils ne savent pas définir et qui donne à leurs âmes un équilibre merveilleux. Observez le ton de ces femmes qui fréquentent les parties sextines ; elles n'ont pas le genre hébété et la fadeur des tourterelles de ménage ; elles ont dans le monde un aplomb imperturbable, un jeu sûr et masqué habilement, une manière qui diffère absolument de celle des amoureuses. Leur enthousiasme pour être différent n'est pas moins [...] il règne dans le lien de ces couples une sorte d'esprit religieux. Ils considèrent leur union collective comme union sacrée, engagement de nature particulière, lien qui produit des effets fort différents de l'amour, car il absorbe la jalousie ; tous les initiés voient sans [...] leurs infidélités respectives ; l'esprit de communauté l'emporte à tel point que la plus pudique ménagère ne craint pas en tel rassemblement de se montrer in naturalibus. J'en sais de très prudes qui font cet acte de gentillesse dans leurs parties sextines et qui croient avec raison ne pas déroger à la décence parce que le ton dominant de ces réunions est l’unitéisme passion qui [...] un esprit de communauté entre tous les affidés.

Or l'association ne s'accroît que par l'extension des liens ; pour la pousser au plus haut degré, il faut élever chaque lien du simple au composé, au puissanciel, à l'omnimode et à tous les mixtes ou ambigus (10e section 1re notice) mais l'ordre civilisé est disposé de manière que les liens deviennent préjudiciables à la masse dès qu'on veut les étendre. Une grande association commerciale n'y engendre que des monopoleurs, accapareurs et agioteurs qui mettent le peuple à la famine, une grande réunion de plaisir n'y engendre que des adultères, fornications, stupres et autres plaisirs défendus. Une grande réunion de politiques ne travaille qu'à saper le gouvernement, révolutionner, incendier. De là vient que les oracles d'incohérence, les philosophes et théologiens, condamnent tous les liens qui tendent au puissanciel, à l'omnimode. Ils ont raison en civilisation puisque ces liens produisent le mal et que l'association n'est faite que pour l'ordre des séries passionnelles, mais ils ont tort abstractivement parce que les liens sont louables en eux-mêmes et qu'au lieu de s'arrêter à les proscrire comme nuisibles à la civilisation, il fallait chercher une autre société où les liens puissent devenir praticables et bienfaisants. Maintenant que cet ordre est découvert on peut mettre au rebut toutes ces théories d'incohérence qui condamnent les liens dont la civilisation ne sait pas faire usage et que l'Harmonie saura employer pour le bonheur du genre humain.

La première distinction à établir sur ce point est celle du simple au composé qu'on n'a jamais remarquée. La fidélité simple est celle qu'exigent nos philosophes. C'est la cohabitation exclusive avec un seul objet ; elle a une propriété très infâme qui est l'oubli successif. Ces hommes ou femmes qui restent pleinement fidèles à chacun de leurs favoris ou favorites ont la coutume d'oublier tous les précédents pour le dominant ; le monogyne Oronte a été pendant 10 ans très fidèle à 10 femmes avec qui il a successivement vécu ; pour la 11e année, il s'attache à une 11e femme et oublie les 10 autres, comme s'il ne les avait jamais connues ; il devient pleinement indifférent sur leur bien-être et bientôt il oublie de même sa 11e maîtresse pour une 12e qu'il prend à la 12e année. Tels sont les monogynes ; ils se vantent d'une rigoureuse fidélité et l'observent réellement tant que dure le lien amoureux après lequel ils tombent dans une parfaite indifférence pour ceux ou celles qu'ils ont aimés. Cette conduite est fidélité simple très méprisable en ce qu'elle ne laisse aucune trace des liens. On n'estime en Harmonie que la fidélité composée puissancielle qui est l'attribut des polygynes et crée un amour de pivot auquel s'allient toutes les autres intrigues ; ce genre de fidélité s'établit souvent dans le mariage par esprit d'ambition et de parentisme. On voit une femme avoir consécutivement vingt amants et conserver toujours de la tendresse amoureuse pour son mari qui broche sur le tout. C'est fidélité composée qui devient pivot d'autres liens, de même espèce, et se soutient concurremment avec eux.





Des amours en orchestres
ou quadrilles polygynes





Personne n'a songé à définir un plaisir attaché à toutes les réunions, celui de sacrifier aux convenances de la masse une portion de ses jouissances. Citons-en quelques exemples avant de l'appliquer à l'amour. Douze individus sont autour d'une table. Chacun d'eux convoite quelqu'un des mets servis et cependant aucun ne mettra son plaisir à s'emparer du plat sans attendre le service ; loin de là, chacun se plaît à différer ses jouissances et attendre son tour pour assurer l'ordre et l'harmonie. Qu'on vous mette seul à une table bien servie, vous oublierez ce genre de plaisir, ce délai de convenance générale et vous débuterez franchement par attaquer le mets qui vous séduit, mais, assis à une table nombreuse, vous seriez très offensé qu'on vous soupçonnât de vouloir anticiper sur l'ordre du service et vous emparer de telle pièce avant qu'il ne soit temps de la découper et la faire passer à la compagnie.

Qu'on mette 16 personnes en contredanse, aucune d'elles ne voudra anticiper sur l'instant assigné aux mouvements, ni changer leur ordre ; si la danse était leur seul plaisir, on verrait chacun d'eux empressé de partir au premier coup d'archet ; ils mettent au contraire leur plaisir à se concerter, retarder les mouvements selon les convenances générales ; qu'on place chacun d'entre eux isolément dans une chambre d'où il entendra l'orchestre, il pourra danser à l'instant sans délai, danser sans s'arrêter pour le tour d'autrui et pourtant, il sera bien moins satisfait que dans ce quadrille de contredanse où il est obligé de subordonner chacun de ses mouvements à la convenance générale.

Il en est de même d'un musicien en concert, obligé de faire des pauses, précipiter ou ralentir son jeu, sacrifier pleinement sa volonté à des ordres nobles dont il est l'esclave ; il a bien plus de plaisir que s'il était seul dans sa chambre à jouer des variations et arpèges sans être assujetti à aucune méthode. Il est donc certain que dans tout exercice matériel de passion développée harmoniquement ou par masses concertantes, on a beaucoup plus de plaisir à subordonner tous les mouvements aux intérêts de la masse qu'on n'en aurait à exercer librement et isolément, et ce genre de plaisir très différent de la jouissance même est un plaisir d'unitéisme qui a la propriété de doubler l'intensité d'un plaisir tout en le contrariant et l'asservissant dans tout son essor, mais ces contrariétés sont balancées par un sentiment d'unité et [...] [...] qui répand un charme puissant sur l'asservissement et le transforme en voluptés réelles parce qu'il flatte l'amour-propre de l'individu en lui attribuant l'honneur du bel ordre qui a régné dans les développements collectifs. Si l'on suppose, en outre, que chaque individu ait une bienveillance très active pour chacun des membres avec qui il est en quadrille de musique de danse, de gastronomie, etc., il jouira d'autant mieux d'avoir contribué à divertir et faire briller une douzaine d'amis. Ce second effet n'a pas lieu en civilisation où l'amitié collective est inconnue et où les quadrilles n'ont que le véhicule d'amour-propre déjà suffisant à les charmer, mais en harmonie l'on y joint le véhicule d'amitié collective et individuelle qui augmente encore le charme des petits sacrifices faits au bien de la masse ; de là vient que les quadrilles ou orchestres passionnels y sont bien plus voluptueux qu'ils ne peuvent l'être en civilisation et l'on s'y porte avec bien plus d'ardeur et avec un dévouement ardent pour les convenances.

Tel est l'esprit qu'apportent les harmoniens dans la formation des quadrilles ou orchestres d'amour. C'est un genre de divertissement incompréhensible pour des civilisés dont les haines et jalousies ne se prêteraient aucunement à cette sorte d'illusion.

Cependant ils en ont une légère teinte, dans leurs orgies de bonne société où les femmes sont secrètement en demi-communauté, en relais périodique avec tous les initiés. Ces coteries ont un germe d'amitié collective qui surmonte la jalousie ou du moins entre en balance ; elles peuvent comprendre que dans des réunions amoureuses de l'harmonie où il ne régnera aucune défiance, aucune rivalité d'intérêts, mais au contraire une pleine amitié, on trouvera un grand plaisir à déposer toute jalousie pour exercer la polygamie harmonique ou subordonner dans ses variétés aux convenances du quadrille qui s'illustrera par son accord et l'unité de ses manœuvres.

La propriété qui devra fixer spécialement notre attention dans les quadrilles polygames ou orchestres d'amour est de subordonner la galanterie aux passions nobles, aux ressorts d'honneur, d'émulation, d'amitié et d'unité qui ne sont d'aucun poids dans la société galante des civilisés. Les titres de célébrité y sont purement arbitraires. Tel homme est la coqueluche des femmes, est souvent aussi insipide que leur petit chien, souvent ce n'est qu'un égoïste, qu'un fourbe pétri de tous les vices ; il n'en réussit que mieux à capter tous les cœurs féminins parce qu'en civilisation l'honneur n'est d'aucun poids dans l'esprit des femmes ; leurs inclinations, toutes déréglées, ne se guident que par des motifs trivials (sic) et cyniques. Souvent il ne faut qu'une jalousie pour faire d'un manant le héros d'une douzaine de petites maîtresses. Qu'une d'entre elles se l'approprie, aussitôt toutes les autres en veulent tâter, l'admirent et le prônent, oublient qu'elles l'ont toutes bafoué un mois auparavant.

Une autre cause qui habitue de bonne heure les femmes civilisées à la bassesse est l'esprit de servitude conjugale qu'on leur inocule ; elles sont élevées à révérer d'avance toute action d'un mari, la pratique du mariage renforce le [...] en les [...] à certains plaisirs qu'elles ont si longtemps désirés. Dès lors, celle qui a épousé Robespierre se croit en conscience obligée de l'admirer en tout et partout et plus elle le cocufie, plus elle s'empresse de réparer aux yeux du monde ses fredaines galantes par une servile [...] pour les cruautés de son doux mari. La femme croit suivre la droite voie en soutenant que son Robespierre est un ange de vertu parce qu'elle le trouve tel dans la couche nuptiale.

Cette bassesse des galantes civilisées ne peut être corrigée que par la concurrence de l'honneur qui est mis en jeu au moyen des quadrilles ; celles qui ont été trop faibles pour courir la carrière du vestalat trouveront dans le [...] [...] d'autres [...] qui les soutiendront dans la ligne de [...].

J'ai déjà cité le classement de noblesse et de roture ; les quadrilles présentent un mobile bien plus puissant ; ils mettent chaque individu dans la nécessité de se distinguer par des penchants libéraux en harmonie galante ou d'être classé dans les rangs de la roture et de l'égoïsme.


Complément sur les quadrilles


La renommée en harmonie ne se fondant pas comme en civilisation sur le cynisme ou sur le caprice de quelques femmelettes incapables de juger, hommes et femmes ne peuvent atteindre à la renommée qu'autant qu'ils ont fait leurs preuves ; elles ne roulent pas sur des [...] [...] comme en civilisation où l'on entend une troupe de femmes dire d'un homme : il est charmant, il est unique. Eh qu'a-t-il fait ? Il a couché avec vous toutes et, par suite, il vous traite bien impertinemment : le dernier charretier en ferait autant.

Pour avoir le titre d'aimable en Harmonie, pour être digne du rang de foyer de quadrille, il faut jouir d'une renommée établie par une succession de prouesses bien différentes du cynisme ; il faut avoir prouvé par degrés qu'on excelle dans l'art de charmer des compagnies entières, avoir fait des preuves sur ce double avec des compagnies en amour et en amitié à la fois dont on n'ait pas joui sur le [...].

L'harmonie astreint tous les prétendants à une foule d'épreuves trop longues à citer et qui font l'objet des séances de cour d'amour ; après les épreuves préparatoires, il faut faire des preuves en quadrille, exceller dans l'art d'assembler une compagnie de ceux qu'on aime, qu'on favorise et leur donner assez de relief pour les faire rechercher par une autre compagnie liée d'amitié.

Ainsi la moitié de la Jeunesse qui néglige la carrière vestalique et donne de bonne heure dans la galanterie, y trouve des [...] qui la ramènent sans cesse aux convenances de l'honneur et de l'amitié ; ils courent le risque du mépris s'ils ne s'adonnent pas à briller par la bonne composition de leurs gammes d'amour ; ils sont classés parmi la Roture, et jugés incapables de devenir chefs de quadrilles ; la moindre tache sur leur compte les rendrait inadmissibles, à ce rang personne ne voudrait former quadrille sous un chef déconsidéré.

Le succès d'un quadrille dépend principalement de la renommée de ses deux foyers. Nous voyons parmi nous qu'on attache du prix à la conquête d'une femme en raison du mérite de l'homme qui la possède. Si elle n'est aimée que d'un personnage commun, on la dédaigne ; si elle est courtisée par l'homme le plus en vogue, tout le monde galant est à sa poursuite et veut la lui souffler ; aussi dans un quadrille de petit nombre tel que je l'ai dépeint, les quatre femmes de gamme haute et basse s'enflammeront subitement aux quatre hommes de gamme haute et basse dans le cas où ceux-ci auraient en foyer une femme très renommée ; l'on est avide de s'approprier ceux qui sont aimés par les coryphées de la galanterie ; eux seuls pourront convenir pour foyers de quadrille parce qu'ils ont seuls la propriété de donner du relief aux personnes qu'ils aiment.

Un 2e gage de succès est le bon assortiment des favoris avec les passions dominantes du foyer, assortiment qui peut être d'identité ou de contraste. Raisonnons sur l'identité ; les quatre hommes qui aiment Cloris aimeront ses images détaillées, son caractère reproduit dans quatre autres femmes aimées de Télamon qui les propose en quadrille ; ils aimeront de même les femmes supposées en contraste parfait avec Cloris car l'amour s'établit par les contrastes comme par les identités.

Le 3e gage de succès sera dans le mérite personnel des personnages proposés en gamme. Si Cloris est une dévergondée qui se soit attachée à quatre hommes de roture amoureuse, ce sera en vain qu'elle les proposera en quadrille. Loin de causer aucune sensation, ils seront dédaignés, leur foyère avec eux ; Télamon et ses quatre favorites que je suppose de noblesse amoureuse croiront se compromettre par cette union disparate.

Il faut donc pour devenir foyer de quadrille, jouir d'une renommée bien établie sur les bases que je viens de citer sur le mérite personnel, l'assortiment caractériel des favoris de gamme et leur considération.

Voilà les 3 [...] auxquels doit s'attacher une jeune personne qui débute dans le monde galant et c'est ici que nous allons voir l'honneur devenir la bannière des jouvencelles précoces en galanterie, comme de celles qui résistent par l'appât des honneurs de la Vestalité.

Parmi nous, quel but a la jeunesse dans ses amours, quel […] de ralliement à l'honneur ? Aucun. Tout est vague dans l'amabilité ; il n'y a aucune pierre de touche, épreuve qui puisse en décider et les renommées sont toutes l'effet du hasard, d'une vogue irréfléchie qui souvent donne la palme aux plus stupides personnages. C'est au fond le cynisme ou l'astuce qui donnent la vogue et toutes les renommées du monde galant ne roulent guère que sur ces deux titres. Ils seront de nulle influence en harmonie parce que chaque femme est assurée du superflu en matériel et que l'astuce, loin d'être comme aujourd'hui un mérite, est l'attribut des deux classes crétines de la basse roture, les seules à qui elle soit permise et qui sont dédaignées par la seule pratique de ces ruses aujourd'hui gage de renommée.

La moitié de la jeunesse, dite la classe des Damoiseaux et Damoiselles qui se livre de bonne heure à l'amour, a dû sembler assez faible sur le point d'honneur en affaires d'amour ; il restait à la laver de ce reproche et prouver que cette corporation, sans égaler le dévouement, la magnanimité du corps vestalique, n'est pas moins fidèle au principe de l'Harmonie qui exige que l'honneur prenne le pas sur toutes les autres passions, même sur l'amour ; celui-ci peut obtenir la plus haute influence dans les détails mais en système général il est complètement subordonné à l'honneur si inconnu dans les amours de la civilisation.


Description d'un quadrille omnigyme


Ce sera un sujet de parallèle avec les amours obscures de la civilisation. Chacun est assez embarrassé de citer des parties brillantes et qui laissent toute la vie de charmants souvenirs. Les plus grands exploits se réduisent à quelques parties carrées ou sextines, quelques mesquines orgies de bonne société où une demi-douzaine d'Agnès et de Paméla se seront livrées successivement à tel homme qui n'a d'autre mérite que d'être leur initié, leur affidé ; dans ces orgies de bonne société, rien n'est disposé pour exalter l'âme par une succession d'intrigues bien graduées et contrastées ; tout le charme se réduit à des perfidies secrètes, au plaisir d'enlever un homme à celle qui le possède en titre et la civilisation avec ses étalages de sentiment est loin de penser qu'on puisse avec franchise et de pleine amitié arriver à cette pluralité qui n'est aujourd'hui que l'effet de trahisons réciproques.

Le quadrille omnigyne est le plus étendu qu'on puisse pratiquer et comprend en ordre simple 32 personnes et les deux foyers. S'il est composé, le nombre est double, chaque individu étant remplacé par un couple. La distribution est la même que celle des 32 planètes. Les deux foyers élisent d'abord quatre sous-foyers ou cardinaux de quadrille. Ce sont les quatre aimés en titre de favoritisme et d'unitéisme ; ensuite chacun sur ses 14 aimés dont 7 pivotaux en gamme haute et 7 en gamme basse. On élit 4 ambigus en gamme basse et le surplus forme 12 touches majeures et 12 touches mineures, dont 6 pivotaux ou pivotales. Chaque octave [...].
Les fonctions de ces 32 caractères étant toutes d'amour, leur description exigerait un tableau dans le genre de celui donné [...].

Cela nous conduirait trop loin ; il suffira de disserter sur quelques-unes par exemple il y a dans ce quadrille une vestale manœuvre, une femme qui aime en céladonie simple. On jugera que son rôle est fâcheux puisqu'elle est la seule qui ne jouira pas des 16 hommes. C'est pour elle un grand relief et un charme particulier qu'on ne peut pas apprécier comparativement à la civilisation ; elle aura pour cette privation une foule d'avantages qui la compenseront.

Les manœuvres de ce quadrille, ses unions méthodiquement variées, seront les mêmes [...] que les copulations aromales des astres dont je serai obligé de donner un tableau. [...].

Chacun s'y unira successivement avec les 31 autres, mais non pas à la manière confuse des orgies civilisées ; on aura une méthode pour donner du relief aux personnes choisies, chaque jour, pour pivot de manœuvre et on ne les possédera qu'après avoir éprouvé pour elles par suite de ces [...] une passion réelle et fondée sur des convenances de contraste ou d'identité attentivement ménagées.

Ces unions seront assez semblables aux symphonies où un motif est dialogué entre tous les instruments, chacun des caractères sera à son tour le motif à dialoguer et on pourra, à terme fixe, faire naître dans chacun des 16 hommes une passion pour telle femme de l'octave mineure qui, en jouissant chaque jour de l'un d'entre eux, trouvera dans cette union le charme d'une passion véhémente 16 fois répétée en autant de journées consécutives. Or, si la 1re jouissance d'un seul objet aimé nous laisse déjà de précieux souvenirs du jour de début, qu'on juge de ce que seront ceux d'un quadrille où chacun en 16 jours pourra se procurer 16 fois un plaisir aussi vif et y ajouter une foule d'autres [...] qui tiendront à des manœuvres dont je ne puis donner ici connaissances ...



DES AMOURS OMNIGAMES
OU MANŒUVRE INFINITÉSIMALE DES PASSIONS


Coup d'œil sur l’omnigamie ou orgie amoureuse


Le lien d'amour en infiniment grand est celui de l'orgie qui établit une confusion générale entre les initiés ; le lien en infiniment petit est celui des manies amoureuses ou manies coutumes et fantaisies que chacun contracte en amour comme en toutes passions. L’harmonie classera toutes ces fantaisies et associera en sectes tous ceux qui sont adonnés à chacune.

Vingt paysans n'ont avec leurs femmes aucune manie secrète ; ils jouissent brutalement et simplement, sans raffiner leurs plaisirs par des manies, habitudes, et vingt sybarites auront chacun leur manie spéciale dans la jouissance.

Pour former en amour les liens infiniment petits ou liens omnigames, il faut comparer par tout le globe ceux qui pratiquent telle ou telle manie amoureuse, les liguer pour le soutien de ce genre de plaisir…

Ce genre de lien, adapté aux manies minutieuses et infiniment petites, est l'omnigamie inverse. Il devient direct quand il s'applique à la méthode de réunion universelle, comme la bacchanale en amour, le banquet public en gastronomie.

Nous reconnaîtrons sur ce point le fâcheux talent des civilisés, celui de changer l'or en cuivre. Il n'est rien de plus répugnant, de plus immonde, que leurs orgies amoureuses ou omnigamies ; tout y est matérialisme pur et le sentiment n'y a aucun accès ; en conséquence, les lecteurs pudiques seront tous prévenus contre une théorie des orgies amoureuses ; qu'ils se rassurent, l'harmonie ne spécule jamais sur l'impudicité ; elle n'admet le mouvement simple qu'en relais du composé, ainsi en orgie comme en tout effet de passion, elle exige d'abord le lien sentimental de tous les coopérateurs et avant d'en décrire les ressorts, il faut en montrer quelques indices dans nos coutumes.

Nous commencerons par le matériel selon la règle qui veut que tout mouvement s'élève du matériel au spirituel et du simple au composé. Nous allons donc traiter de l'omnigamie en sens matériel, sauf à encourir l'anathème des rigoristes sur lequel il sera facile de se laver quand on traitera des omnigamies spirituelles ou orgies sentimentales...

Cherchons d'abord un germe de [...] dans les réunions les plus cyniques ; j'en vais citer deux ; l'une en confusion, l'autre en [...].

1° En confusion. Je ne connais rien de plus remarquable qu'une association de Moscovites (J'en parle par ouï-dire) nommée le club physique. Les associés admis par un concierge qui connaissait les initiés, se déshabillaient dans un cabinet et entraient nus dans la salle de séance qui était obscure et où chacun palpait, fourrageait et opérait au hasard sans savoir à qui il avait à faire.

Cette [...] qui au premier coup d'œil paraît crapuleuse est peut-être la plus pudibonde qui ait existé en civilisation. Elle est la seule dans laquelle les civilisés aient su se déguiser l'abjection de leurs coutumes et de leurs sentiments ; trop haineux trop défiants pour se convenir à la lumière, ils ont besoin de s'étayer de l'obscurité pour s'étourdir sur leur ignominie.

Malgré ces haines [...], ils ne ressentent pas moins le besoin de nature, l'orgie ou l'amour omnimode, et ça a été une très belle idée chez ces Moscovites que de savoir, au moyen de l'obscurité, concilier le penchant naturel à l'orgie avec l'obstacle qui opposent les défiances et jalousies civilisées. L’invention d'une séance obscure concilie tout et rallie à la nature ceux que la civilisation empêche de s'y rallier et qui ont besoin de se cacher.

J'ai débuté par cette citation parce qu'elle […] un aveu tacite de l'impulsion naturelle. Il est certain que la nature nous pousse à l'orgie amoureuse comme à l'orgie des festins et que l'une et l'autre, blâmables dans les excès, seraient louables dans un ordre qui saurait les équilibrer. Nous avons admis le délicat Anacréon qui nous vante les orgies des jeunes pédérastes et ivrognes intrépides au milieu des devins et préférant les hommes aux femmes. Si nos champions d'antiquité admirent des excès si condamnables aujourd'hui, c'est assez convenir que l'orgie est besoin naturel de l'homme et qu'il reste à régler l'exercice de ce plaisir, comme de tant d'autres, qui, incompatibles avec l'ordre civilisé, n'en sont pas moins vœu de la nature qui nous excite aux plaisirs de tous degrés, au simple, au composé, au polygame, à l'omnigame et à l'ambigu.

L’orgie amoureuse, ou genre omnigame, est si naturelle qu'on la trouve pleinement dominante à l'Île d'Otahiti qui, certes, était bien au sentier de la bonne nature ; l'orgie chez ces sauvages existait en composé, c'est-à-dire en exercice combiné d'hommes et de femmes, on la retrouve en simple chez tous les Barbares qui exercent en amour l'orgie simple ou adaptée aux voluptés d'un seul sexe. Il n'est aucun pacha barbare qui ne fasse orgie de ses femmes et la plupart font des orgies pédérastes ou ambiguës. Certains barbares font des orgies d'ambigu contrasté. (Girardon.)

D'autre part, les civilisés se livrent à l’orgie toutes et quantes fois ils le peuvent, témoin la coutume des seigneurs de Moscou qui se font servir dans des appartements souterrains par des géorgiennes toutes nues ; les honnêtes femmes de nos capitales aiment assez ce genre de divertissement, usité même chez les innocentes des campagnes. Toutes les coteries de parties, sextines et octavines, inclinent fortement à l'orgie et j'ai été plus d'une fois étonné en apprenant les [...] que font dans ces rassemblements secrets les femmes les plus pudibondes en apparence.

Quelquefois aussi j'y ai assisté et j'ai toujours été surpris de la facilité que montrent les femmes à oublier subitement tous ces […] […] de morale qu'elles observent si régulièrement en public.

Distinguons bien l'orgie de la prostitution et de la crapule, car l'orgie est un amour transcendant. La prostitution n'est qu'un amour très subalterne, aussi règne-t-elle chez le peuple, chez la classe pauvre qui vous livre femme et fille pour quelques écus. L'orgie, au contraire, est le penchant de la classe opulente et libre qui tend par excès de bien-être à l'amitié générale ou unitéisme ; aussi l'orgie naît-elle naturellement à la suite des festins et dans les sociétés riches et licencieuses comme était la cour du régent de Louis XIV.

L’orgie est donc l'essor noble des amours libres ; sans doute, elle a quelquefois des couleurs de [...] dans certaines réunions grossières que les fumées du repas ou la vénalité entraînent à [...] mais quand elle est spontanée et dégagée de calculs sordides comme il arrive dans les bambochades secrètes des honnêtes femmes, elle devient une passion très noble et très philanthropique dont j'ai déjà fait l'éloge en traitant des parties carrées, sextines, octavines, etc.

Lorsque le besoin d'un genre de plaisir est si bien constaté par l'uniformité des impulsions secrètes, on ne peut pas se refuser à le reconnaître pour élan de nature et il reste à en régler la marche conformément aux vœux de l'Harmonie qui est d'allier toujours le charme sentimental au plaisir matériel...


De l'orgie de musée
ou omnigamie mixte en ordre composé et harmonique


Le genre mixte est le lien universel du mouvement. Si quelque innovation présente des difficultés, il faut, pour les aplanir, mettre en jeu le genre mixte qui achemine doucement et insensiblement. Nous savons observer cette règle en médecine : elle doit s'étendre à tout le mécanisme social...

On a vu [...] que les genres mixtes ou ambigus sont bien nombreux. Je n'en citerai qu'un seul en fait d'orgie amoureuse. Je choisis le plus approprié aux préventions civilisées. C'est l'orgie de musée qui est mixte puisqu'elle ne procure pas la possession mais seulement les plaisirs de vue et d'attouchement ennoblis par le prestige de l'amour des arts et de la simple nature.

Plus un lien est vaste, plus la nature a dû ménager des moyens pour l'ennoblir à nos yeux et le revêtir d'illusions...

Laissant à part toute idée de cynisme et sans parler des avantages matériels qu'a une belle femme sur une belle statue, n'envisageant cette réunion de 20 femmes nues que sous le rapport de l'art, nous trouverons déjà dans cette orgie une illusion très noble. Si donc nous supposons une population exercée tout entière aux arts comme les harmoniens qui tous seront ou praticiens ou amateurs éclairés en fait de peinture et sculpture on concevra qu'ils puissent trouver sous ce rapport un charme très noble et très pur dans les orgies faciles à organiser dans une société exempte de rivalités d'intérêts qui nous divisent et familière avec les beaux-arts qui sont assez étrangers généralement à la masse des civilisés.

Déterminons donc le mode selon lequel l'orgie sera réglée sur l'enthousiasme de l'art ; il consistera à n'admettre que les beautés dignes de servir de modèle et telle sera en harmonie la composition de l'orgie de musée ou exposition de la simple nature. Tous les personnages y mettront à nu les beautés dignes d'admiration, une femme qui n'aura de beau que le buste et la gorge ne découvrira que le buste ; celle qui n'aura de beau que la croupe, la chute de reins ou même que la cuisse ou le bras ne découvrira que cette partie et ainsi des hommes. Chacun étalera ce qu'il jugera digne de servir de modèle aux artistes...

On pourra objecter que l'amour s'oppose à pareille exposition, mais ceux qui seront en amour exclusif ne s'y rendront pas. Rien n'est forcé en Harmonie et souvent le tourbillon exprimera des regrets sur l'absence de telle personne que l'amour égoïste et la jalousie empêchent de figurer au musée. Mais on a vu au chapitre des alternats que cet amour jaloux est de courte durée en Harmonie, qu'il est d'ailleurs modifié par des trêves, respectives ; souvent les 2 conjoints orgueilleux de leur beauté transigeront pour aller figurer à l'exposition et y recueillir des suffrages utiles à ceux d'entre eux qui courront la carrière des avancements en grades amoureux. C'est une carrière que tout le monde court plus ou moins en Harmonie... Du moment où ce genre de divertissement est admissible dans l'Harmonie, il faut l'y exercer selon les règles [...] pour tous les genres de plaisir. En conséquence, nous allons appliquer à l'orgie amoureuse tous les principes établis pour les autres genres de jouissance.

Nous avons déjà parlé des liens spirituels qui forment corporation en amour. J'ai classé la cour d'amour en neuf caractères, y compris l'ambigu ; de là naissent neuf corporations qui se subdivisent en nombre triple au moins ; il faut ajouter les corporations de classement comme les monogynies en titre céladonique, cynique, etc.

Pour élever chacune de ces corporations au degré d'orgie noble, étayée d'illusions honorables, il faut introduire dans leurs réunions des charmes autres que la jouissance ordinaire et d'abord le lien cabalistique.

On en trouve le germe dans les manies érotiques, les fantaisies lubriques de chacun ; on contracte en amour, comme en tout plaisir, des manies quelconques.

J'entends par manies lubriques certaines habitudes bizarres, tant en matériel qu'en spirituel ; entendez les femmes qui ont eu beaucoup d'amants et les hommes qui ont eu beaucoup de maîtresses : ils ont à citer une kyrielle des manies secrètes de chacun, il y en a même de fort plaisantes, car certains hommes du genre cafard aiment à être menacés, battus et maltraités horriblement par leur belle, en paroles et en actions. J'ai vu un jour un fouet pire que celui de la passion de Jésus-Christ et la femme qui s'en servait m'assura qu'elle [...] à force de bras sur son quidam, tout en l'accablant d'imprécations, et qu'il était très content de cette courtoise mignardise. D'autres aiment à battre et payent fort cher des femmes pour le plaisir de les déchirer, de couper.

Ceci est manie matérielle ; il en est du genre sentimental, surtout chez les vieillards. Tel aime à se faire vêtir et traiter en marmot ; la soubrette le coiffe d'un bourrelet d'enfant et l'on met en pénitence le poupon sexagénaire pour avoir fait des sottises ; en vain essaie-t-il de crier grâce ; il faut qu'il soit puni, il a trop fait le sot, il est forcé de le corriger, là-dessus, et l'on tapote doucereusement son fessier patriarcal, puis on lui fait demander pardon et baiser le fouet avec promesse d'être sage ; ceux qui ont cette manie peuvent composer le monde des vieux poupons qui est du genre sentimental, comme illusion amoureuse en sentiment de famillisme ; elle serait matériel si se bornait à la flagellation très en vogue chez divers vieillards. (Enfants même ont manies spirituelles.)

On remplirait un volume du tableau de ces manies lubriques, dont quelques-unes fort plaisantes, comme celle-ci, d'espèce mixte ou matérielle et spirituelle à la fois ; elle est d'un Allemand pendant plusieurs mois courtisant une très belle femme et assistant à son coucher, la couvrant et bichonnant dans le lit ; se bornait pour tout salaire de ses soins à s'asseoir aux pieds du lit pendant un quart d'heure et gratter les talons de la dame qui pourtant était magnifique et méritait bien que la main n'en restât pas aux talons, mais le galant était heureux, très sentimental, et comme il était jeune, beau, honnête, la dame avait pris du goût pour lui malgré cet innocent passe-temps, vraiment digne des vertus de l'âge d'or.

Il est entendu que la dame était amplement indemnisée par d'autres champions dont les caresses dépassaient considérablement les talons ; partant, je l'ai estimée d'avoir pris du goût pour ce singulier galant et de m'avoir vanté son honnêteté, sa délicatesse avec un ton affectueux et un tendre souvenir que n'ont guère les Françaises en pareil cas.

Ces deux individus durent pendant plusieurs mois un bonheur très réel à une manie bien bizarre et c'est le cas de reproduire le principe – que ce qui fait plaisir à plusieurs personnes sans préjudicier à aucune est toujours un bien sur lequel on doit spéculer en harmonie où il est nécessaire de varier les plaisirs à l'infini. On spéculera donc sur les innombrables manies lubriques et d'abord on les divisera en deux ordres, savoir, le matériel et le sentimental.

Il faudra d'abord classer les sectaires selon les différents goûts dont le détail ne serait pas décent à produire ; ensuite il faudra assembler un caractère spirituel comme les coquettes ou les prudes avec un autre caractère matériel, comme les flagellants et flagellantes ; il y aura des règles expérimentales sur les convenances, alternatives de ces corporations.

Sans ces distinctions, les rassemblements d'année où l'on n'a pas le temps d'organiser des sympathies de couples et de quadrilles, ne seraient que des mélanges crapuleux sans convenances motivées, variées, entre les divers groupes. L'harmonie n'opère pas avec cette confusion ; elle a des règles pour tout harmoniser, quelque innombrables que soient les relations.

Ces années industrielles qui ne seront point soldées mais seulement défrayées ne pourraient pas attirer fortement la jeunesse si elles ne réunissaient une foule de plaisirs aussi nobles qu'on peut trouver dans le Tourbillon. Or que seraient des orgies grossières et cyniques avec les bacchantes ; elles ne charmeraient pas une seule semaine les légionnaires si l'on n'avait l'art d'organiser les parties selon toutes les règles qui peuvent soutenir les nobles illusions les varier sans cesse dans ces nombreux rassemblements.

Dans les grands rassemblements comme les armées, les congrès, etc., on ne peut opérer en sens général sur les amours qu'autant qu'on classe les genres et espèces par groupes nombreux ; comment pourrait-on sur une masse de 6000 personnes seulement opérer par sympathies monogames selon le détail donné dans la première notice ? On n'aurait pas une masse de Fées et Fés qui connussent les passagers d'un et d'autre sexe, leurs caractères et habitudes ; on ne pourrait aucunement concerter un général en sympathies de couples.

On échouerait de même sur les sympathies de quadrilles polygames, la foule serait trop grande pour comporter ces menus assortiments de 8, 12, 16 gradués par double gamme de monogynes et de pivotaux sur 2 foyers. Ces méthodes sont, pour le petit nombre, comme un tourbillon qui, déduction faite des enfants et des égoïstes exclusifs, ne s'élève pas en cour d'amour à plus de 400 personnages actifs.

Mais pour opérer sur 4000, nombre que pourront atteindre beaucoup de tourbillons lors du séjour d'une année de 100 000 hommes il faudra recourir à des méthodes plus élevées qui sont l'objet du calcul des sympathies omnigames.

Là-dessus les amis de la philosophie et de la perfectibilité civilisée vont s'écrier que les méthodes précédentes en polygames et en monogames produiront déjà assez de péchés mortels et qu'il est inutile d'en chercher d'autres, mais damné pour damné, n'importe qu'on le soit en 3e ou 4e degré puisque les chaudières sont les mêmes pour tous. Achevons donc notre calcul en partant des principes établis et qu'il faut rappeler sans cesse.

Dans chaque branche du mouvement l'harmonie doit combiner en plein tous les détails. S'agit-il d'amour ; s'il existe un rassemblement de 100 000 hommes et femmes, il faut que les amours de chacun des 100 000 individus soient en rapport avec ceux des 99 999 autres, que chacun des 99 999 coopère activement aux plaisirs du 100 000e personnage.

Les civilisés n'admettent pas ce principe ; ils diront à chacun des 100 000 personnages : Si vous trouvez une maîtresse qui vous suffise, que vous importe les amusements des 99 998 autres ; laissez-les débrouiller comme ils pourront leurs intrigues. Ainsi raisonne la théorie d'égoïsme ou de civilisation qui met en tout sens l'individu aux prises avec la masse, faute de mécanisme général, faute d'association sur chaque branche de plaisir ou d'individualité. (Cf. général qui veut tout voir des hauteurs et non de face – parterre qui veut tout voir de danse générale et non quadrilles partiels). Je l'ai dit précédemment, le bel appât que présenterait l'armée industrielle aux légionnaires, hommes et femmes, si on leur disait : vous y trouverez une maîtresse, un bon repas ; chacun d'eux répondrait : J'ai beaucoup mieux dans mon tourbillon ; j'ai des quadrilles sympathiques et des maîtresses en gamme simple et pivotale ; j'ai une chère délicate et variée, chaque jour, par séries contrastées et graduées. Or si dans ces 2 genres de plaisir qui sont les principaux, si sur l'amour et la table on ne présente pas aux légionnaires d'un et d'autre sexe des appâts transcendants, on ne réussira pas à les déplacer par attraction ; quelques-uns marcheront à la suite des vestales, quelques autres par curiosité, mais les véhicules ne seront pas assez forts. Si le séjour de l'armée n'offre pas des plaisirs supérieurs en tous genres, il faudra donc stimuler chaque recrue. C'est précisément le vice dont on doit se préserver ; il faut que tout rassemblement supérieur en nombre à un tourbillon donne des plaisirs supérieurs en degré et puisque chaque tourbillon peut élever les plaisirs en puissance polymode, il faut que toute armée, tout congrès l'élève en puissance omnimode et que, non seulement la bonne chère et l'amour, mais encore tous les autres plaisirs, théâtres, musées, concerts, etc., présentent des appâts supérieurs à ceux de la résidence domestique.

Dans ce cas l'admission à l'armée, au lieu d'être comme chez nous une corvée violentée par les sbires et les chaînes, sera une faveur qu'on sollicitera longtemps à l'avance et qu'il faudra mériter par des [...]. Aussi sera-ce pour les Vestales et Vestals un très grand privilège que de pouvoir, selon leur degré, octroyer à tel poursuivant ou poursuivante la prérogative de faire la campagne sans autre titre que la désignation par le Corps vestalique.

On sait quels seront les résultats de ces armées industrielles de l'Harmonie au lieu de nos trophées civilisés comme celui d'avoir brûlé, saccagé 20 ou 30 villes dans le cours d'une campagne, on aura jeté 20 ou 30 ponts sur le Rhin ou le Danube, ou bien élevé des digues, effectué des défrichements, dessèchements, etc. Il sera donc de la plus haute importance que les armées productives dont on recueillera des immenses bienfaits, soient soutenues de toutes les amorces qui pourront métamorphoser la corvée en récompense et amener toute la classe riche à briguer l'honneur d'y être admise à ses dépens. Ainsi, tandis que nous faisons de si grands frais pour lever et mouvoir les dévastateurs qui vont détruire 20 cités et d'immenses récoltes dans le cours d'une saison, l'Harmonie ne fera presque aucun frais pour les immenses et utiles travaux que j'ai mentionnés ; tout s'exécutera par les amorces du plaisir, de l'honneur, de l'amitié, l'enthousiasme des beaux avis. Quand on peut avec de si nobles ressorts opérer presque sans frais d'immenses prodiges industriels n'y aurait-il pas folie d'hésiter un seul instant.
Pénétrons-nous donc du principe que les armées industrielles et gratuites (à peu de chose près) sont l'un des plus magnifiques effets de l'Harmonie. Il faut bien se garder d'alléguer contre les liens de ces armées le reproche banal d'amorces défendues par la philosophie, mais au contraire se rallier au principe que ce qui fait plaisir à beaucoup de personnes sans faire tort à aucune est toujours louable. Nous partirons de cette règle pour tracer superficiellement le plan des amours omnigames qui sont l'une des puissantes amorces des armées d'Harmonie. Personne ne contestera sur leurs thèses gastronomiques et leurs rassemblements d'objets de l'art et acteurs. Tant en production qu'en artistes chacun [...] il ne reste donc pour décrire leur mécanisme d'autre préjugé à heurter que celui des [...] contraires à l'amour omnigame, seul genre qui puisse distribuer les plaisirs d'avance en lien général selon les lois de l'Harmonie. Je vais préluder à cette [...] par un court chapitre sur le même genre omnigame appliqué à la bonne chère qui lorsqu'elle est gratuite n'a guère d'ennemis en civilisation ; du moins si elle en a je ne les connais pas.



Arrivée de la croisade faquirique
des pieux savetiers d'Occident


Tant de croisades ridicules ont dévasté le globe sous des prétextes de religion, nous allons en mettre en scène une qui opérera dans le véritable sens de la religion et qui pratiquera efficacement les vertus dont nos croisés de la chrétienté n'avaient que le masque. Transportons les lecteurs à l'époque où l'Harmonie sera pleinement établie après plusieurs générations.

La Césarie latine a apporté la plus grande sévérité dans le choix des croisés quoiqu'on admette pour chaque armée envoyée au loin deux à trois couples par tourbillon, les cinq empires n'ont admis qu'un seul individu par tourbillon, ce qui donne 80 000 tant hommes que femmes pour l'assemblée des cinq empires et quelques milliers d'auxiliaires des empires voisins, Pologne, Hongrie, Scandinavie.

L'admission dans cette armée d'élite a été l'objet des plus fortes brigues ; aussi a-t-on soumis les récipiendaires aux plus rudes conditions. C'est une armée de Dieux en charité et en industrie ; ils ont fait les serments les plus solennels de laver l'Occident de la tache qui pèse sur lui et d'expier les ravages et visions de la superstition par les trophées d'une croisade utile vraiment religieuse...

Les détachements de la croisade partie des divers ports s'est réunie à Carthage d'où elle a fait visite à Sidon et Jaffa ; ils y ont signalé leur première station, non par des monuments inutiles comme la Tour de Babel ou la Colonne de Boulogne, mais par des travaux utiles aux ports et des prouesses en gastronomie et en amour faquirique. De là ils se sont portés en masse à Jérusalem et ont débuté par recouvrir de bonne terre et de plantations ce calvaire où les chrétiens venaient réciter d'inutiles patenôtres ; ils en ont fait en trois jours une montagne fertile et ce trophée a été aux yeux des Phéniciens le plus brillant augure des exploits de la croisade qui, dans cette station, comme dans toutes, doit terminer par se répandre deux journées dans les tourbillons d'alentour et consacrer une des deux journées aux plaisirs des révérends et vénérables d'un et d'autre sexe. Ainsi leur religion consiste à assurer l'utile et l'agréable à ces contrées où notre stupide piété ne portait que le ravage et la superstition.

En poursuivant leur marche par Damas et Palmyre ils se sont fait sur toute leur route une renommée colossale ; qu'on juge de l'empressement de chaque région à recevoir 80 000 jeunes gens et jeunes filles qui enchérissant sur les fonctions ordinaires des armées, s'emparent en tous lieux des travaux retardés par répugnance, envoient des espions pour s'en informer, puis s'en emparer, et les exécuter à leur arrivée, et inonder chaque tourbillon d'une belle jeunesse au service de la vieillesse.


Arrivée de la croisade
Son entrée au camp


D'immenses préparatifs ont été faits pendant la nuit et dès les trois heures du matin, le bourdon de Babylone, (on) voit sortir de chaque barrière de Babylone de triples rangs de chars qui, marchant à la lueur des torches, amènent les vaisselles et convois de vivres, caisses de vins et liqueurs, de renfort pour un surcroît de 100 000 convives.

Les Pères du concile sont arrivés de bonne heure pour jouir du brillant spectacle qui s'apprête. Enfin le jour paraît et les croisés s'approchent ; leur brillante cavalerie forte de 6000 hommes passe rapidement entre les lignes des six armées et remet ses chevaux à 4000 pages babyloniens qui les conduisent aux parcs voisins. En même temps, leur infanterie débouche de toutes parts et se répand concurremment dans tous les camps. Chacun se dispute l'avantage de s'emparer d'un savetier ou d'une savetière et, tandis que la croisade et les armées se mêlent fraternellement, on voit arriver une superbe colonne de cavalerie conduite par les chefs de la croisade ; elle s'approche du quartier général des armées belligérantes ; ils se placent avec leur escorte en face des états-majors pour laisser défiler les présents offerts par la croisade ; ils se composent de trois divisions qui mettent pied à terre et s'avancent.

La première est composée de 800 faquiresses et faquirs présentés en odaliscat aux Révérends et Révérendes qui composent le concile, et la régence de Babylone. Cette cohorte est dans le costume le plus galant ; les femmes ont un sein nu et la robe retroussée à mi-cuisse par une agrafe.

La deuxième est formée de 1200 pâtissiers et pâtissières de chacun des cinq empires et s'engageant à faire connaître aux Pères du concile et aux armées les espèces de petits pâtés les plus renommés dans les cinq empires d'Occident.

La troisième est formée de 1500 odalis et odalises offerts aux chefs des états-majors et des corps sibyllins. Tous les généraux et sibyls sourient à cette brillante jeunesse qui leur est destinée et rendent hommage à la galanterie des nobles croisés de la savate.

Alors les trompettes et cors sonnent le ban et l'on voit s'avancer cinq couples portant les bannières des cinq empires latins, puis le grand Banneret et la grande Bannerette au-devant de qui sont portés les deux oriflammes de la croisade surmontés de savates en santons dorés. Ils se placent avec leur escorte en face du grand maréchal et de la grande maréchale et le grand Banneret prenant le premier la parole fait proclamer par un héraut ; les illustres aimées belligérantes, au nom de l'unité industrielle, sont invitées à rassembler et confier aux croisés toutes leurs vieilles savates et bottes réputées hors de service pour les voir sans délai restaurer par les soins des croisés. Ensuite la grande Bannerette au nom de l'unité amoureuse fait proclamer par sa héraute à tous les vénérables et révérends de l'arrondissement de Babylone que toute la jeunesse de la croisade lui est offerte en odaliscat et qu'ils pourront dès le lendemain disposer pour un jour de tels croisés ou croisées qu'il leur plaira de choisir.
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J'ai donné une légère idée du mécanisme de la bonne chère et de l'amour dans les armées de l'harmonie ; il faudra bien qu'elle mette en jeu de puissants ressorts pour arracher à ses foyers cette jeunesse abreuvée de délices dans les Tourbillons où elle n'aura pas les plaisirs de mode infinitésimal unitaire omnimode applicables aux variétés infiniment minutieuses par l'entremise des réunions immenses...

La cabale gastronomique réservée à l'Harmonie est donc un lien vraiment neuf entre l'honneur et la gourmandise, lien dont la civilisation ne pouvait avoir aucune idée. J'ai avancé [...] que ce lien sera de même force que celui qui existe en mineur entre les deux éléments d'amour, le matériel ou cynisme et le spirituel ou céladonisme [...], c'est-à-dire que dans le lien majeur l'esprit de cabale gastronomique acquerra autant d'influence que l'esprit de la volupté amoureuse en exercice dans le lien mineur. Il faut connaître cette particularité fort étrangère à nos usages pour raisonner sur la balance que la nature veut établir entre le majeur et le mineur passionnels.

Nous voyons dans l'ordre actuel cet équilibre entièrement détruit. Deux passions, l'une matérielle, l'autre spirituelle dont se forme l'amour sont en ligue naturelle et indestructible, leur [...] ne connaît aucune balance, aucun contrepoids. L'amour produit chaque jour dans nos sociétés des violations monstrueuses de convenances sociales [...], comme ferait l'union de Mahomet et Roxelane ; là c'est un nez retroussé qui renverse les lois d'un empire. Ce scandale du despotisme de l'amour se produit à chaque pas, dans toutes les familles et les relations sociales ; il n'a aucun contrepoids. On cite l'ambition, elle n'est aucunement en balance avec l'amour. Ce sont deux tyrans du monde social, deux colosses passionnels ravageant chacun de leur côté ; dira-t-on que deux sangsues publiques, d'accord pour concussionner chacun dans ses fonctions, fassent contrepoids l'une à l'autre ? Non certes, elles sont en collusion et non pas en contrepoids. Il en est de même de l'amour et de l'ambition dans nos sociétés civilisées. Ce sont deux tyrans ligués pour ravager le monde social et commettre sans cesse tous les scandales et les monstruosités et les injustices. Eh ! quel frein savent y opposer nos philosophes : la morale. Digue plaisante pour arrêter l'amour et l'ambition ! Des bambins qui font une digue de petits cailloux pour arrêter le Rhin ou le Danube ne sont-ils pas moins insensés que des moralistes élevant leur digue de mille volumes pour arrêter l'amour et l'ambition ?

Sur ce grand problème, la nature veut procéder avec régularité et aux deux passions mineures cynisme et céladonisme dont se compose l'amour, elle veut opposer en contrepoids les deux passions majeures correspondantes, la gourmandise et l'honneur ; de leur ligue impossible aujourd'hui naîtra le contrepoids naturel de l'amour ; c'est la cabale gastronomique et hygiénique dite la sagesse en harmonie et quand ces deux passions, l'amour et la sagesse (telle que je la définis) seront en balance dans l'ordre des séries passionnelles, l'ambition se trouvera complètement absorbée par les intérêts nouveaux et la marche nouvelle qu'établira dans toutes les relations le mécanisme des séries. Tel est le problème de l'harmonie mixte sur lequel nous reviendrons après d'autres [...] [...] et qu'il convient de rappeler provisoirement pour distinguer cette harmonie de la spirituelle reposant sur la balance des quatre passions cardinales, tandis que celle-ci est une balance de ressorts spirituels et matériels non moins importante que l'autre balance, car le mixte ou ambigu dans toute l'harmonie a la même force que le composé spirituel.

On a pu remarquer que ces deux plaisirs dans tous leurs degrés marchent de front en harmonie, par exemple aux armées dont nous venons de parler, l'amour et la sagesse (gastronomie) s'exercent tous deux en sens omnimode ou infinitésimal et sont par conséquent en contrepoids, se soutenant l'un par l'autre dans d'autres circonstances. Nous les verrons en contrepoids dans les degrés inférieurs comme l'amphimode et le polymode mais toujours marchant de front en degrés quelconques. Or le polymode qui s'exerce aux armées est d'un charme très puissant pour l'amour-propre en lien de gastronomie et pour le goût des variétés amoureuses ou manies érotiques. Il exerce l'un et l'autre de manière à former lien avec le monde entier. S'agit-il de minuties comme gaufres ou petits pâtés ? C'est le monde entier qui juge la querelle...

Même véhicule s'établit dans les amours par le régime omnimode ou infinitésimal qui se développe aux armées. C'est là qu'une fantaisie la plus minime, comme celle du gratte-talon a le monde entier pour appui ; les 300 000 âmes réunies à la bataille de Babylone auront peut-être fourni 30 gratte-talons en hommes et femmes également passionnés pour le rôle actif et le passif ; l'habile Pontife Urgele aura su les faire rencontrer d'emblée par ses méthodes de [...] chacun des 30 disséminés dans les Tourbillons de 30 empires divers ne trouvait point à associer sa manie et se voyait réduit à spéculer sur les complaisances. Dès lors cette manie n'était qu'un ridicule chez les 30 sectaires ; les voilà maintenant lavés de cette [...] et unis entre eux par un lien d'autant plus fort qu'il est plus difficile à assortir ; chacun d'eux conservera la plus vive affection à ses gratte-talons sympathiques des divers empires, tous feront un tableau ou liste de leurs groupes et prouveront par là au globe entier que leur passion est loin du ridicule puisqu'elle a pu rassembler indépendamment des absents trente sectaires actifs et passifs présents à l'armée d'Euphrate et qui ont par le moyen de cette manie formé un lien vraiment universel puisqu'il unit des êtres de toutes les parties du globe et tel est le but où il faut arriver en harmonie passionnelle : former des liens qui embrassent le globe entier. Ensuite de cette alliance la manie des gratte-talons, jusque-là dédaignée, prendra place dans les gammes de variétés amoureuses et interviendra à l'occasion pour augmenter les variétés dont chacune est un ressort de plus pour charmer et unir les grandes réunions. Si la Pontife Urgele n'avait pas su mettre en jeu ce ressort, il se serait trouvé dans les 300 000 âmes 30 mécontents et mécontentes qui auraient dit chacun de leur côté : « Toutes ces variétés d'amour ne me charment pas, j'aurais voulu rencontrer des gratte-talons. C'est mon suprême plaisir. » Au lieu de 30 mécontents l'on aura eu 30 enthousiastes qui auront satisfait leurs fantaisies actives et passives car ils auront pu se diviser en trois groupes formant ses canapés circulaires, des alternats ou enchaînement d'hommes et femmes où chacun peut exercer, en actif et passif (et se trouve à la fois gratte-talon et grattant talon), leur manie qui étant doublement satisfaite donnera un charme infini aux autres plaisirs qu'il leur plaira d'y ajouter.

Les fantaisies se divisent en matérielles, spirituelles et mixtes. Il en est de même des manies.

Que deviendrait ce de lien universel si l'on étouffait toutes les manies amoureuses et gastronomiques selon le vœu de la morale, si chacun n'avait que des habitudes uniformes en amour, que des goûts uniformes en comestibles. Il n'existerait aucun germe de ligue entre inconnus et le monde social serait un abîme d'incohérence comme il l'est aujourd'hui sous le régime de cette philosophie d'autant plus ridicule qu'en provoquant l'unité, le lien universel entre les humains, elle ne veut mettre en jeu que les ressorts de discorde comme la modération et l'uniformité, toutes deux incompatibles avec le jeu des séries qui est le grand ressort de l'harmonie.

Les fantaisies amoureuses soit en infiniment petit ou manies comme les gratte-talons, soit en sectes nombreuses comme les flagellistes, ne peuvent pas devenir objet de lutte sur le point d'honneur ni exiger l'intervention d'un concile. Chacun a raison en manies amoureuses, puisque l'amour est essentiellement la passion de la déraison. C'est donc l'industrie seule et surtout l'hygiène gastronomique ou sagesse qui est l'objet du rassemblement des conciles et d'après le lustre immense qui est attaché à leur suffrage, c'est la gastronomie qui est principal champ d'honneur, car elle est de la compétence de tout le monde... La gastronomie pratique ou art de la cuisine est donc la branche d'industrie qui prête le plus au point d'honneur et aux rivalités en harmonie. De là vient que la cabale gastronomique y tient dans tous les esprits le rang suprême non seulement comme voie de science mais comme voie de santé, et de plaisir, les autres objets de lutte ne cumulant pas, à beaucoup près, tous ces moyens d'intéresser l'immense majorité et de l'intéresser constamment à tout âge et à toute heure du jour, d'où l'on voit que la gourmandise en harmonie est aussi intimement alliée avec l'honneur que le cynisme avec le céladonisme et que les deux couples de passion sont deux géants en comparaison des autres mariages de passions en matérielles et spirituelles ; ils sont donc essentiellement les deux pivots sur lesquels doit se fonder le système d'harmonie mixte.

Les autres passions dans leurs alliances en matériels et spirituels n'entraînent qu'un petit nombre d'individus, par exemple l'honneur et l’ouïe donnent par alliance l'ambition musicale ou désir de briller par la musique ; il pourra électriser les Gluck, les Puccini et leurs chauds partisans qui ne formeront qu'une portion de la population, mais pour électriser la masse des humains, il n'y a en fait de mariage passionnel mixte que les deux précités, savoir en majeur l'honneur et la gourmandise ou cabale gastronomique, en mineur l'amour composé de la céladonie et du cynisme. On conviendra que tous les autres mariages passionnels ne sont que des pygmées en comparaison de ces deux colosses ou du moins, s'ils ont une grande intensité, elle ne s'étendra qu'à un petit nombre de personnages ; ainsi l'amitié en spirituel et la vue en matériel s'allient fort bien pour enthousiasmer ceux qui habitent un vilain paysage, leur faire trouver des charmes dans leur triste patrie, mais à deux lieues de là cet enthousiasme n'existe plus et le paysage triste et sauvage perd aux yeux des étrangers tout l'attrait qu'il a pour les natifs. Il n'en est pas de même de ce qui touche à l'amour et la bonne chère. Transportés à mille lieues Narcisse et Phryné et les vins de Bordeaux et de Champagne, trouvent autant et peut-être plus de partisans que sur les lieux mêmes et ils charmeront la plupart, l'universalité des humains tandis qu'un tableau de Raphaël ou un morceau de Pergoleze n'enthousiasmerait que le petit nombre. C'est assez justifier le titre de Pivot d'Harmonie mixte que j'ai donné aux deux mariages passionnels dont se composent la sagesse ou cabale gastronomique en majeur, et l'amour en mineur.
Ces deux pivots de volupté sont régis bien différemment dans la politique d'Harmonie ; elle établit une gradation du côté majeur, nivellement du côté mineur.

En effet les coutumes que j'ai citées sur la gastronomie tendent à classer tous [...] [...] les prétentions et titres de supériorité de chaque mets et chaque parti. Tel est l'emploi des conciles chargés de prononcer sur les batailles, tandis qu'en amour l'emploi des Pontifes est de tout niveler, protéger la fantaisie des gratte-talons, aussi bien que les usages des amants que prône aujourd'hui la morale, par exemple la copulation, simplement et machinalement à la manière des paysans. Les cours d'amour ont pour principe que toute fantaisie est bonne ; elles recherchent la plus ignorée, la plus dédaignée pour lui donner du relief et en corporer les partisans par tout le globe. On a vu que c'est un moyen d'accroître les liens et de multiplier les séries amoureuses ; il convient de les examiner un instant sous le rapport [...] [...] des variantes infiniment petites ou manies que nous venons de définir …


Des séries omnigames par les manies amoureuses

Chacune des douze passions nous semble souvent une manie ridicule quand nous l'envisageons chez autrui, témoin le famillisme ; on reproche à tout père d'être aveugle sur le compte de ses enfants, d'avoir d'autres manies injustes comme la prédilection qui souvent s'attache au moins digne, mais cette faute est commune à tous les pères ; chacun sur ce point tombe dans le vice que dénonce l'Évangile : chacun voit une paille dans l'œil du voisin et ne voit pas une poutre dans le sien.

Si l'on blâme déjà ce penchant général des pères à admirer leurs enfants, si la critique blâme déjà une passion nécessaire et commune à tous, elle glose à plus forte raison sur les passions rares quoique nécessaires et encore mieux sur les rares et inutiles comme les manies amoureuses limitées à 1 sur 1000, sur 10 000, sur 100 000 ; elles ont contre elles l'inutilité apparente, l'excessive rareté et l'extrême bizarrerie. On peut juger par là quel [...] de préjugés j'aurai à combattre pour réhabiliter les manies dans l'opinion et surtout celles d'amour qui prêtent le plus aux railleries.

Procédons.

Les manies sont des diminutifs de passions, des effets du besoin, qu'a l'esprit humain de se créer des stimulants ; de là naît la superstition qui est comme la souche des manies spirituelles.

Les manies se développent très activement en amour où chacun cherche un bonheur idéal dans quelques habitudes souvent très indifférentes en elles-mêmes, comme en spirituel celle [...] en matériel, celles des gratte-talons, des pince-cheveux.

Si l'on raisonne sur les manies amoureuses avec les femmes qui ont eu beaucoup d'amants et les hommes qui ont eu beaucoup de maîtresses, on apprendra par leurs récits que ces manies sont variées à l’infini en matériel comme en spirituel, en actif comme en passif et qu'il existe des mixtes d'action ou gens qui se prêtent indifféremment à l'actif ou au passif, des mixtes de genre ou manies qui tiennent du matériel et du spirituel.

Quoique l'harmonie ait pour règle d'établir entre toutes les manies la parfaite égalité de droit que recommandent nos philosophes, elle n'a pas moins des opérations à faire sur les séries qu'on pourra former de ces nombreuses manies après les avoir classées.

Pour y procéder, la première distinction à faire sera celle du nombre de sectaires. Quand les cours d'amour seront organisées par tout le globe, on connaîtra bien vite, au moyen de leurs tableaux, quel est le [...] numérique de chaque manie, fussent-elles des milliers. On saura que telle contient en terme moyen 1 sectaire sur 10 tourbillons, telle autre 1 sur 100 seulement, quelques-unes, plus rares, n'auront qu'un sectaire sur 1000 tourbillons, d'autres qu'un sur 10 000 et même sur 100 000. Telle qui n'aura qu'un sectaire sur 100 000 sera [... ] au dernier rang quant au nombre car elle ne donnera que 40 sectaires pour le globe entier ; elle ne sera pas moins un terme de la série omnigame et un objet de spéculation ; l'on travaillera à faire rencontrer en tout ou en partie ses 40 sectaires tirés de tous les points du globe. Cette réunion sera pour eux un pèlerinage aussi sacré que celui de la Mecque pour les Mahométans et plus leur nombre sera petit, plus ils seront empressés de se trouver à la réunion indiquée.

Avant de parler des opérations praticables par les séries de sectes amoureuses, parlons d'abord de leur composition et commençons par le matériel où la différence des manies est plus sensible qu'en spirituel.

On n'admettra pas pour sectaires naturels ceux qui exerceront une manie par distraction, par engorgement comme sont la plupart des vieillards dont les 9 /10 donnent dans les sectes de claquistes et flagellistes en actif ou en passif. C'est chez eux goût de distraction sur l'absence d'amour, non pas essor de caractère et de nature en plein exercice de l'amour comme sont les manies ou passions d'un individu de vingt-cinq à trente ans. J'ai connu un homme de trente ans et très robuste qui avait le goût de voir sa maîtresse jouir devant lui avec un autre et pourtant il aimait cette femme et il était bien état de la satisfaire (sic). Cette manie était vraiment de caractère parce que le sujet n'avait nul besoin de distraction sur la perte de facultés viriles, dont il était bien pourvu.

On distinguera donc les manies amoureuses ou autres en naturelles et artificielles. Ces dernières n'étant qu'un [...] auquel on a recours pour s'étourdir sur le déclin des moyens dans la vieillesse ou sur quelque engorgement dans le plein âge. L'Harmonie ne spéculera que sur les manies naturelles dont il faudra former d'abord des groupes, ligues ou sectes puis des séries de sectes.

On va m'observer que les manies sont très rares dans le jeune âge et que souvent un tourbillon de 1000 personnes trouvera à peine parmi les jeunes gens de 20 à 30 ans un ou deux maniaques de chaque variété. Ce petit nombre ne serait pas un obstacle à former des sectes et des groupes dont les sectaires habiteraient 20 tourbillons, mais cette rareté de manies amoureuses n'existera point.

Les manies, soit en amour, soit en autres passions, ne seront jamais rares en Harmonie parmi la jeunesse ; elle les dédaigne aujourd'hui surtout en amour parce qu'on les ridiculise, faute d'en avoir l'emploi. On oublie que l'amour est le domaine de la déraison et que plus une chose est déraisonnable, mieux elle s'allie avec l'amour. Sous ce rapport, les manies lui conviennent éminemment et en harmonie, où elles seront de haute utilité, on les provoquera méthodiquement parmi la jeunesse et l'on aura des moyens sûrs de découvrir celles que la nature donne à chacun ; il y en aura même de prévues et déterminées avant la puberté tant les méthodes sont régulières dans le [...].

Les manies ont la même propriété que l'amour pivotal ; elles règnent concurremment avec l'amour exclusif ; elles sont une des ressources que la nature a ménagées pour maintenir et amener en lien de série ceux que l'amour exclusif tend à en éloigner dans les instants où il les domine.

Distinguons bien ce qui est manie de clavier ou branche de caractère régulier, goût inhérent à l'un des 8 10 caractères et aux transcendants d'avec ce qui est manie hors de clavier, hors du cadre des 810 caractères et qui ne peut se rencontrer que sur une masse de tourbillons ; par exemple, si l'on ne rencontre qu'un gratte-talon sur 1 million de personnes, ce n'est plus manie de clavier qu'on rencontrerait au moins en proportion de 1 sur 810, exceptées les manies inhérentes aux caractères transcendants. Celles des omnigynes sont limitées en minimum à 1 sur 15 000 puisqu'il n'y a guère qu'un couple omnigyne sur 30 000 personnes.

Toute manie assez commune pour fournir un rapport de 1 sur 810 personnes doit s'appeler intra-manie puisqu'elle fait partie du clavier des caractères ; celle qui fournit en moindre proportion comme 1 sur 100 000 s'appelle extra-manie ; j'ai établi la distinction par des exemples tirés de l'amour ; comme j'en ai passé l'âge, il m'est permis de citer pour exemple ce qui m'est personnel. Je choisis une intra-manie mixte, le saphiénisme ; cet aveu mettra sur la voie d'autres plus rétifs à confesser leurs faibles en ce genre.

J'ai dit que les manies sont difficiles à découvrir en civilisation. J'avais trente-cinq ans lorsqu'un hasard, une scène où je me trouvai acteur, me fit reconnaître que j'avais le goût ou manie du saphiénisme, amour des saphiennes et empressement pour tout ce qui peut les favoriser. J'ai sur le globe environ 26 400 compagnons à 33 par million car tout omnigyne mâle est nécessairement saphiéniste ou protecteur des saphiennes, de même que toute femme omnigyne est nécessairement pédérastite ou protectrice des pédérastes. Sans cette condition, ces caractères manqueraient de leur qualité pivotale en amour qui est la philanthropie ou dévouement à l'autre sexe et à tout ce qui peut lui plaire en ambigu comme en direct.

Je n'ai jamais rencontré un seul de mes comaniens en saphiénisme bien que j'aie, en diverses assemblées, énoncé ce goût qui n'est pas à déguiser puisqu'il ne tend qu'à favoriser les femmes, aussi est-il fortement critiqué par les philosophes qui sont très égoïstes avec les femmes tout en se disant courtois.

Deux raisons m'ont empêché de rencontrer mes comaniens ; l'une est que les omnigynes sont rares et ce goût n'est essentiel qu'à eux seuls quoiqu'il puisse naître accidentellement chez des caractères inférieurs, l'autre obstacle est que les préjugés, la crainte du ridicule et le défaut d'occasion entravent le développement des diverses branches de caractère.

Cependant j'ai sur le globe 26 000 collègues avec qui je pourrais en harmonie former corporation cabalistique ; elle se subdiviserait en une centaine de séries de variétés et l'on en recueillerait les nombreux avantages qu'on recueille de chaque série pour l'accroissement des bénéfices et des plaisirs. On peut estimer que sur les 26 000 saphiens que doit contenir le globe, il n'y en a pas 1/100 en essor, pas 260. Ce goût ne pouvant guère se développer que dans les grandes villes où le saphiénisme est en vogue.

Beaucoup d'hommes, faute de se bien connaître, blâment et ridiculisent une manie qui est la leur. J'ai observé que j'étais resté dans l'ignorance jusqu'à trente ans sur mon goût des saphiennes. J'y serais encore sans l'incident qui m'en a tiré, et avant lequel je déclamais selon l'usage civilisé contre les saphiennes dont je ne me doutais pas d'être le partisan. Il paraît que ce genre de penchant est en crédit à la Chine car un meuble venu de Chine à Lyon représente dans un faux-fond l'empereur entouré de ses saphiennes en action sur canapé circulaire.

Lorsqu'on a classé en Harmonie toutes les nuances amoureuses, d'abord selon le nombre qui n'est pas règle de priorité, ensuite selon les ordres, genres, espèces et variétés, on procédera sur les différentes sectes à de nombreuses opérations d'où naîtront des liens très brillants et très étendus qui mettront les amours en concert par tout le globe ; on fera des quadrilles d'armée à 32 sectes et foyers, des omnigamies en série, des groupes millénaires pour des manies diverses et graduées, enfin on spéculera sur les manies comme sur les variétés de caractère ; on tirera de ce ressort méprisé parmi nous des ressources incalculables pour l'enthousiasme et pour unir les armées qui seront le siège de ces opérations. Je crois inutile d'en donner aucun aperçu, les civilisés n'étant pas assez exempts de préjugés pour être initiés à ce grimoire.

Comment a-t-on pu penser que cet amour, cette passion dont Dieu a fait évidemment l'un des deux ressorts principaux de la mécanique sociale, n'ait pas été pour lui l'objet des plus vastes calculs et qu'il n'ait destiné l'amour qu'à être l'agent d'un lien tyrannique appelé mariage, lien qui n'est qu'un germe d'égoïsme et de discorde universelle entre les humains. Quelle honte serait-ce pour Dieu s'il n'avait inventé la plus belle des passions que pour aboutir à un résultat si méprisable. Quelle impertinence aux hommes d'attribuer à Dieu tant d'ineptie et l'encens qu'ils vont brûler dans ses temples est-il autre chose qu'un outrage de plus puisqu'ils ne l'offrent à Dieu qu'à titre d'auteur de leurs souffrances et auteur de leur dégoûtante civilisation qui n'a su tirer d'autre [...] que le dernier des liens, le lien forcé, celui du couple ; pouvait-elle imaginer moins que ce que découvrent sur ce point la plupart des animaux.

Plaçons ici quelques remarques sur l'engorgement des manies et ses funestes résultats. Je m'étayerai de comparaison aux passions dont les manies sont des diminutifs.

Toute passion engorgée produit sa contrepassion qui est aussi malfaisante que la passion naturelle aurait été bienfaisante. Il en est de même des manies d'amour. Donnons quelque exemple de leur engorgement ; nous le tirerons de quelque détail de l'amour qui est objet spécial de cette 4e section.

Une princesse moscow (sic), Daine Strogonoff, se voyant vieillir, était jalouse de la beauté d'une de ses jeunes esclaves ; elle la faisait torturer, la piquait elle-même avec des épingles. Quel était le véritable motif de ces cruautés ? Était-ce bien jalousie, non c'était saphisme, la dite dame était saphienne sans le savoir et disposée à l'amour pour cette belle esclave qu'elle faisait torturer en s'y aidant elle-même (sic). Si quelqu'un eût donné l'idée du saphisme à Mme Strogonoff et ménagé le raccommodement entre elle et la victime, à ces deux conditions, ces deux personnes seraient devenues amantes très passionnées ; mais la princesse, faute de songer au saphisme tombait en contre-passion, en mouvement subversif ; elle persécutait l'objet dont elle aurait dû jouir, et cette fureur était d'autant plus grande que l'engorgement venait du préjugé qui cachait à cette dame le véritable but de sa passion, ne lui laissait pas même d'essor idéal. Un engorgement de violence comme le sont toutes les privations forcées ne se porte pas à de pareilles fureurs.

D'autres exercent en sens collectif les atrocités que Mme Strogonoff exerçait individuellement. Néron aimait les cruautés collectives ou, en application générale, en avait fait un système religieux et de Sade un système moral. Ce goût des atrocités n'est que contre-effet d'engorgement de certaines passions. Chez Néron et de Sade c'était la composite et l’alternante qui étaient engorgées et chez Mme Strogonoff c'était une branche d'amour. L'engorgement des petites manies ou extra-manies a les mêmes inconvénients. Si un homme né pour être pince-cheveux ou gratte-talons en amour ne trouvait pas à se satisfaire, s'il ne rencontrait que des femmes et des confidents qui l'exposassent au ridicule, entravé dans son goût favori, il tomberait dans quelques manies malfaisantes. On connaît la plaisante manie de Jules César : être la femme de tous les maris. Un tel goût aujourd'hui ne pourrait pas être satisfait sans exposer César à des huées générales ; il serait entravé et tomberait peut-être dans des contre-manies atroces dont tout son empire serait victime.

Les grands hommes sont plus que d'autres sujets aux manies et la plus commune chez eux, en spirituel, est celle des talismans ; ils se moquent des superstitions et y tombent aveuglément pour tout ce qui touche à leurs travaux et même à leurs personnes. Ainsi Bonaparte avait conçu une faveur superstitieuse pour un Mameluck dont il s'était fait [...] sans aucun motif réel qui pût motiver cette préférence ; il y avait dans ce choix une véritable superstition.

Les savants ont tellement le goût des manies qu'ils s'en créent et s'en supposent à chaque pas ; ils deviennent manients dans les moindres choses, ne fût-ce que sur la manie de prendre et savourer leur café. On reconnaît dans ces ombres de manies l'absence de manies réelles dont ils ont des germes sans savoir les distinguer, ni pouvoir les développer, ce qui est très difficile en civilisation où chacun raille les manies à leur apparition. C'en est assez pour les étouffer dès le principe et donner le change à leur […] dans la seule crainte du ridicule.

Les manies rares ou extra-manies qui n'atteignent pas la proportion de 1 sur 810 deviennent en Harmonie un signalement usité à l'égard de tout le monde, comme aujourd'hui celui de la cicatrice l'est sur les passeports civilisés. En général, les manies sont d'autant plus nombreuses et plus bizarres que le caractère est plus élevé en degré. Ceci n'a lieu qu'en harmonie. Chez nous, au contraire, les caractères de haut degré par excès de déférence pour le ton et l'opinion sont les plus empressés d'étouffer leurs manies et de s'en prétendre exempts pour ne pas prêter le flan à la critique déjà assez stimulée sur leur compte.


Des horoscopes méthodiques
ou du calcul des échos de manies


Les manies passionnelles en intra et extra clavier sont innombrables car chacun peut en avoir plusieurs sur diverses passions, plusieurs en amour, plusieurs en amitié, en ambition et de même en passions sensuelles.

J'appelle écart ou manie en passionnel toute fantaisie qui est jugée déraisonnable et hors du cercle de la passion, hors de ses développements admis : par exemple, qu'un homme du bas peuple soit filou, pille ça et là, en toute occasion, c'est besoin passionnel, c'est essor naturel de l'ambition chez un individu qui manque du nécessaire et prend sa subsistance où il peut, selon la loi naturelle. Mais qu'un millionnaire bien pourvu de tout le superflu ait la frénésie de voler des bagatelles comme une volaille, une bougie, un verre, etc., ce n'est plus essor d'ambition, mais écart d'ambition qui prête au ridicule et c'est sur ces ridicules, dont chacun a quelque teinte, que nous allons asseoir l'important calcul des horoscopes méthodiques tirés de l'infiniment petit en passionnel.

Tout se lie dans le système de Dieu sur le mouvement et le plus petit caprice, lorsqu'il est dominant chez une masse d'hommes, peut servir de fanal pour conduire à d'immenses découvertes en fait d'horoscope matériel et passionnel. J'ai cité comme infiniment petit le caprice des gratte-talons : je doute qu'il y en ait de plus rare, aussi ne l'ai-je évalué qu'au cent millionième des humains. D'autres caprices bizarres peuvent de même se borner au cent millionième (comme celui de l'astronome Lalande qui mangeait des araignées vivantes) et ne régner dans l'harmonie que sur 40 des 4 milliards d'individus dont le globe sera peuplé. Or, plus le nombre des sectaires d'une manie est restreint, plus la manie devient précieuse en calcul d'horoscope. Jugeons-en par comparaison.

Nos physiologistes établissent sur quatre tempéraments élémentaires certains horoscopes de caractère et de passions ; ils admettent que telles mœurs et passions dominent communément chez les sanguins, telles autres mœurs et passions chez les bilieux, etc. Cet horoscope à force d'extension de généralités équivaut presque à rien, car il embrasse un quart du genre humain dans chaque application puisqu'il se borne à quatre méthodes et il y a sur 800 millions d'hommes 200 millions environ de sanguins et nous voulons des horoscopes sur chacun de ces 200 millions d'hommes et non pas sur tous collectivement.

Par exemple, si nous voulons connaître dès le bas âge quel enfant peut devenir un Homère, un Démosthène, les méthodes qui embrassent vaguement 200 millions d'hommes n'étendront pas la prédiction à ces mêmes détails, car il n'existera jamais à la fois 200 millions de poètes égaux à Homère.

Nos physiologistes ne connaissent en l'horoscope que la méthode infiniment grande et, par conséquent, infiniment vague et nous, des méthodes en infiniment petit afin qu'elles subdivisent le calcul jusqu'au degré d'application individuelle.

Pour y parvenir, l'Harmonie asseoira ses calculs sur les manies infiniment petites quant au nombre, comme en amour la manie de gratte-talons, en gastronomie la manie de mange-vilenies et ainsi des infiniment rares pourvu qu'elles s'étendent au moins à trois groupes composés formant 24 personnes qu'il ne sera pas nécessaire de rassembler…

J'appelle horoscope méthodique la détermination des échos de mouvement ou effets de correspondance régulière du matériel au passionnel ; par exemple chez les sanguins, l'aménité est écho passionnel du tempérament car elle se rencontre assez généralement chez eux, tandis qu'elle est très rare chez les bilieux qui ont pour écho passionnel la violence.

Mais pour savoir en détail ce que sera un enfant, s'il sera poète ou orateur, s'il sera en amour gratte-talons ou en gastronomie mange-vilenies, il faut en calcul d'échos descendre aux manies infiniment rares et observer leurs échos réguliers en divers sens pour en former des tableaux d'indices.

Une manie qui serait assez répandue pour fournir 100 sectaires par empire de 20 000 000 donnerait pour le globe au complet 24 000 sectaires. Les observations analytiques seraient bien plus vagues et plus pénibles sur ce grand nombre que sur un petit et, au contraire, une manie ne fournissant qu'un sujet par empire bornerait les travaux d'investigation à 240. Celle-ci causerait aux analystes cent fois moins de peine que la précédente, d'où il suit que les manies les plus restreintes en nombre seront les plus commodes et les plus précieuses pour le calcul des échos de mouvement. Ce sera le triomphe de l'infiniment petit.

Dans le calcul on devra constater d'abord :

1° lesquels des 810 tempéraments dominent parmi les sectaires en majorité relative ou absolue ;

2° lesquels des 810 caractères dominent chez eux en majorité relative ou absolue ;

3° quelles sont les manies sentimentales ou mixtes qui dominent chez eux en majorité relative ou absolue.

À ces trois observations essentielles, on en joindra une foule d'accessoires, par exemple sur l'âge auquel se manifeste commencement de cette manie en actif, passif ou mixte.

Lorsqu'on aura continué ce travail sur sept générations consécutives, on pourra déjà déterminer à peu près les échos ou correspondance de la dite manie en passionnel ou en matériel et, s'il est prouvé par ces tableaux que les gratte-talons ont en majorité tel tempérament n° 360 et tel caractère n° 240, on pourra induire qu'un enfant qui est reconnu dès l'âge de sept ans pour avoir le tempérament 360 et le caractère 240 pourra bien devenir à 30 ans un gratte-talons.

Brillant augure diront nos beaux esprits et quel avantage recueillera-t-on de prévoir qu'un enfant sera un jour un gratte-talons ou pince-cheveux avec sa maîtresse ? L’avantage sera immense car si nous trouvons une clé pour déterminer la plus minime particularité, les détails infiniment rares des caractères, nous saurons à plus forte raison déterminer les détails applicables à un grand nombre. Nous saurons présager dès l'âge de sept ans qu'un enfant sera un Homère ou un Démosthène, gens qui, en Harmonie, seront bien autrement nombreux que les gratte-talons. N'eût-il pas été bien heureux pour les Romains de prévoir d'avance et par calcul régulier que Néron serait un jour le plus cruel des Tyrans ; on aurait pris des mesures pour l'éloigner du trône qui ne lui appartenait pas.

Il n'est donc rien de plus important que le calcul de l'horoscope méthodique et qu'importe d'y arriver par des moyens brillants ou mesquins, pourvu qu'on y arrive...

Rappelons à cette occasion la maxime que Dieu ne crée rien d'inutile ; en voici la preuve, telle manie qui, par son extrême rareté, nous paraît le comble du ridicule, s'élève à l'extrême utilité en ce qu'elle facilite un calcul par sa rareté même, effet nécessaire du contact des extrêmes ; si les passions les plus communes comme la prévention du père pour l'enfant sont d'une immense utilité, il faut bien que cet avantage se retrouve en quelque sens dans les passions infiniment rares.

Ce calcul des horoscopes n'est point applicable à la génération présente elle n'a point ses manies développées et ne les aura point à son entrée en harmonie. Ce ne sera que sur les générations élevées dans le nouvel ordre qu'on pourra commencer la longue étude de l'horoscope méthodique, aussi me borné-je, dans ces chapitres, à l'indiquer sans chercher à en approfondir les procédés...


Des échos de mouvement
ou du calcul des horoscopes méthodiques


Les lacunes et réticences auxquelles m'astreint le préjugé contraire à la théorie de l'amour d'Harmonie, l'impossibilité de présenter des tableaux élémentaires de variétés et encore plus de décrire les opérations dont ces variétés feraient l'objet, tous ces obstacles que j'ai fait entrevoir dans le chapitre précédent et qui m'ont forcé à briser sur le sujet, m'entraveront de même dans ce chapitre qu'il est dommage de mutiler, car il roule sur une matière grave et nullement scandaleuse, mais qui, étant une application de la précédente, subira même retranchement et sera borné à l'argument de la matière à traiter.

J'ai remarqué que les manies amoureuses ne sont pas effet de hasard, quelques-unes pouvant être fortuites et contractées par absence de la véritable qu'on ignore et encore dans ce cas elles sont manies de supplément et non pas de hasard (Strogonoff piqûres). Mais dans le cas d'un plein essor de caractère, elles se développeraient régulièrement, du moins les 7 /8 et il n'en resterait qu'un 8e de germe fortuit. J'ai appuyé ce principe d'une citation qui m'est personnelle, celle du saphiénisme qui, selon les propriétés du caractère omnigyne, était pour moi manie essentielle, quoique je l'aie longtemps ignoré. Les autres caractères ont de même leurs manies essentielles qu'ils peuvent ignorer toute leur vie si quelque incident gêne son développement.





ANNEXES A L'EDITION DE 1841




I

Notes et additions





Ici se trouvaient, dans l'un des exemplaires annotés, les observations suivantes motivées par un article du Publiciste, du 14 décembre 1808, article sans intérêt d'ailleurs et dont nous reproduisons ci-dessous le passage auquel Fourier répond :

[L'un des journaux de Paris, Le Publiciste, insinua que je voulais voler 12 000 fr. aux souscripteurs ; il fit sur la livraison proposée un compte de frais typographiques de 4 000 fr., dans lequel il oublia de porter en compte les gravures et les planches qui seules auraient exigé 8 000 fr. d'avances.

L'ouvrage qui était offert à 12 fr. aux souscripteurs, en aurait valu en commerce 24 par les gravures, qu'il me fâchera beaucoup de supprimer dans mon Traité. Il le faudra donc bien, puisqu'on est voleur, selon les Parisiens, quand on cherche à se couvrir de frais exorbitants, dont on ne peut ou n'ose faire l'avance quand on n'est pas assuré du débit.

Les journaux de Paris sont aussi indulgents pour eux-mêmes qu'ils le sont peu pour autrui. Le fameux Geoffroy, quoique fort riche, demandait effrontément une souscription de 60 fr. pour les 3 volumes de commentaires de Racine, avec gravures, et nul confrère ne l'en blâmait.

Ainsi les journalistes parisiens ne sont pas seulement zoïles et vandales à l'égard des inventeurs français ; ils ajoutent la calomnie à la détraction et traitent un homme de voleur parce qu'il propose la souscription d'usage. Le libraire m'avait recommandé de ne pas oublier cette précaution. Il sied bien aux gazetiers de Paris de s'en moquer ; toute gazette n'est-elle pas un livre à 360 feuilles dont on fait couvrir les frais par souscription ?
La nation française est tellement habituée à être dupe des charlatans qu'elle ne peut pas se persuader qu'un inventeur agisse loyalement ; elle ne cherche pas des inventions utiles, mais des duperies agréables, ingénieuses ; elle est satisfaite quand elle rencontre des enjôleurs comme celui de la mnémonique, assemblant et mystifiant pendant quelques séances un millier de souscripteurs à un louis par tête.

Voilà ceux qui sont gens d'esprit en France. Une nation si encline à favoriser l'intrigue est nécessairement le jouet des intrigants ; aussi la France est-elle servilement soumise au monopole scientifique et littéraire de Paris, qui a pour devise : Nul n'aura d'esprit que nous et nos amis. Tout inventeur et auteur est bafoué, écrasé. S'il n'a pas la précaution de faire agréer humblement sa découverte par la cabale de Paris, il doit trouver bon qu'elle s'en attribue la meilleure partie, et qu'elle daigne accorder un accès à l'inventeur, qui encore devra déclarer que, s'il a quelque génie, quelque bon sens, il le doit aux torrents de lumière qu'ont répandus les économistes, les idéologues et les perfectibiliseurs de Civilisation perfectible.

Ces malfaisants personnages dirigent l'esprit de la France, et par suite, de l'Europe littéraire ; c'est par leur tyrannie que 40 tragédies attendent à la porte du Théâtre Français, parce que leurs auteurs n'ont pas fléchi humblement devant le minautore, devant les monopoleurs de génie et de bel-esprit qui régissent Paris.

Voilà le secret des jugements que la France porte sur les nouveautés ; en conséquence tout inventeur français n'a d'autre parti que de se retirer hors de France.]

Voici en quels termes s'était exprimé le Feuilletonniste du Publiciste dans un postscriptum qui termine son article :

P.S. J'en étais là et j'allais signer cet article, lorsque j'ai eu le malheur de jeter les yeux sur la dernière page du livre, ou plutôt du prospectus que j'annonce. J'y ai lu en grosses lettres ce mot cruel, SOUSCRIPTION. J'ai continué de lire, et j'ai vu que notre auteur annonce six mémoires sur l'Attraction passionnée, chacun d'environ 150 pages, pour lesquels on peut souscrire moyennant douze livres tournois, chez l'auteur, qui se nomme Charles, et demeure à Lyon. J'ai vu plus bas que la livraison successive des cahiers commencera dès qu'il y aura mille souscripteurs, en d'autres mots, dès que le prophète aura touché douze mille livres. Alors tous mes rêves se sont dissipés, toutes mes illusions se sont évanouies. Quoi ! me suis-je dit, le possesseur de toutes les sciences, l'homme qui se réserve la plus sublime de toutes, celle du mouvement social, a besoin de douze mille livres, au moment où la révolution qu'il annonce va le rendre riche à millions ! Et que dis-je, 12 000 livres ! la moitié, moins encore, suffirait sans doute pour imprimer 2 vol. in-8°. Le prophète ne les possède-t-il pas ? N'a-t-il pas assez de crédit auprès d'un libraire pour l'engager à faire une avance si modique, dont il serait si amplement dédommagé ? Faut-il croire enfin que notre prophète n'a pas lui-même une foi bien vive dans ses révélations ? C'est avec douleur que je le dis, mais je n'ai pu résoudre ces difficultés d'une manière satisfaisante. Je les soumets à mes lecteurs, et je crains bien qu'ils ne se résignent comme moi à rester encore dans ce misérable état de civilisation, la honte de l'espèce humaine, si nous n'avons que les Mémoires de M. Charles pour nous en tirer.

A. Y.




II
Triumvirat continental
Et paix perpétuelle sous trente ans




Les grands événements qui ont signalé la fin du dix-huitième siècle ne sont que des bagatelles en comparaison de ceux qui se préparent. L'Europe touche à une catastrophe qui causera une guerre épouvantable, et qui se terminera par la paix perpétuelle.

À ce mot l'on se rappelle la vision de l'abbé de Saint-Pierre ; mais il ne s'agit pas ici d'un plan de pacification, il s'agit d'une crise forcée par les circonstances.

Le genre humain passera d'abord à une paix temporaire et générale, par l'effet du triumvirat continental. Il ne reste sur le continent que quatre puissances marquantes, France, Russie, Autriche et Prusse. La plus faible des quatre, la Prusse, peut être conquise et démembrée, selon l'usage établi depuis un demi-siècle, de se réunir pour écraser le plus faible. La Prusse, malgré sa belle armée, n'est qu'un État paralytique. Ouverte de toutes parts, elle sera partagée par ceux des trois autres qui voudront se liguer pour l'envahir. Elle prévoit le choc qui la menace, elle n'ose rien entreprendre. En vain grossit-elle ses armées ; la pauvre Prusse ne peut pas tenir une campagne contre deux des trois puissances liguées.

Si l'une des trois grandes puissances, comme la France, se trouve embarrassée par une révolution ou autre incident, les deux autres se ligueront et attaqueront la Prusse, qui sera anéantie par une seule bataille perdue. Dès lors l'Europe sera réduite au triumvirat France, Autriche, Russie. On sait quelle est l'issue de tout triumvirat : une dupe et deux rivaux qui se déchirent. Il est bien probable que l'Autriche jouera le rôle de Lepidus. Elle se trouve resserrée entre deux prétendants. La France et la Russie partageront l'Autriche, et disputeront sur son cadavre l'empire du globe. Ainsi, pour donner au globe la paix générale, il faut former le triumvirat par l'anéantissement de la Prusse ; dix ans après il ne restera qu'un seul maître.

Je compte pour rien l'Angleterre dans cette lutte. Celui qui commandera à l'Europe enverra une armée prendre possession de l'Inde, fermera aux Anglais les ports d'Asie et d'Europe ; il fera incendier toute ville qui recevrait les produits anglais, même indirectement. Alors cette puissance purement mercantile sera anéantie sans coup férir.

Le souverain de l'Europe imposera tribut au globe entier, et établira la paix temporaire sur la terre. Il reste à savoir par quels moyens il pourra perpétuer cette paix. Avant de les expliquer, j'observe que les Philosophes, gens qui ont la vue courte, n'ont pas encore entrevu le principe de la paix temporaire. Ce principe est la formation du Triumvirat, d'où résulte le choc ultérieur et l'unité du Continent. Quel est l'empire barbare qui résisterait au maître de l'Europe ? Serait-ce la Chine, que 8 000 Russes ont fait trembler, et que lord Clive se flattait de conquérir avec 20 000 Anglais ? Lorsque les Romains et Charlemagne ont possédé l'Europe, ils ne pouvaient réunir le globe, parce qu'ils n'avaient pas comme nous la tactique et l'art de la navigation, devant lesquels tout Empire barbare n'est qu'un pygmée.

Tout occupés de calculs mercantiles, nos savants ne s'aperçoivent pas que la civilisation marche à ce dénouement, au Triumvirat, et qu'il faudra bientôt débattre le sceptre de l'Europe. Que serviront alors les îles à sucre ? Qui aura le plus de colonies sera le plus confus ; tout sera la proie du Triumvir victorieux ; et la France, au lieu de s'exténuer dans ses luttes coloniales et mercantiles, devra prendre ses mesures pour pouvoir tenir le dé dans le Triumvirat, dont la formation est prochaine et inévitable. Mais si la France s'arrête plus longtemps aux chimères commerciales, elle sera jouée par la Russie qui ne tardera pas trente ans à réaliser la prédiction de Montesquieu.

Je n'ignore pas combien les esprits sont prévenus en faveur de la France, et combien ses triomphes récents lui inspirent de sécurité. Mais ceux qui voient un peu plus loin, ne se laisseront pas éblouir par cet éclat. Je pourrai démontrer dans d'autres articles que si le Triumvirat se formait dans la conjoncture actuelle, la France serait perdue. La Russie pourrait, après la chute de l'Autriche, occuper toutes ces régions situées en arrière de l'Elbe et de l'Adriatique, et armer contre la France deux millions de soldats rassemblés dans l'Europe et l'Asie.

Voilà le coup de partie qui menace l'Occident. Et vous, publicistes, qui ne prévoyez pas cette crise, n'êtes-vous pas des enfants à renvoyer à l'école ? Combien d'autres événements se préparent et dont vous n'avez rien prévu ! Votre crédit touche à sa fin. Vous siégez dans les académies à côté des hommes qui enseignent la vérité, à côté des physiciens et géomètres ; préparez-vous à rentrer dans le néant. La vérité que vous cherchez depuis deux mille cinq cents ans va paraître pour votre confusion ; les sciences politiques et morales ont plus duré qu'elles ne dureront.

FOURRIER. (Sic)
Fourier écrivait alors son nom avec deux R.

En reproduisant l'article précédent, La Phalange (numéro du 1er janvier 1838) l'accompagna des détails suivants :

« À peine le magnifique article que l'on vient de lire eut-il paru que Bonaparte, alors premier consul, envoya à M. Dubois, commissaire général de la police à Lyon, l'ordre de lui donner des informations sur l'auteur. M. Ballanche, chez qui s'imprimait le Bulletin de Lyon, et à qui les renseignements furent demandés, répondit que l'auteur de l'article était un jeune commis marchand de draps, d'une maison qu'il indiqua. M. Ballanche joignit à sa déclaration l'éloge du caractère et des connaissances de Fourier, à qui il fit connaître l'attention dont il était l'objet. L'affaire n'eut pas d'autres suites et le commis marchand resta dans sa boutique.

« C'est de la bienveillante amitié de M. Ballanche lui-même que nous tenons ces renseignements. M. Ballanche n'ayant pas la collection du Bulletin de Lyon, M. Considérant lui remit les articles copiés par notre ami O. Barbier dans une collection appartenant à M. Beuchot. M. Ballanche répondit à la communication de M. Considérant par la lettre suivante, et eut l'obligeance de lui raconter ensuite tout ce que sa mémoire lui rappela de cette circonstance. »


« Mon très cher monsieur Considérant,

« Je vous remercie beaucoup de ce que vous avez bien voulu me communiquer divers articles insérés dans le Bulletin de Lyon, vers le commencement du siècle, par Charles Fourrier, qui alors n'avait pas encore publié la Théorie des quatre mouvements. « Un de ces articles, intitulé Triumvirat continental, du 17 décembre 1803, attira tellement l'attention du Gouvernement, que M. Dubois, alors commissaire de police, reçut immédiatement ordre de prendre des informations sur l'auteur de l'article. M. Dubois, homme excellent et éclairé, voulut bien me consulter à ce sujet. Je lui dis qui était Fourrier, un homme modeste, étranger à toute espèce d'intrigue et d'ambition, et jouissant parmi nous autres, jeunes hommes de ce temps, d'une grande réputation de science géographique.

« Quant à l'article sur l'acceptation des lettres de change, il faut bien remarquer :

1° que l'acceptation était contraire à toutes les traditions de réserve et de prudence du commerce de Lyon ; 2° que le Code de commerce qui devait imposer l'acceptation comme une loi générale, n'avait point encore été publié. Ce qui, au reste, fait honneur à la prévision de Fourrier, c'est que le commerce de Lyon ayant voulu persévérer dans ses anciens usages de non-acceptation, un assez grand nombre de maisons de Genève vint s'établir dans la ville même pour pratiquer l'acceptation qui répugnait aux maisons lyonnaises.

« Agréez, je vous prie, mon cher monsieur Considérant, l'expression de mes sentiments les plus distingués.

« BALLANCHE. »
La seconde partie de la lettre de M. Ballanche est relative à un des autres articles de Fourier, insérés dans le Bulletin de Lyon, et qui a été reproduit dans La Phalange, numéro du 1er novembre 1838. Voyez ce Numéro.





Introduction de 1818





Le morceau suivant, Nouvelle Introduction à la Théorie des quatre mouvements, a été écrit par Fourier en 1818, dix ans après la première publication de l'ouvrage, et quatre ans avant celle du Traité de l'Association Domestique-Agricole que l'auteur préparait alors. Ce morceau a été imprimé déjà, du vivant de Fourier, dans la Phalange, t. 1, numéro 22, année 1837.

Il faut se garder, en lisant cet ouvrage, d'une erreur où tombent tous les Français ; ils veulent qu'un prospectus contienne les détails réservés à un traité ; ils se plaignent de ne pas comprendre comment on pourra exécuter les changements annoncés. Si j'avais voulu l'expliquer, j'aurais donné un traité et non pas un prospectus. Il ne convenait pas de livrer d'emblée ma Théorie ; comme je n'en publie qu'une annonce, je n'y dois autre chose que des aperçus propres à piquer la curiosité et faire désirer le traité qui communiquera les moyens d'exécution .

En publiant ce livre j'avais deux buts : sonder l'opinion, et prévenir le plagiat. C'était une prise de possession, mesure nécessaire surtout en France, où l'on trouve toujours après coup vingt plagiaires qui revendiquent une découverte et accusent l'auteur même de plagiat.

J'ai donné à cet essai des formes quelquefois choquantes et des tons variés, pour masquer diverses épreuves que je faisais sur les préjugés, plus forts en France que partout ailleurs. Pour les sonder tour à tour, il a convenu de distribuer l'ouvrage comme l'habit d'Arlequin, cousu de toutes pièces et bigarré de toutes couleurs. On lui a reproché de manquer de méthode ; il a la méthode nécessaire dans un travestissement.

La première partie de l'ouvrage, la Cosmogonie, n'est pas fixe, quoique renfermant beaucoup de détails fort justes que la Théorie fixe a confirmés. Je n'ai fait qu'en 1814 la découverte du Clavier général de Création qui sert de boussole dans ce genre de calcul. Dans le Traité de 1821, cette partie de l'ouvrage sera fixe, ainsi que les autres. J'ai rectifié à la main les erreurs notables, comme celles de la page 91.

Du reste, il y a sur ce point très peu d'erreurs conjecturales, et je puis m'étonner d'en avoir si peu commis lorsque je manquais du calcul de vérification trouvé en 1814.

Jugeons, par quelques exemples, de la ténuité de ces erreurs. J'ai porté au grand tableau le nombre des périodes sociales à 32 ; il est de 34, y compris les deux pivotales, qui ne comptent pas en mouvement ; j'omettais tous les Pivots en 1807.

J'ai estimé le nombre de nos planètes à une cinquantaine, y compris les inconnues c'est l'erreur la plus grave. Elles ne sont que 32 en gamme sur le soleil, non compris notre lune Phœbé, qui est un astre mort, à remplacer par la petite étoile Vesta entrée pour cette fonction.

Il ne reste à découvrir que deux planètes de gamme ; ce sont Protée, ambiguë de Saturne, et Sapho, ambiguë d'Herschel, toutes deux d'ordre mixte, et correspondant pour l'emploi à Vénus et Mars.

Il peut rester aussi quatre planètes de réserve au-delà d'Herschel ; tout cela n'élèverait encore le tourbillon qu'aux environs de 40 au lieu de 50. Je ne savais pas faire le compte régulier de ces astres inconnus lorsque j'en fixai approximativement l'ensemble à 50.

Une erreur de méthode assez grave est d'avoir divisé le Mouvement en quatre branches, au lieu de cinq, dont une pivotale et quatre cardinales. En 1808, je ne connaissais pas la théorie des Pivots et je les omettais fréquemment. Cette irrégularité ne change rien, quant au fond de la Théorie générale, non plus que l'inadvertance commise en 1808 sur le mode neutre, dont je n'ai pas fait mention dans ce volume, n'en ayant découvert les emplois que six ans plus tard.

Les beaux-esprits qui firent des plaisanteries sur les quatre Mouvements auraient, certes, mieux fait de rectifier ces erreurs ; ils pouvaient me prouver que j'oubliais le Mouvement aromal, et que je plaçais mal à propos le passionnel sur la ligne des quatre autres, dont il est Pivot et type.

Une science nouvelle n'arrive pas à terme du premier jet, surtout quand l'auteur est seul à l'ouvrage. Or, en 1807, je n'étais qu'à la huitième année de la découverte ; il me restait une infinité de problèmes à résoudre pour compléter un corps de doctrine. Je ne me serais pas pressé d'entrer en scène sans quelques instances de curieux qui me demandaient au moins un aperçu ; ils m'y engageaient par la crainte d'une censure dont on menaçait et qui bâillonna la France dès l'année suivante. Pour l'esquiver, je composai précipitamment cet essai.

J'avais déjà résolu quelques-uns des problèmes principaux, entre autres celui de la formation des Séries passionnelles et de la distribution d'une Phalange d'harmonie domestique, à 810 caractères contrastés. Je tenais déjà le secret de la répartition équilibrée en raison directe des masses et inverse du carré des distances.

On pouvait donc, dès cette époque, sortir de la Civilisation. Les Français ont préféré y rester ; elle leur a valu, depuis, une perte de 1 500 000 têtes dans les combats, des humiliations et spoliations de toute espèce. Le tableau de ces désastres est la meilleure réponse à leurs plaisanteries, dont ils ont été si bien punis.

Les conférences que j'ai eues sur cette découverte avec des personnes de diverses nations m'ont prouvé que les Français, par leur manie de bel-esprit, leurs nombreux préjugés et leur coutume de trancher sur tout débat sans examen, sont inhabiles à l'étude de l'Attraction, dans laquelle réussissent fort bien les Allemands et les gens du Nord. Ces peuples, moins bouffis de prétentions, peuvent se façonner au précepte de Condillac et Bacon qui conseille aux Civilisés de refaire leur entendement, oublier tout ce qu'ils ont appris des sciences incertaines.

C'est principalement en étude d'Attraction passionnelle qu'on doit rappeler ce précepte ; mais comme les Français ne sont pas gens à le goûter, il ne leur est pas possible de se familiariser avec la Nouvelle Science qui heurte tous les préjugés et en exige l'oubli. D'ailleurs, ni eux ni d'autres ne peuvent la juger sur un prospectus borné à des aperçus sans théorie complète et à des raisonnements préparatoires.

Les journaux de Paris, tout en avouant que ces raisonnements sont bien faits, bien suivis, y ont répliqué par des railleries, selon l'usage français ; mais raillerie n'est pas réfutation. Au surplus, pour payer les Français en leur monnaie, puisqu'ils n'admettent que la raillerie, je les félicite des bienfaits éclatants qu'ils ont recueillis de la Civilisation, depuis l'époque où je leur en ai indiqué l'issue, en payant sa prolongation de tant de sang et de trésors ; je doute qu'ils aient les rieurs de leur côté.

Ceux qui apporteraient dans cette lecture l'esprit français, la manie de primer et ravaler un compatriote vivant, seraient dupes d'eux-mêmes ; je vais le prouver par l'aperçu de deux chances de bénéfice et d'honneur que la découverte présente à la France ; je me borne à deux preuves entre cent.

1° Chance de bénéfice. Il faut la placer au premier rang pour se mettre au ton de notre siècle mercantile.

Une dette énorme pèse sur la France, dette qui, en 1820, s'élèvera à quatre milliards, aveu fait dans le sein du corps législatif. Ne serait-il pas commode pour la France de faire passer sa dette sur le compte du globe ?

Mais l'Angleterre a aussi une dette ; elle est de 18 milliards ; disons 20 milliards au premier contretemps et 1 milliard d'agio annuel. On sait combien les peuples sont écrasés par cette plaie. Quels horribles tableaux de mendicité nous donnent les statistiques de ce pays, grevé pourtant d'un impôt additionnel et communal de 200 millions pour secours aux indigents ! L’Angleterre sera donc plus intéressée que la France à saisir le moyen de se libérer sans qu'il lui en coûte une obole ; car maintenant l'opération d'épreuve de l'Harmonie est établie sur de nouveaux procédés qui exempteront un souverain de tout risque et de tous frais. À ce prix, comment l'Angleterre hésiterait-elle sur une épreuve dont le succès éventuel la délivrerait de sa dette colossale, et dont le succès assurerait encore une foule d'économies matérielles qui seront mathématiquement démontrées ?

Or, si l'Angleterre prend l'initiative d'épreuve que lui commande impérieusement le poids de sa dette, quelle sera la confusion de la France qui aurait pu s'approprier cet avantage, cet affranchissement de sa dette, en traitant son inventeur avec les égards dus à un homme qui ne demande pas de confiance prématurée, mais seulement l'examen et l'épreuve de nulle dépense pour tout souverain de 500 000 habitants, comme celui de Darmstadt ?

Les sceptiques vont répliquer : « On ne voit pas quels sont les moyens d'exécution de l'auteur. » Eh ! comment les verrait-on dans un prospectus fait en 1807, puisque les principaux progrès de la Théorie ont eu lieu de 1814 à 1817 ? Ils régularisent et complètent la Science et les moyens d'enseignement. Il ne reste plus, pour en assurer le succès, qu'à donner tout le temps convenable à la confection du Traité, et l'appuyer du tableau des intérêts de chaque souverain, de chaque nation, de chaque homme riche, à tenter la facile épreuve de l'initiative d'harmonie.

2° Chance d'honneur. Les Français sont accusés de ne savoir que perfectionner et non inventer, d'être avortons en génie. S'ils tenaient à laver leur nation de ce reproche, ils seraient flattés de voir qu'un des leurs jette le gant au monde savant, prétend que les Newton, les Kepler, qui croient avoir découvert les lois du Mouvement, n'en ont mis au jour que la cinquième branche, et qu'un Français va dévoiler les quatre autres. Sur cette annonce ils devraient à ma Théorie une protection provisoire et subordonnée à l'engagement de fournir un Traité régulier, pleinement compatible avec l'expérience, et appliqué aux sciences fixes, aux connaissances positives.

Les Français en jugent tout autrement ; ils ne voient dans cette affaire que le plaisir trivial de ravaler un des leurs, de l'attaquer sous le rapport de la rhétorique, lorsqu'il ne s'agit que de juger l'esprit inventif et d'attendre l'Exposé dogmatique.

Ce n'est pas une tâche facile à remplir. La seule ébauche du corps de doctrine vient de me coûter seize mois, pendant lesquels je n'ai fait que dégrossir un tiers de l'ouvrage. À la vérité, c'était la partie la plus épineuse et embarrassante par la quantité de problèmes ; le reste en est moins hérissé, et c'est un travail de deux ans dont je puis répondre à jour fixe pour 1820 ou 1821, y compris une année à donner à la révision et correction.

Si, à cette époque, je publie un Traité suffisant, et que la découverte des lois intégrales du Mouvement soit bien constatée, quelle sera la confusion des Français de classe savante en voyant qu'ils ont élevé aux nues l'inventeur de la cinquième branche, l'inventeur partiel, Newton, bien digne des plus grands honneurs, et que leur compatriote, inventeur des lois intégrales qui comprennent tout l'ensemble du Mouvement dans les cinq branches, n'a trouvé chez eux que railleries, découragement, vexation, à tel point qu'il a été obligé de se retirer en pays étranger pour y publier. Je m'y retirerai dès l'an 1819.

La France alors voudra, selon son usage, revendiquer l'honneur d'invention, comme elle revendique aujourd'hui la vaccine, le bateau à vapeur, enfin jusqu'aux soupes-Rumfort. Que ne revendique-t-elle pas ? La détraction et le plagiat vont de pair ; elle veut bafouer tous les inventeurs et s'arroger après coup le mérite de l'invention. Je lui donnerai le démenti : je prouverai qu'elle n'a travaillé qu'à me rebuter ; que, si j'eusse cédé aux insinuations et aux sarcasmes, j'aurais lâché prise, et le monde serait privé de la Théorie intégrale du Mouvement.

Alors ceux qui auront résisté au mouvement, opiné à attendre le Traité avant de condamner l'inventeur, pourront reconnaître combien l'on est dupe de juger une invention avant qu'elle soit publiée, et de la juger sur un prospectus incomplet, donné quand la Théorie n'avait fait que moitié des progrès auxquels elle est parvenue aujourd'hui.

Eh ! quels jugements ont-ils portés ? Ne pouvant rien dire sur les moyens d'exécution que je ne communiquais pas, ils se sont pris au style et à la méthode. Qu'importe le style en fait de découvertes ! Si un homme apporte une nouveauté immensément utile, comme la boussole nautique, n'est-il pas indifférent qu'il s'exprime en patois, pourvu qu'il donne le bien qu'on désire, un moyen efficace de s'orienter dans l'obscurité et dans les mines ?

C'est un travers de notre siècle, et surtout de la France, que d'exiger partout des talents oratoires qui ne sont utiles que dans certains emplois. Il n'y a qu'une chose à exiger de moi : une Théorie complète sur l'art de développer et mécaniser toutes les passions dans une Phalange de 144 Séries passionnelles, modulant par les 810 caractères du clavier général Je n'ai posé que ce problème ; je ne dois que cette solution. Fût-elle donnée en patois, j'aurai payé ma dette. La philosophie aura-t-elle pareil mérite ? A-t-elle résolu un seul de ces problèmes, depuis les collectifs, ceux du Bonheur social et de l'Unité des nations, jusqu'aux partiels, comme l'extirpation de l'indigence, de la fourberie, etc. ? Elle a échoué sur tous, malgré son attirail de style, de méthode, etc. Il faut donc d'autres armes pour forcer la Nature et lui ravir son secret.

Il sera pleinement dévoilé par le Traité du Mouvement intégral ou des cinq divisions, savoir : le Passionnel ou Type qui est Pivot des quatre Mouvements cardinaux, de l'Instinctuel, de l'Aromal, de l'Organique, et du Matériel ou newtonien. En attendant le Traité qui les présentera en cadre unitaire, si l'on veut tirer quelque fruit de cette annonce, il faut se rappeler :

1° Que tout défaut de style ou de méthode est insignifiant dans un inventeur, puisqu'on ne peut exiger de lui qu'une découverte utile. On est rassasié d'agréables inutilités ; la rhétorique et le bel esprit courent les rues. Il faut donc dispenser de ces colifichets celui qui donnera l'utile scientifique, la Théorie d'Unité passionnelle ou sociale ;

2° Qu'ici l'inventeur est d'autant mieux exempt de tributs oratoires qu'il est habitué de commerce, étranger aux sciences et aux lettres. Il est d'autant plus louable de braver la critique et les dégoûts, et d'user de ses propres moyens pour mettre au jour l'invention dont le sort l'a favorisé ;

3° Que les sciences les plus exactes, les mathématiques, ne s'étant développées que par degrés, on doit fort peu exiger dans un livre d'initiation et d'aperçus d'une nouvelle science ; on doit se contenter d’un germe évident de découverte, germe qui est plus que constaté dans ce prospectus, où l'on trouve déjà d'amples indices d'un secret dérobé à la nature, et manqué par nos sciences philosophiques ou répressives de la nature ;

4° Que depuis ce prospectus il s'est écoulé dix ans, pendant lesquels la Théorie a pris, surtout en 1814, un tel accroissement que l'auteur peut, sans jactance, promettre sous trois ans un corps de doctrine très satisfaisant ;

5° Qu'enfin l'auteur, loin de quêter les suffrages des Français, ne veut ni traiter avec eux ni publier chez eux ; et on se trompera fort si on le considère comme cherchant à faire des prosélytes sur cet aperçu incomplet, retiré de la circulation, qu'il ne livre qu'à regret et pour ne pas paraître désobligeant.

Telles sont les considérations à présenter aux sceptiques et détracteurs. Quant aux juges impartiaux, il ne s'agit que de les rassurer sur les défiances auxquelles l'esprit français s'abandonne trop légèrement par dédain de ses compatriotes. Si, au lieu de me signer Fourier, je signais Fourington, tout Français me proclamerait un sublime génie qui va surpasser Newton, enlever le voile dont ce grand homme n'a su que soulever un coin. Passons sur ce travers national, et rassurons les gens bien intentionnés, en leur donnant un gage de succès tiré des facilités d'exécution.

Il y a 3000 candidats de fortune ou de pouvoir, gens dont chacun peut faire l'épreuve de la Phalange d'Harmonie, et devenir par cette épreuve monarque héréditaire du globe. C'est un sceptre dont les attributions n'ont aucun rapport avec celles des Souverains partiels régissant chaque Empire, sceptre qui sera conféré par la Hiérarchie Sphérique à l'individu qui aura notoirement opéré la délivrance du globe et l'avènement aux destinées sociales par la fondation du canton d'épreuve de l'Harmonie.

Chacun des 3000 candidats peut prétendre à ce poste éminent, en employant à cette fondation, très lucrative en sens pécuniaire, le quart des sommes qu'on dépense chaque jour en profusions inutiles, en fausses spéculations ou luttes d'amour-propre, ou même en déperditions nécessaires que préviendrait l'Harmonie ; telles sont les aumônes.

Par exemple, en Angleterre, une seule branche d'aumône, les secours publics fournis aux indigents, absorbent annuellement 8 millions sterling, soit 200 millions de France. Cette taxe des pauvres est un des nombreux fardeaux dont on serait dégagé en affectant seulement un demi-million de France à former le noyau de souscription pour fonder le canton d'essai de l'Harmonie.

Passons aux aperçus tirés des prodigalités ou déperditions individuelles.

Marialva dépense à Vienne, en 1817, un million de florins (2 400 000 fr.) à une fête de mariage ; qu'il en avance le quart sur garantie territoriale pour fonder l'Harmonie, et il devient monarque héréditaire du globe. Observons bien que avancer n'est pas dépenser, et que le fondateur, les actionnaires d'un canton d'Harmonie, sont aussi bien à couvert qu'un prêteur sur nantissement.

Burdett a, dit-on, semé plus d'un demi-million de France pour atteindre au médiocre poste de député ; ne peut-il pas, pour obtenir le trône héréditaire du monde, avancer sur garantie la somme qu'il dépense en pure perte pour le grade temporaire de député ?

Labanoff, à Pétersbourg, fait construire un palais qui coûtera 16 millions de Francs. Il se ferait monarque héréditaire du globe avec l'avance d'un 32e de ce qui sera dépensé à un édifice ruineux pour sa famille ; car il nécessitera un train de maison à ruiner, sinon le prince actuel, au moins son successeur.

Dans la classe moyenne, dans le commerce, on voit de même de folles entreprises absorber des millions. Cabarrus de Bayonne s'engage avec le banqueroutier Tassin pour 1 300 000 francs bien perdus pour lui. S'il aventure au-delà d'un million pour gagner une provision de 2 ou 3 cent pour cent, il peut bien placer avec garantie un demi-million dans l'entreprise de l'Harmonie, qui lui vaudrait le trône du monde et le remboursement sur le pied de 144 capitaux pour 1, à lui et à tous les actionnaires. Avis à ceux qui convoitent les grandeurs et le bénéfice à la fois. Que d'intrigues pour s'élever au rôle précaire de ministre ! Le trône du monde tend les bras à tout ambitieux qui voudra l'obtenir par une opération exempte de tout risque.

Ajoutons une particularité bien séduisante pour les coopérateurs. Il y aura à distribuer environ 115 à 120 Empires de surface égale à la France, puis des couronnes d'ordre supérieur ou inférieur, le tout à prendre sur les petits États non ralliés en grandes masses, comme ceux de l'Afrique intérieure, auxquels on donnera des empereurs, puis sur les terres incultes contenant les trois quarts du globe, et dont la Hiérarchie Sphérique traitera pour colonisation qu'elle peut seule effectuer par voie d'Attraction. Le mode actuel de fondation des colonies, l'émigration de misérables poussés par la famine, sera impraticable du moment où il existera un état de bonheur général ; il faudra donc, pour coloniser, recourir à la voie d'Attraction ou d'émigration attrayante, qui ne pourra être mise en jeu que par la Hiérarchie Sphérique, et non par les souverains partiels. Cette nécessité où l'on se trouvera de recourir à la Hiérarchie Sphérique, pour coloniser et porter le globe au complet, sera pour elle un gage certain de la propriété d'environ 120 trônes impériaux à distribuer à ceux qui auront servi la cause du genre humain en provoquant ou aidant l'épreuve de l’Harmonie sur un canton de mille habitants.

Elle ne sera pas moins riche en bénéfices pécuniaires : la colonisation, à caver au plus bas, doit lui rendre successivement quatre mille milliards, par la rétrocession des terrains colonisés, que les colons paieront en annuités. Avec une telle fortune il ne lui en coûtera guère de prendre à son compte la dette d'Angleterre, fût-elle le double, et de rembourser à 144 pour un la somme affectée à l'opération, dans le cas où elle serait faite par un particulier aidé de souscripteurs et de coactionnaires.

Quand ces assertions seront démontrées arithmétiquement et irrésistiblement, quand on verra que la métamorphose du monde social ne tient qu'au facile essai d'une Phalange d'Harmonie, on aura plus qu'on ne voudra de souverains, ministres ou particuliers qui se disputeront l'initiative.

L'empereur Alexandre donne 500 000 fr. aux pauvres de Glaris ; qu'il les avance sur hypothèque, pour devenir omniarque du globe. Il affecte 60 millions à construire l'église Saint-Sauveur ; qu'il en distraie 800 000 fr. pour noyau d'actions du canton de fondation ; il aura, outre l'omniarcat du globe, outre l'honneur d'être libérateur du genre humain, l'avantage de faire payer par le globe le double des frais de l'église, 120 millions, pour l'avance des 810 000 fr. qu'il aura distraits sur garantie. Combien d'autres motifs plus brillants à faire valoir ! Je me borne à ceux d'intérêt, les seuls en crédit chez les Civilisés.

Il est un écueil pour les âmes faibles, un piège contre lequel il faut les prémunir ; c'est la fausse honte, la crainte de l'opinion et des zoïles, qui, jusqu'au dernier moment, rebuteront, assailliront le fondateur, prétendront qu'il est dupe d'une vision, qu'il y a folie d'ajouter foi à une théorie qui contredit 400 000 tomes de perfectibilité philosophique, d'où naissent l'indigence et la fourberie.

C'est ici qu'on doit sentir la nécessité d'un bon système de preuves, le besoin d'y donner tout le temps convenable, de ne rien précipiter, et de ne pas publier chez les zoïles parisiens, dont les gazetiers ne jugent favorablement que celui qui laisse un rouleau de louis sur leur cheminée.

Quant aux autres nations, elles ont sans doute leur part des faiblesses humaines et surtout de l'amour-propre ; j'ai ménagé les moyens de le mettre à couvert par une opinion qui garantira le fondateur des traits de la critique.

Voici quel thème il pourra adopter :

Il pourra feindre de négliger comme suspect et romanesque tout ce qui tient à l'harmonie passionnelle des Séries (non expliquées dans ce volume), et ne s'attacher dans leur tableau qu'aux avantages purement matériels, étayés de preuves arithmétiques et péremptoires. Ils composent trois branches. 1° culture combinée, 2° ménage combiné, 3° logement combiné. Lesdites associations, impraticables entre dix et vingt familles, sont pleinement praticables entre 200 familles inégales en fortune et considérées comme une petite ville.

Le candidat de fondation pourra donc prendre un masque de mode, la philosophie perfectibilisante, et dire :

« Je n'ajoute pas foi à l'ensemble de la théorie, à cette unité passionnelle de 144 Séries, à ce prestige d'un concert de 810 caractères distribués par octaves comme un jeu d'orgues. C'est l'écart d'imagination d'un inventeur que des succès réels ont emporté au-delà des bornes ; mais distrayant de ses calculs la portion suspecte d'illusion, j'en adopte seulement les dispositions matérielles, dont le compte arithmétique établi démontre un bénéfice du trentuple relatif, ou faculté de mener avec 1000 fr., dans cette Exploitation combinée, le train de vie qui coûterait 30 000 fr. en Civilisation ; puis d'obtenir de ce Nouvel Ordre industriel une foule d'améliorations morales, comme l'extirpation de l'indigence, de la fourberie et du larcin entre les coopérateurs ; l'économie prodigieuse de temps, de bras, de machines et de denrées ; une réduction considérable sur la somme de maladies inhérentes au régime industriel et domestique des Civilisés. »

C'est ainsi que le fondateur pourra se travestir en économiste moral, pour ne pas se ranger sous les drapeaux d'un inventeur antiphilosophe qui a l'audace d'enlever la plus belle palme aux savants, et de faire dans le fond de sa province une magnifique découverte, pendant que les virtuoses de Paris se battent vainement les flancs pour inventer quelque chose de neuf.

Le Fondateur, dans cette hypothèse, jouerait à mon égard le rôle de sévère critique, séparant le bon or du faux ; en cédant ainsi quelque terrain aux sceptiques, il se concilierait l'opinion, figurerait en perfectibiliseur de Civilisation perfectible, en introducteur d'une nouvelle philosophie économico-morale ; on sait qu'il en faut une nouvelle à chaque génération, comme un almanach nouveau chaque année.

Au moyen de cette apparente scission avec ma doctrine passionnelle, le Fondateur, au premier instant, recueillera de ma découverte plus de gloire que moi-même, et mon ouvrage ne semblera que le fumier d'Ennius, d'où un Virgile philosophique aura su tirer des perles.

Nouveau triomphe pour lui ; s'il veut encenser en toutes lettres le minotaure parisien, le monopole de la perfectibilité de la raison par les idéologues, et les perfectibilités du commerce par les économistes, il devra, dans son manifeste de fondation, déclarer qu'il a puisé son plan non pas dans ma Théorie, qui n'envisage que la superficie des choses, mais dans les torrents de lumière des économistes et les profondes profondeurs des idéologues ; et pour remplir tous les lecteurs parisiens des plus douces espérances, il assurera que cette fondation a pour but de donner un nouveau lustre à la philosophie du commerce, et de prouver au monde que les sensations naissent des idées par les perceptions d'intuition de la cognition de la volition du bien du commerce et de la charte.

Avec quelques lignes de ce jargon en vogue, il ravira tous les cœurs académiques et sera proclamé la colonne de la saine métaphysique, l'oracle des grandes vérités du commerce économico-moral, et le vrai perfectibiliseur du perfectibilisantisme de Civilisation perfectible.

Entre-temps le bon apôtre fera ses dispositions pour mener de front l'essai du matériel et du passionnel, et courir la chance du double succès. Combien de candidats spéculeront sur ce masque de défiance partielle pour tenter la conquête du sceptre universel, entre autres les princes qui gémissent en secret d'avoir perdu des trônes ! Quelle occasion de revanche ! ceux qui les ont détrônés deviendraient leurs subalternes.

Dire que ces perspectives et autres non décrites séduiront un trentième des candidats, 100 sur 3000, ce n'est sans doute pas exagérer ; or il n'en faut pas 100, il suffit d'un seul ; et pour apprécier mes moyens de déterminer l'un des 3000, il faut attendre que je présente un Traité suffisant ; il faut, je le répète, se garder d'établir l'augure sur un prospectus partiel, et antérieur aux découvertes de 1814.

On doit donc envisager cet embryon comme les statues grossières des Égyptiens ; aucun de nos élèves ne voudrait les avoir faites. Cependant elles ont du prix comme germe de l'art et gage des progrès qu'il devait faire.

Dans le même sens, loin de gloser sur les côtés faibles de ce livre, il serait plus sage de s'étonner qu'à la huitième année j'ai déjà pu réunir tant de parcelles du calcul de l'Harmonie, auquel je n'avais donné que deux années franches et quelques moments perdus. Il faut s'étonner que les contemporains n'aient pas vu dans ce prélude les indices d'une grande découverte à poursuivre, d'une Science passionnelle absolument neuve et dont tout juge équitable eût opiné à encourager la publication.





Préface des éditeurs de 1841
(Lecture obligée)




I

Erreur accrédittée sur la théorie des quatre mouvements


On se fait généralement une idée très fausse de la Théorie des quatre mouvements on croit, sur le titre, que ce livre est l'exposition de la doctrine de Fourier et de son Système social. Il n'en est rien ; le lecteur doit en être bien et dûment prévenu dès la première page.

Lorsque Fourier, qui avait fait, en 1799, la découverte que le destin réservait à son génie, eut élaboré pendant huit années sa conception, il songea à la livrer à ses contemporains. Il s'arrêta d'abord au projet de publier successivement sous le titre de Théorie des quatre mouvements, huit mémoires dont les deux premiers devaient être de simples prospectus ou annonces de la découverte. Les six mémoires suivants eussent été consacrés à l'exposition régulière du régime sociétaire ou harmonien, exposition que l'auteur comptait faire par voie de description. Or, il n'est pas difficile de comprendre, quelque peu de connaissance que l'on ait de la conception de Fourier, que ces huit mémoires eussent été fort loin encore de contenir cette conception dans son ensemble systématique. La publication de ces huit mémoires ne pouvait être, et n'était effectivement, dans la pensée de l'auteur, que le début et comme le premier acte d'une exposition complète. C'est ce dont nous donnerons la preuve péremptoire en imprimant, dans un des volumes qui suivront celui-ci, le tableau inédit de la disposition du grand ouvrage dont Fourier, plus tard, prépara les matériaux, et dont il sera éternellement regrettable qu'il n'ait pas, de son vivant, achevé la publication.

Or le volume qui a paru, en 1808 sous le titre de Théorie des quatre mouvements et que nous rééditons aujourd'hui pour former le tome I des Œuvres complètes de Fourrier, n'était encore que le premier de ces huit mémoires, c'est-à-dire la moitié du prologue qui devait précéder l'exposition descriptive de la théorie. C'était un ballon d'essai, une tentative pour éveiller l'attention et sonder les dispositions d'un public auquel Fourier, maître du monde que sa pensée avait conquis, et embarrassé de l'immensité des richesses qu'il tenait en sa possession, ne savait encore comment communiquer tant de trésors.

Il faut donc se garder de chercher dans ce volume la science de Fourier, la connaissance de sa théorie, l'exposé et la démonstration des théorèmes de sa doctrine ; il faut se garder surtout de la considérer comme un ouvrage élémentaire. Loin de là, la Théorie des quatre mouvements, quoique la première des productions de Fourier dans l'ordre chronologique, est, dans l'ordre méthodique, la dernière à lire. Ce livre est une première explosion du génie ; c'est une éclatante et merveilleuse éruption qui projette de tous côtés des flots de poésie, d'enthousiasme et de science, dont les clartés soudaines ouvrent à l'esprit des milliers d'horizons inconnus, immenses, mais pour les refermer aussitôt, et qui fait sur l'intelligence l'effet d'une étourdissante féerie, d'une fantasmagorie gigantesque.

Les intelligences fortes et vraiment philosophiques, avant d'avoir seulement achevé la lecture du Discours préliminaire, sauront bien reconnaître à quel homme elles ont affaire. À la fermeté et à l'élévation de la pensée, à la vigueur, à la grandeur et au calme de l'idée, à la trempe de la logique, à la simplicité, à l'éclat ou à la majesté de la parole, elles reconnaîtront qu'elles sont en présence d'un génie de premier ordre, du possesseur d'une lumière nouvelle, du Dieu d'un monde inconnu. Mais bientôt, quelque fortes qu'elles soient, elles éprouveront des éblouissements. Le guide leur montrera trop rapidement trop de choses et de trop grandes choses ; elles se trouveront désorientées et invoqueront le secours d'une boussole, d'un fil conducteur qu'elles ne trouveront point, – et que l'auteur n'avait pas voulu livrer encore dans ce premier écrit, puisque son objet était de faire demander par le lecteur ce fil et cette boussole.

De leur côté, les esprits routiniers, ceux qui prennent l'horizon de leurs idées pour les bornes du monde, seront tentés de crier à l'extravagance, et ils auront besoin, pour retenir des jugements inconsidérés, de se rappeler qu'il existe aujourd'hui en France et à l'étranger une foule d'hommes ayant fait leurs preuves de bon sens, de science et d'intelligence, lesquels, après avoir profondément étudié tous les ouvrages de l'auteur de la Théorie des quatre mouvements, le proclament à la face de la terre un génie parmi les génies, et professent qu'il a découvert la loi de l'harmonie sociale et des destinées universelles.

Quoi qu'il en soit, ce que nous disons suffira, nous l'espérons, pour qu'aucun lecteur sensé ne tombe dans l'erreur commune, et ne croie, après avoir lu seulement ce volume, connaître le système de Fourier et être en état de porter sur ce système un jugement quelconque.

La lecture de la Théorie des quatre mouvements a été tellement féconde en jugements erronés, que Fourier avait résolu de supprimer entièrement cet ouvrage. Il ne le rappelait jamais dans ses écrits postérieurs, même quand il en empruntait des passages. Il s'abstint longtemps d'en parler, et ce ne fut qu'en cédant à une sorte d'obsession dont il fut l'objet de notre part, qu'il nous apprit, en 1830, qu'une grande partie de l'édition devait rester encore dans les fonds de magasin du libraire Brunot-Labbe, où nous la trouvâmes effectivement. « La théorie n'était pas complète, disait-il, quand je publiai ce livre ; il contient bien des erreurs et puis ce n'est pas un livre fait, digéré, ce n'est pas le style de la science, c'est plein de phœbus, etc., etc. » Et quand nous lui parlions d'une seconde édition, il ne cessait de répéter qu'il faudrait refondre l'ouvrage presque en entier.

Il est donc bien entendu que ceux qui, sur la foi d'un titre et sans savoir que le volume qui a paru sous ce titre, n'était que le prologue d'un grand ouvrage, pensent trouver la théorie de Fourier dans ce demi-prospectus, ceux-là se trompent totalement. Il est entendu encore que ce livre ne peut point être considéré comme un livre élémentaire et de propagation courante, mais comme un livre de bibliothèque, faisant partie des œuvres complètes de Fourier, et ne devant point être séparé des publications ultérieures qui l'expliquent, le complètent et le rectifient. Ce n'est pas un livre à mettre entre les mains de tout le monde.

II
De l'immoralité prétendue de la théorie de Fourier

De tous les ouvrages de Fourier, la Théorie des quatre mouvements est celui qui prête le plus aux attaques irréfléchies ou hypocrites dont la prétendue immoralité du système harmonien est l'objet. Il est indispensable que nous fassions ici justice de ces attaques, et que nous mettions les hommes de bonne foi qui liront cet ouvrage en garde contre leurs propres préjugés et contre les déclamations malveillantes des détracteurs. Prenons face à face les accusations lancées contre Fourier, dépouillons-les du verbiage dans lequel on les enveloppe, et voyons ce qu'elles valent. Ces accusations se rapportent toutes aux trois chefs suivants :

1° Fourier veut que l'homme lâche la bride à ses passions ;
2° Fourier attaque avec une audace inouïe et la morale et les moralistes ;
3° Fourier propose des coutumes amoureuses qui sanctionneraient des relations réprouvées par la morale.

Examinons séparément ces accusations :

1° Fourier veut que l'homme lâche la bride à ses passions.

S'il y a quelque chose d'immoral au monde, c'est d'attribuer à Fourier cette formule stupide.

Prêter à un homme, à une doctrine, quelque opinion bien monstrueuse, s'escrimer ensuite contre cette monstruosité, la réduire en poudre à grand fracas, s'écrier que l'on triomphe, que l'on a vaincu l'immoralité, que l'on a vengé les bons principes des outrages dirigés contre eux par des doctrines impies, voilà une tactique qui n'est certes pas nouvelle ; aussi pensons-nous que nos adversaires devraient songer enfin à en adopter une autre. Une fois admis que les chrétiens immolaient des enfants à leur Dieu dans les Catacombes, les philosophes païens avaient beau jeu pour prouver l'infamie du christianisme.

Fourier veut que l'homme lâche la bride à ses passions ! ... Mais si tel était l'énoncé fidèle du principe de Fourier, la réforme sociale proposée par Fourier, et qui découlerait de ce principe, consisterait tout simplement à supprimer les prisons, les lois, les magistrats, les gendarmes, et à engager chacun à chercher autour de soi, per fas et nefas, toutes les satisfactions possibles ! Voilà pourtant les sottises que l'on a la folie ou l'insigne mauvaise foi de prêter à Fourier, à sa doctrine, à ses disciples ! Voilà ce que l'on ne rougit pas de nous attribuer, et ce que l'on combat ensuite avec l'emphase la plus ridicule et l'indignation la plus comique. Depuis quand s'est-on donné la peine de réfuter les opinions des pauvres malades de Charenton ou de Bicêtre ? Et si les principes et le système de Fourier étaient réellement ce que messieurs les chevaliers de la morale et de la vertu prétendent, ces preux n'auraient-ils pas mieux à faire que de s'occuper de répondre à des extravagances qui ne pourraient qu'être poussées du pied avec dégoût et dont les prédicateurs devraient être mis au régime des douches ?

D'abord, Fourier ne veut rien. Fourier n'apporte à l'humanité ni lois, ni prescriptions, ni préceptes nouveaux, ni morale nouvelle. Fourier a la prétention de ne rien imposer à l'humanité ; la législation n'est pas sa tâche ; il ne présente ni Lévitique, ni Deutéronome, ni Table de commandements ; il ne présente pas même une charte. Fourier apporte une science nouvelle, et il demande qu'on la vérifie ; voilà tout. Fourier a-t-il découvert la loi de l'harmonie universelle ? dans un cadre plus restreint, a-t-il découvert la loi naturelle de l'harmonie sociale ? voilà simplement ce qu'il s'agit de constater. Il ne s'agit pas de discuter si ce que Fourier propose est moral ou anti-moral ; il s'agit de savoir si ce qu'il propose est vrai ou faux. Si la théorie de Fourier est vraie ; si dans le domaine social, elle est conforme à la nature des choses, à la loi de l'ordre universel, et qu'en même temps elle soit contraire à la morale, ce sera tant pis pour la morale, et il faudra bien que celle-ci s'arrange pour s'en accommoder.

Quand Galilée avança que la terre tournait autour du soleil, quand Christophe Colomb soutint qu'elle était ronde et qu'il existait des antipodes, ce fut un grand scandale dans l'Église. Galilée et Christophe Colomb furent déclarés impies au premier chef. La Sainte Inquisition s'en mêla, le pape fulmina l'excommunication, etc. Toute cette pieuse colère était fort imprudente et très ridicule. Il fallait savoir si Galilée et si Colomb avaient tort ou raison ; s'assurer si leurs théories étaient fondées en vérité ou sur l'erreur, et ne point compromettre la religion en se pressant trop de la faire témoigner contre les idées qui pouvaient devenir et qui sont devenues quelque temps après des vérités démontrées et qu'on a bien été forcé d'admettre. Nous ajoutons que si une religion quelconque n'eût pas pu s'accommoder de ces deux vérités, la sphéricité de la terre et l'immobilité relative du soleil, si ces deux vérités eussent été positivement et absolument contraires à ses textes et à ses dogmes, c'eût été tant pis pour cette religion. C'est ce que personne au monde ne saurait contester.

Fourier soutient que la nature humaine n'est pas fatalement mauvaise, que les passions natives de l'homme sont susceptibles de produire le bien comme elles sont susceptibles de produire le mal ; qu'elles produisent d'autant plus de mal qu'elles fonctionnent dans un milieu social moins approprié, moins convenant à la nature humaine ; qu'elles produiront, au contraire, d'autant plus de bien que le milieu social se rapprochera davantage de celui pour lequel Dieu les a créées et que Fourier croit avoir découvert...

Or, comme l'assertion de Fourier sur la nature humaine, sur les passions natives et sur l'influence bienfaisante du mécanisme social qu'il propose, se peut vérifier par des expériences très licites, très légitimes, par une opération purement industrielle contre laquelle ni la loi, ni la morale, ni la religion, ni les gouvernements ne sauraient avoir le plus petit mot à dire, toute la question consiste à faire ces expériences décisives et à reconnaître, de facto, si l'assertion de Fourier est vraie ou fausse.

Que cette assertion soit contraire à l'opinion actuelle des moralistes et des philosophes, cela n'est pas douteux ; mais si les applications graduelles du procédé proposé par Fourier pour placer la nature humaine dans les conditions de l'essor harmonique intégral des passions natives, prouvent la vérité de l'assertion ; si les penchants que Dieu a déposés dans le cœur de l'homme tournent au bien naturellement, librement, spontanément dans le milieu qui leur est approprié, force sera d'admettre l'assertion de Fourier sur la bonté native de l'homme, de reconnaître la vérité du magnifique théorème des Attractions proportionnelles aux destinées, et du système d'harmonie sociale qui en dérive. Alors les moralistes et les philosophes modifieront leurs idées sur la nature humaine. Leurs théories morales et philosophiques se trouvant en contradiction avec des faits prouvés, des vérités positives, démontrées, les philosophes et les moralistes laisseront de côté leurs théories morales et philosophiques actuelles pour en prendre d'autres plus conformes à la vérité : à cela personne assurément ne verra grand mal.

C'est une chose plus qu'étrange que l'on veuille faire passer pour contraires aux bonnes mœurs des principes inconditionnels, des principes qui sont de la nature des axiomes, celui-ci, par exemple : La perfection de l'état social est caractérisée par l'union absolue de l'ordre et de la liberté. Si ce principe est immoral, nous sommes obligés de confesser l'immoralité de la théorie de Fourier dont il est l'âme.

Convaincu que Dieu ne pouvait pas avoir imposé fatalement et à jamais la perpétration du mal à sa créature, Fourier s'est proposé de découvrir des conditions sociales telles que l'homme, libre de faire le mal, ne fit jamais le mal, n'ayant plus dans ces conditions le moindre intérêt à mal faire. Après des travaux immenses, Fourier est arrivé à déterminer et à décrire un état social conforme aux lois de l'ordre universel, et dans lequel il est évident que l'individu n'a plus d'intérêt à nuire à son semblable, et doit naturellement employer toutes ses facultés, toute l'énergie de ses passions natives au service de la société. Fourrier a proclamé la découverte des conditions d'union de l'ordre et de la liberté, il a fait connaître son principe et son système, il en a demandé la vérification par l'expérience : voilà ses crimes !

Il se pourrait donc, et Fourier le soutient, que l'homme ne fût pas, comme l'ont professé depuis trois ou quatre mille ans les philosophes et les moralistes, une méchante créature, un être naturellement pervers, aimant le mal pour le mal, éternellement destiné à mal faire ! Il se pourrait que les passions que nous tenons de la nature, qui sont les lois de notre être, les manifestations de la pensée divine et créatrice, nous eussent été données avec intelligence et dans un but d'harmonie ! Il se pourrait qu'il existât un état social au sein duquel il fût naturel à chacun de se conduire loyalement, honorablement ; qui accordât l'intérêt individuel avec l'intérêt général ; dans lequel la prison, le bourreau ne fussent plus des nécessités de chaque jour, et où les sermonneuses et impuissantes élucubrations des moralistes ne trouvassent pas même de prétexte pour se produire ! De pareilles espérances, de pareilles hypothèses ne sont-elles pas véritablement monstrueuses, immorales, impies ? N'est-il pas criminel de penser que tous les efforts de moralistes pour comprimer, réprimer et supprimer les passions ayant été impuissants, il peut être sage de chercher enfin, s'il n'y aurait pas des moyens d’utiliser, de diriger, d'employer socialement ces passions, de les mettre elles-mêmes dans l'intérêt de l'ordre, dans le parti du bien ? Voilà, certes, une doctrine bien scandaleuse et des idées faites pour soulever à bon droit l'indignation de tous les amis de la vertu ! une doctrine qui soutient que le meilleur moyen de généraliser la vertu c'est de la rendre attrayante ! et qui croit avoir résolu ce problème ! et qui demande qu'on vérifie la solution qu'elle présente !!! Mais une pareille doctrine est l'abomination de la désolation, et il faut se hâter d'appeler sur elle et sur ceux qui la professent le mépris public, la réprobation universelle...

Nous aurions bien des réponses à faire à ces déclamations, mais nous pouvons nous borner à une seule : c'est que ceux qui déclarent la doctrine de Fourier une monstrueuse erreur et qui en combattent la propagation avec une ardeur si sainte, ceux-là n'ont rien de mieux à faire que d'en provoquer la vérification par l'expérience. À quoi bon tant de paroles contre la doctrine de Fourier ? Voulons-nous l'imposer bon gré, mal gré, à la société, cette doctrine ? Fourier lui-même a-t-il prétendu l'imposer ? Que demandait-il ? que demandons-nous ? Nous demandons la chose même que doivent demander à grands cris nos adversaires : nous demandons les expériences qui mettront la doctrine de Fourier à néant, si cette doctrine est une erreur.

Quand même la doctrine des antipodes eût été une erreur et une impiété, l'excommunication n'en fût pas moins demeurée un très mauvais moyen pour la détruire : le seul moyen raisonnable était de donner au partisan de cette erreur le vaisseau qu'il demandait pour aller reconnaître les Antipodes. Si c'est une erreur et une immoralité de croire que les passions humaines peuvent être utilisées et harmonisées par le procédé social de Fourier, à quoi bon se courroucer contre cette croyance, et pourquoi ne pas aider ceux qui propagent cette erreur à reconnaître, au moyen de l'expérience qu'ils invoquent, la vanité de leur doctrine ?

En vérité, il y a une réelle folie à vouloir faire passer pour une immoralité dangereuse une théorie qui invoque l'expérience, et dont l'épreuve peut se faire sans compromettre le moindre intérêt social ! Si une semblable doctrine était jamais menaçante, si elle devenait jamais un danger pour la société, il serait bien facile à la société d'en faire justice : la société n'aurait qu'à donner aux promoteurs de cette doctrine les moyens de la vérifier et les mettre en demeure d'agir.

Passons au second grief

2° Fourier attaque avec une audace inouïe et la morale et les moralistes.

Nous confessons que le reproche est fondé ; mais les bons apôtres qui l'articulent dans le but de jeter sur la doctrine de Fourier l'accusation d'immoralité, se plaisent ici à oublier une chose, une seule chose : c'est que toutes les attaques dirigées par Fourier contre la morale et contre les moralistes sont motivées sur ce que ces moralistes et leurs morales ne sont parvenus, depuis trois ou quatre mille ans, qu'à laisser couler et déborder dans la société la corruption, la ruse, la violence, et tous les crimes, et toutes les immoralités qui ravagent l'humanité.

Fourier attaque la morale ! – On voudrait bien faire entendre, lorsque l'on écrit ces mots, que Fourier prêche le mensonge, l'improbité, l'infidélité, le vol, le viol, l'assassinat et tous les crimes imaginables ! On voudrait faire croire qu'il est le champion du mal, et l'ennemi du bien ! On aurait alors beau jeu contre lui, assurément. Mais voyez la logique des adversaires : à cette première accusation ils ne manquent jamais d'ajouter cette seconde : que Fourier rêve une société trop parfaite, qu'il est absurde, extravagant de vouloir, avec les hommes de cette terre, réaliser cet idéal d'harmonie qu'il prophétise, et dont il fait l'objet et la sanction de sa doctrine !

Si Fourier rêve une société trop belle pour être réalisable avec des hommes, s'il poursuit l'idée chimérique d'une perfection impossible ici-bas, que deviennent les accusations d'immoralité ?

Il faut s'entendre un peu. Qu'est-ce que le bien ? Est-ce la morale qui est le bien ? Sont-ce les théories des moralistes qui sont le bien ? – Assurément non, à notre sens. Que les théories des moralistes, leurs idées, leurs sermons sur la perversité de la nature humaine, et sur la malfaisance essentielle et native des passions, sur la nécessité de comprimer, de violenter celles-ci ; que ces théories, attaquées par Fourier, leur aient été inspirées par le désir du bien, qu'elles aient été considérées par ces philosophes comme le moyen, le seul moyen de diminuer quelque peu le mal ici-bas : voilà ce que nous ne contestons nullement. Mais ces théories morales, fussent-elles de bonnes méthodes pour réaliser le bien social, n'en seraient cependant pas plus le bien social lui-même, qu'une bonne méthode agricole pour la culture du blé ne saurait être elle-même du blé.

Il résulte déjà de ceci que la morale, qui n'est qu'une méthode ayant pour objet la production du bien, peut être critiquée très vivement sans qu'il puisse être inféré de là que la critique est immorale, c'est-à-dire attentatoire au bien lui-même. Et s'il se trouve que la méthode morale pour la production du bien est une méthode très fausse, réalisant très peu de bien et énormément de mal, et qu'on la critique au nom d'une méthode présentée comme capable de produire énormément de bien et de ne laisser que fort peu de mal, pourra-t-on dire que cette critique de la morale est une immoralité, c'est-à-dire une chose ayant pour but le triomphe du vice sur la vertu, le triomphe du mal sur le bien ?

Les habitants d'un pays fort arriéré cultivent leurs champs, de père en fils, d'après une méthode qui leur donne quatre-vingt-dix-neuf pieds d'ivraie pour un pied de blé. Un homme survient qui, ayant longtemps étudié les lois de la nature, a découvert une nouvelle méthode. Il expose, en critiquant l'ancienne, que la méthode nouvelle doit produire avec cent fois moins de travail quatre-vingt-dix-neuf beaux épis pour un brin d'ivraie. Il demande que dans le coin d'un champ on fasse l'expérience de sa méthode. Or, voici que nos paysans s'ameutent contre cet homme et parlent de le lapider parce que, crient-ils, le misérable porte atteinte à la culture du blé, insulte les cultivateurs de blé et veut affamer la contrée...

Voilà pourtant l'histoire de Fourier et de ces coryphées de la morale et de la philosophie qui déversent sur lui les flots de leur intelligente indignation, de leur sainte colère ! Mais, bonnes gens, prenez donc garde que si Fourier vous critique fort, c'est précisément parce qu'il n'y a que de l'ivraie dans vos champs et qu'il voudrait que l'on y fît enfin pousser le bon grain en abondance.

La morale pose en principe que pour produire le bien il faut comprimer et réprimer les passions. Voilà sa donnée.

Fourier pense que pour produire le bien il faut utiliser les passions, les diriger, les développer en essors harmoniques.

Voilà certes deux méthodes fort opposées, toutes deux également louables dans leur but sans doute, puisqu'elles ont toutes deux pour but la production du bien ; mais toutes deux ne pouvant être également bonnes, puisque l'une est le contre-pied de l'autre.
Laquelle donc est la bonne ?

On ne saura pas laquelle est la bonne si, pour toute étude, pour toute comparaison, on se contente de lapider Fourier ou de crier bien fort que sa méthode est immorale.

On le saura, au contraire, si l'on étudie le procédé qu'il offre pour utiliser, pour diriger, pour développer harmoniquement les facultés de l'homme, et si l'on fait l'essai de ce procédé.

Le procédé de la production du bien, par la méthode de la compression des passions, est connu et employé depuis quatre à cinq mille ans. L'expérience dure donc depuis un temps suffisant pour que l'on sache jusqu'à quel point ce procédé est capable de développer la production du bien dans la société. La production, on en conviendra, n'est pas brillante. Toute la question est donc de faire l'étude du nouveau procédé, de le mettre à l'essai sur un point et de comparer les résultats avec ceux de l'ancien. Voilà précisément ce que demandent Fourier et ses disciples.

Serait-ce, par hasard, que l'on tiendrait à la méthode pour elle-même, que l'on voudrait la compression pour la compression, et que l'on trouverait immoral qu'il n'y eût plus rien, dans la société, ou trop peu de chose à punir ? – Il faut que toutes les opinions se fassent connaître, et nous engageons les partisans de celle-ci à la développer.

Enfin, que dira-t-on encore ? que Fourier, en réhabilitant la passion, légitime les écarts des passions ? que sa doctrine laisse la société désarmée contre les essors subversifs des penchants en déviation ? – En vérité, on ne saurait pousser plus loin la plaisanterie en logique. Qu'est-ce à dire ? Parce que Fourier réhabilite la passion en prouvant, ou, si l'on veut, en cherchant à prouver, qu'elle peut être employée à faire le bien, qu'elle est créée pour faire le bien, que c'est là sa destination normale et providentielle ; à cause de cela, les essors subversifs de la passion, la production du mal par la passion vont être légitimés, et la société restera désarmée devant ces déviations ! ! ! Mais c'est exactement comme si l'on soutenait qu'admettre en principe l'emploi utile des eaux d'un ruisseau, c'est perdre le droit de se précautionner contre les ravages que ce ruisseau pourrait causer en temps d'orage. Véritablement, on devrait être dispensé de répondre à des inepties pareilles. Que l'on critique les dispositions du système de Fourier, c'est très bien ; mais, pour l'amour de Dieu, que l'on cesse enfin d'attribuer à l'auteur des sottises et des impertinences qui déshonoreraient les plus pauvres de ses adversaires.

Voici en deux mots la doctrine de Fourier sur les passions.

Dieu a donné à l'homme des attraits ou passions de divers ordres qui le constituent homme et qui sont le mobile de tous ses actes. (Nous défions que l'on cite un seul acte possible, librement accompli, qui n'ait un attrait matériel, moral, rationnel ou religieux, pour cause déterminante.)

Depuis l'attrait le plus matériel jusqu'à l'attrait du sentiment religieux le plus élevé, toutes les passions sont susceptibles de produire le mal ou de produire le bien, de provoquer des actes subversifs ou des actes harmoniques. C'est ce que Fourier appelle la dualité d'essor.

Confondant les essors subversifs de la passion avec la passion elle-même, la morale a posé en principe que les passions étaient mauvaises et devaient être comprimées. Fourier soutient qu'il faut leur ouvrir des voies de satisfaction légitime et de développement harmonique, qu'elles ne sont point mauvaises de leur nature, et qu'il est infiniment plus intelligent et plus sage de les utiliser, de les engager dans la voie du bien, que de songer purement et simplement à les comprimer en les laissant engagées dans des voies mauvaises.

Eh bien ! nous le demandons, à quel homme de sens fera-t-on croire que cette réhabilitation de la passion, basée sur la considération de l'essor harmonique et providentiel de la passion, soit une justification des essors faux et subversifs de la passion ?

Vous prétendez, nous disent nos adversaires, que les passions peuvent toutes, dans des conditions sociales qu'il s'agirait de déterminer et de réaliser, produire autant de bien qu'elles produisent aujourd'hui de mal ; donc vous justifiez tout le mal qu'elles font et qu'elles peuvent faire, et vous ôtez à la société le droit de contenir, par la répression, les essors faux qu'elles pourraient prendre. – Ce raisonnement équivaut à ceux-ci :

Vous voulez utiliser par un mécanisme convenable la force élastique de la vapeur donc vous vous ôtez le droit de vous précautionner contre les fuites de la vapeur et contre les explosions qu'elle peut occasionner. Vous voulez placer l'humanité dans des conditions hygiéniques qui généraliseraient la force et la santé, et chasseraient les maladies : donc vous vous ôtez la faculté de soigner vos malades, si vous en avez !

Nous rougissons, pour nos adversaires, d'être obligés de signaler leurs arguments et d'y répondre. – Mais passons à la troisième accusation, qui rentre dans la seconde comme la seconde rentre dans la première.

3e Fourier propose des coutumes amoureuses qui sanctionneraient des relations réprouvées par la morale.

Sans doute Fourier propose des coutumes qui sanctionneraient des relations proscrites par la morale. Mais cela prouve-t-il que les coutumes proposées par Fourier ne puissent valoir infiniment mieux que les coutumes voulues par la morale ? La question est là. Il s'agit de savoir qui a raison, de ceux qui ne veulent d'autre règle pour l'union des sexes qu'un lien indissoluble à perpétuité et forcé, ou de Fourier qui propose d'autres règles.

Apparemment, ce n'est pas le mariage perpétuel et indissoluble qui est le bien en relations sexuelles. Le mariage indissoluble, le lien perpétuel et forcé est tout simplement une institution, une règle, une méthode adoptée par ceux qui ont fait les lois, comme étant ce qu'ils savaient de mieux pour produire le bien dans ces relations, une méthode qui peut convenir ou ne pas convenir à tel ou tel état de société, qui peut avoir ses avantages, qui peut avoir ses vices, et qu'il est essentiellement licite d'examiner, de critiquer au point de vue de la plus grande production du bien dans les relations que cette méthode a pour objet de régir.

Les coutumes, les lois qui président à l'union des sexes n'ont pas toujours été ce qu'elles sont, et d'ailleurs elles diffèrent singulièrement aujourd'hui de peuple à peuple. Notre monogamie indissoluble, la polygynie des Orientaux, la polyandrie des Tibétains et autres peuples, les droits de répudiation, de divorce, enfin les mille coutumes qui règlent les relations conjugales sur la surface du globe, diffèrent assez entre elles pour qu'il soit raisonnable d'examiner ce que chacune d'elles vaut, et de se demander si l'on n'en saurait concevoir de supérieures.

La monogamie indissoluble est une méthode et pas autre chose. Est-ce la meilleure des méthodes ? La Chambre des députés ne le pense pas, puisque depuis quelques années elle a deux fois déjà voté le divorce. La Chambre des pairs, de son côté, pense sans doute que, dans les circonstances actuelles, cette méthode est préférable à toute autre, puisqu'elle se refuse au rétablissement du divorce.

Mais si déjà, dans l'état social actuel, les législateurs de la Chambre des députés regardent la faculté de rompre les liens mal assortis comme un fait plus conforme au sentiment du bien que la perpétuité forcée, et veulent aujourd'hui même changer la loi matrimoniale, à plus forte raison peut-on comprendre que, dans des états de société très différents du nôtre, il puisse être excellent de faire de nouvelles modifications à cette loi, à cette méthode.

Du lien perpétuel forcé au divorce que veut aujourd'hui la Chambre, il y a plus loin, tout esprit philosophique le reconnaîtra sans peine, que du divorce aux règles indiquées par Fourier pour une société tout autre que la société actuelle. Du lien perpétuel forcé au divorce, en effet, il y a un abîme : le divorce n'est pas une simple modification apportée à un principe, c'est un principe qui en tue un autre et qui constitue une loi entièrement nouvelle. Le mariage forcé à perpétuité, c'est le principe de l'illégitimité absolue du changement de lien. Le divorce, c'est le principe de la légitimité du changement, sauf mesures et conditions.

En fait de coutumes matrimoniales, de méthodes pour l'union des sexes, comme pour les règlements qui concernent les autres relations sociales, il faut bien se garder de confondre la règle établie, qui n'est jamais qu'un fait, et un fait essentiellement muable et transitoire, avec l'objet immuable de cette règle, qui doit être toujours la plus grande production possible du bien dans les relations que cette règle gouverne. La règle du lien forcé à perpétuité est-elle la plus favorable aux bonnes mœurs, c'est-à-dire au règne de la vérité, de la loyauté, de l'honneur dans le système des relations sexuelles, au bon accord des personnes, à la liberté et à la dignité de l'homme et de la femme, enfin aux intérêts des êtres que ces relations engendrent ? Le régime du lien forcé à perpétuité est-il le régime qui, dans les rapports des sexes, est capable de produire, relativement ou absolument, la plus grande somme d'ordre avec la plus grande somme de liberté, et cela dans tous les états de société possibles ? – S'il est bien démontré que cette propriété appartient à la règle de la monogamie forcée à perpétuité, celle-ci n'a rien à craindre ni du temps ni de la critique ; et l'on peut être bien assuré que l'humanité ne l'abandonnera jamais au profit de règles qui lui donneraient moins d'ordre et moins de liberté ; – mais c'est là ce qu'il faudrait démontrer.

Quand Fourier critique cette règle, que lui reproche-t-il ? – Il lui reproche tout justement d'engendrer les mauvaises mœurs, c'est-à-dire la déloyauté, la fausse paternité, les trahisons, et toutes sortes d'infamies, de monstruosités odieuses que les règles qu'il propose rendraient, selon lui, à peu près impossibles.

Si la monogamie à perpétuité forcée, qui n'est pas les bonnes mœurs mais seulement la loi que, sur le coin de la terre où nous habitons, l'on a crue la plus propre à obtenir les bonnes mœurs, si cette loi n'atteint pas son but ; si l'on peut concevoir des règles infiniment plus favorables à la liberté et aux bonnes mœurs, assurément il n'y a rien d'immoral à critiquer la première règle et à préconiser les secondes. Il est donc extrêmement absurde de s'écrier, en identifiant la loi avec l'objet de la loi, le mariage fixe avec les bonnes mœurs, que Fourier attaque les bonnes mœurs par cela qu'il attaque le mariage fixe qui a bien été institué sans doute en vue des bonnes mœurs, mais qui n'a pas puissance de les réaliser et de les généraliser dans la société. Il est absurde, au même degré, de dire que les coutumes que Fourier regarde comme préférables au mariage fixe sont immorales par cela seul qu'elles ne sont pas le mariage fixe ; car si ces coutumes sont de nature à introduire la loyauté, la vérité, la justice, la dignité, l'ordre et la liberté dans les relations des sexes ; si elles sont de nature à en bannir les trahisons, la fausseté, la violence, l'oppression, la grossièreté, l'avilissement, le désordre, etc., elles vont beaucoup mieux au but de la morale que la règle exclusive de la monogamie forcée à perpétuité, laquelle laisse subsister tous ces vices. Telle est pourtant la tactique des adversaires de Fourier, tactique facile et faite, nous le reconnaissons, pour avoir un grand succès dans le public, parce que le public a l'esprit peu philosophique, et que, quand il s'agit de choses nouvelles pour lui, il juge et condamne sur l'apparence, sans aller jamais au fond des choses. Mais ces faciles triomphes ne prouvent rien, absolument rien, si ce n'est la légèreté des triomphateurs et du public ; car les accusations que nous signalons et avec lesquelles on prouve l'immoralité de la doctrine de Fourier n'entrent pas même dans la question de la moralité ou de l'immoralité de cette doctrine.

En effet, voici la question tout entière : les méthodes, les règles proposées par Fourier relativement à l'union des sexes et pour tel état de société donné, sont-elles, oui ou non, capables de produire plus de moralité effective dans ces relations que n'en produit l'empire des dispositions existantes ?

Pour résoudre cette question et pour avoir le droit de diriger une critique quelconque contre les méthodes proposées par Fourier, il faudrait :

1° Prouver que l'on connaît bien l'état social pour lequel Fourier propose des coutumes nouvelles ;

2° Prouver que l'on connaît bien ces coutumes, et que l'on se rend un compte exact de leur jeu dans l'état social en question ;

3° Prouver que l'on sait bien ce que c'est que la moralité dans les relations des sexes, c'est-à-dire faire connaître un criterium du bien et du mal dans ce qui concerne ces relations.

Les critiques de Fourier, les jugeurs de Fourier, les condamnateurs de Fourier ne se donnent pas tant de peine ! Ils se contentent de prouver (ce qui est peu difficile) que Fourier repousse la monogamie forcée à perpétuité ; qu'il propose, pour un état de société déterminé, des coutumes beaucoup moins oppressives, beaucoup moins raides, beaucoup plus larges, et ils crient immédiatement, sans transition, à la monstruosité à l'immoralité ! à l'infamie ! – Encore une fois, qu'est-ce que tout cela prouve ?

Il n'y a pas à pousser les hauts cris : le débat est purement scientifique. Il ne s'agit pas, entre Fourier et ceux qui se font ses juges, de moralité et d'immoralité ; la moralité est hors de cause, puisque l'on pose la question ainsi :

Quelle est la méthode la plus capable de faire régner la plus grande moralité dans les relations des sexes ?

Prouvez péremptoirement que c'est la monogamie forcée à perpétuité qui est cette méthode ; prouvez-le par de bonnes raisons tirées de l'expérience, de la connaissance de l'homme, de la nature des choses : à l'instant même nous déclarerons que Fourier s'est trompé, et nous vous assurons, en son nom, que sur une pareille preuve il eût lui-même abjuré publiquement son erreur.

C'est une chose étrange que cette monomanie d'accusations fougueuses contre toute proposition qui dérange des idées reçues ! La sphéricité de la terre et l'immobilité du soleil, dont nous parlons plus haut, ne sont que deux exemples, entre mille, de vérités repoussées, à leur apparition, par ces bizarres accusations d'immoralité, d'impiété, de monstruosité, etc. Ces accusations ridicules ont environné le berceau de toutes les sciences : les premiers qui ont étudié les phénomènes physiques et les réactions chimiques ont été considérés comme d'infâmes scélérats, des empoisonneurs, des donneurs de sort, des sujets du démon ; on les a brûlés. On a brûlé comme eux les mathématiciens et les astronomes. Les premiers anatomistes ont soulevé contre eux les flots de l'indignation et du mépris public. Enfin, Socrate n'a-t-il pas bu la ciguë pour crime d'impiété ? Jésus n'est-il pas mort sur la croix, condamné comme un vil scélérat ? Et la doctrine chrétienne et le culte chrétien ne se sont-ils pas vus accusés d'immoralité et d'infamie, pendant plusieurs siècles, dans les écrits des philosophes, des sages, des moralistes et des prêtres de l'époque ? Que prouvaient toutes ces accusations ? – Les accusations, qu'on le sache bien, ne prouvent que quand elles sont prouvées.

Maintenant, que messieurs les moralistes qui lancent sur Fourier les foudres de leur indignation vertueuse nous permettent de leur donner sur la morale, et pour nous résumer, une petite leçon tout à fait élémentaire dont ils ont assez besoin, car ils ne paraissent pas avoir en morale des idées bien nettes, bien claires. Ce sont de simples définitions.

Un système de morale, ou si l'on veut une morale, se compose nécessairement de deux choses : d'un but et des moyens propres ou crus propres à atteindre ce but. Or, pour qu'une morale soit légitime, vraie, juste, il faut non seulement que le but en soit bon, il faut encore que les moyens soient capables d'atteindre le but.

La production du bien dans la société, tel doit être le but de la morale ; mais ce but ne suffit nullement à justifier une morale. Pour que la justification soit complète, il faut que cette morale possède un système de moyens capables de réaliser la production du bien dans la société.

Les moralistes, jusqu'ici, ne se sont pas avisés de cette distinction assez simple. Ils se sont plu, et ils ont fait de la langue leur complice, à identifier leurs morales, leurs systèmes moraux, avec le but de ces systèmes, avec le bien lui-même. De là cette dérivation qui a donné à l'épithète moral le sens de bon, vertueux, conforme au bien, et à l'épithète immoral la signification inverse.

Mais il n'y a pas plus de raison, en principe, pour identifier la morale avec le bien, qu'il n'y en aurait à identifier, par exemple, le désir de faire fortune avec une fortune faite. À côté du but, du vœu, du désir de la morale, il y a la question des moyens de réalisation. Il en résulte que dans l'intérêt même du but de la morale, on peut demander à celle-ci compte de ses moyens. Il en résulte, en outre, que si l'on trouve et si l'on prouve que ces moyens sont mauvais, qu'au lieu d'avoir puissance de réaliser le bien, ils ont au contraire empêché de découvrir les conditions de la réalisation du bien, il sera très conforme au but de la morale de critiquer la morale, de montrer l'impuissance et la fausseté des principes sur lesquels elle s'est fondée. – C'est précisément ce qu'a fait Fourier.

Il y a donc la morale considérée dans son but et la morale considérée dans ses procédés. Le lecteur comprendra sans peine, en ayant égard à cette distinction fort sensée, qu'il faut beaucoup de légèreté ou beaucoup de mauvaise foi pour jeter sur un homme qui critique les procédés de la morale des accusations d'attaque à la morale, formulées de manière à faire croire que c'est au but de la morale, au bien lui-même, que cet homme veut porter atteinte. C'est cependant ainsi qu'ont bien soin d'agir toujours les saintes âmes qui « vengent la morale des odieuses attaques de Fourier ». Les vengeurs de la morale seraient-ils donc dispensés d'avoir de la conscience ou du bon sens ?

Si la légitimité du but de la morale suffisait pour en couvrir, en légitimer, en justifier les procédés, la même raison légitimerait, à priori, les procédés de Fourier et tous les systèmes, même les plus absurdes, dont les auteurs et les partisans auraient pour but la plus grande production du bien dans la société. En fait de systèmes moraux, comme en fait de systèmes de réforme sociale, toute la question consiste donc à examiner et à vérifier si le but est bon et si les moyens sont capables de conduire au but : Or, cela constitue une question scientifique, c'est-à-dire une question que la raison et la discussion doivent élucider, et que l'expérience videra en dernier ressort.

Que si l'on veut définir la morale, la science qui donne les moyens de réaliser et de généraliser le bien dans la société, il résultera de cette définition : 1° Que tout ce que l'on a appelé jusqu'ici la morale doit porter dorénavant un autre nom, puisque ce que l'on a appelé la morale a été impuissant à réaliser et à généraliser le bien, et, au contraire, a laissé en fait subsister le mal dans la société ; 2e Que, suivant nous et jusqu'à preuve du contraire, Fourier doit être considéré comme le premier des moralistes, puisque, suivant nous, il a découvert le seul moyen efficace de réaliser et de généraliser le bien dans la société.

Que si au contraire on caractérise la morale comme étant ce qu'elle a été en fait, un ensemble de doctrines fort incohérentes, mais s'accordant généralement à enseigner que le bien ne peut être obtenu que par la répression des passions, par la contrainte, on comprendra alors que Fourier, qui soutient qu'on ne pouvait découvrir les lois de la réalisation du bien qu'en recherchant les conditions du développement harmonique des passions, et qui n'approuve la légitimité de la contrainte que contre les essors subversifs des passions, on conçoit, disons-nous, que Fourier n'ait point pris le titre de moraliste, et qu'il ait combattu la direction donnée à l'esprit humain par les doctrines morales, comme ayant entravé la découverte des conditions du bien.

Nous avons prouvé que le mot morale et tous les mots de la même famille ont plusieurs sens très distincts, et nous n'avons pas même épuisé tous les sens que ces mots comportent ; mais ce que nous avons dit suffira pour que le lecteur se tienne en garde contre les fausses interprétations que ces significations diverses peuvent produire. En lisant Fourier avec bonne foi, on comprendra toujours facilement la pensée, malgré des amphibologies dont la langue est coupable, et que l'on rougira bientôt, sans doute, d'exploiter contre lui.

Pour résumer sur les trois chefs d'accusation que nous venons d'examiner, nous dirons :

1° Non, Fourier ne veut pas que l'homme lâche la bride à ses passions ; mais il prétend qu'il faut donner à la science sociale, pour base, la connaissance des impulsions ou facultés actives qui sont l'expression de la nature humaine, et, pour objet, la détermination d'un milieu capable d'utiliser ces impulsions, de les tourner au bien, de les développer harmoniquement et de les satisfaire.

2° Oui, Fourier critique très énergiquement la morale et les moralistes ; mais la critique de Fourier est une critique scientifique, qui ne porte nullement sur le but supérieur de la morale, en tant que ce but serait la production du bien et de l'harmonie sociale, puisque ce but est celui de Fourier lui-même. Cette critique porte exclusivement, au contraire, sur des principes et sur des méthodes auxquels Fourier reproche d'avoir détourné l'intelligence de la recherche et de la détermination des procédés scientifiques qui eussent permis de réaliser la production du bien et d'établir l'harmonie dans la société.

3° Oui, Fourier propose (pour un état de société autre que l'état actuel) des coutumes matrimoniales autres que les coutumes actuelles, et la question à vider, à l'égard de la valeur des coutumes indiquées par Fourier, consistera tout simplement à déterminer par la discussion et par l'expérience, lorsque le temps sera venu, si ces coutumes sont réellement de nature à produire beaucoup plus de vérité, de loyauté, de justice, de liberté et d'ordre, dans les relations des sexes, que la règle qui régit aujourd'hui ces relations.

Au reste, ce que nos adversaires se gardent bien de faire connaître, quoiqu'ils le sachent parfaitement, attendu que nous ne perdons jamais l'occasion de le répéter, de le crier sur les toits, c'est que cette question des innovations en méthodes matrimoniales a été entièrement mise de côté par Fourier et par l'école sociétaire ; c'est que ni Fourier ni ses disciples ne proposent à la société actuelle l'adoption de ces innovations ; qu'ils en établissent, au contraire, l'inopportunité relative alors même qu'elles seraient acceptées déjà par l'opinion comme absolument ou scientifiquement bonnes ; c'est qu'enfin ils reconnaissent non seulement l'inconvenance sociale qu'il y aurait à introduire aujourd'hui ces sortes de coutumes, mais encore la quasi-impossibilité de comprendre actuellement dans leur vrai jour et de juger sainement les questions qui se rapportent à ce sujet.

Fourier, dans ses différents ouvrages, n'a donné sur ces questions que des indications très incomplètes. Ces indications ne sauraient donc être comprises et appréciées dans leur valeur réelle que par des hommes très profondément versés dans la connaissance de la doctrine, et spécialement par ceux que l'auteur a directement éclairés sur ces matières. Ces sortes de questions ne sauraient donc être jugées aujourd'hui.

Ces difficultés, l'inconvenance de l'application actuelle de ces innovations, l'inopportunité et l'inutilité pratique de toute discussion actuelle sur ces matières, ont conduit l'école de Fourier à réserver ces questions aux générations qui seront aptes à les discuter et qui auront intérêt à les résoudre. En conséquence, l'école sociétaire n'a jamais fait, des solutions indiquées par Fourier sur ces questions, l'objet d'aucune propagation actuelle ; elle les a laissées dans les livres de Fourier, à l'état de pures prévisions, de spéculations scientifiques, et comme un compte pour le règlement duquel l'avenir seul sera compétent, et qu'il saura bien régler. Enfin, elle déclare formellement, avec Fourier lui-même, qu'il serait absurde de songer à réaliser de semblables innovations avant que la forme sociale où nous vivons eût fait place à une forme sociale absolument différente, et dans laquelle seule ces innovations pourraient avoir les résultats heureux en vue desquels elles seront introduites par les autorités sociales, s'il arrive, conformément aux prévisions de Fourier, que les autorités sociales, un jour jugent bon et opportun de les établir .

De ce que nous avons exposé, il résultera clairement que, dans le cas même où les Coutumes matrimoniales indiquées par Fourier ne seraient pas de nature à produire, en leur temps, beaucoup plus de bien que la Règle actuelle, Fourier, la Doctrine de Fourier et les hommes qui partagent les prévisions scientifiques de celui-ci à l'égard des conséquences de ces Coutumes, pourraient être un jour convaincus d'Erreur, mais jamais du moins d'Immoralité.

Un dernier mot enfin pour condenser tout le débat :

1° Nous constatons et nous proclamons que, dans tous les ordres de relations sociales, sauf celui des relations d'amour, Fourier appelle identiquement bien et mal ce que le sens commun et les philosophes eux-mêmes appellent bien et mal. Le but étant identique, il n'y a donc à juger que les moyens présentés pour l'atteindre. Ainsi toute la question consiste à reconnaître si les moyens présentés par Fourier sont ou ne sont pas supérieurs aux moyens évidemment impuissants des philosophes et des moralistes : – question purement scientifique.

2° Nous posons également en fait que, dans l'ordre des relations d'amour, Fourier appelle bien et mal ce que le sens commun et les moralistes eux-mêmes appellent bien et mal, à l'exception seulement du changement ou de la pluralité des affections que les moralistes considèrent, dans ce seul ordre de relations, comme des faits mauvais en eux-mêmes, qu'ils identifient avec le mal, dont ils font enfin des vices absolus.

Or, nous portons défi à qui que ce soit de prouver, par des raisons naturelles, philosophiques ou scientifiques, ce qui revient au même, que le changement ou la pluralité de liens en relations d'amour constituent des faits mauvais en eux-mêmes, des faits vicieux ou criminels. Dès lors, si ces faits ne sont en eux-mêmes, ni vicieux ni criminels, s'ils ne sont attaquables qu'au point de vue des conséquences mauvaises qu'ils peuvent entraîner et qu'en effet ils entraînent fréquemment dans l'état actuel des choses, comment pourrait-il y avoir immoralité à rechercher des dispositions au moyen desquelles ces faits (dont il est absolument impossible d'empêcher la production au sein des sociétés humaines) se développeraient régulièrement et sans entraîner des conséquences mauvaises, des désordres considérables, des vices détestables, et souvent même les crimes les plus odieux ?

Que les hommes d'intelligence et de bonne foi méditent cette courte dissertation et prononcent sur l'immoralité de la théorie de Fourier.

Note sur la présente édition

Cette nouvelle édition de la Théorie des quatre mouvements a été faite avec les plus grands soins, et non sans beaucoup de difficultés. Fourier a laissé trois exemplaires de la première édition, dont certaines parties étaient couvertes de notes marginales, et qui contenaient en outre des intercalations considérables. Ces trois exemplaires ont été collationnés très scrupuleusement ; on a reconnu toutes les corrections, toutes les indications qu'ils contenaient, et l'on a déterminé ensuite les changements qu'il était convenable de faire subir à l'ancien texte.

Les additions dans le texte ont été marquées par le signe […]. Tous les mots, toutes les phrases et tous les passages qui sont encadrés dans ces crochets ont donc été purement et simplement ajoutés, tandis que les mots et les phrases qui se trouvent entre ces signes « » sont des corrections, des substitutions d'un mot ou d'une phrase nouvelle aux expressions du texte primitif. Au reste, tout en faisant jouir cette seconde édition des corrections et des additions contenues dans les exemplaires annotés par l'auteur, nous avons cru devoir restituer, au moyen d'une table placée à la fin du volume, le texte de la première édition elle-même. Notre édition est donc aussi complète et aussi fidèle que possible.

Le mot Série a été substitué tout le long de l'ouvrage sans emploi du signe « » au mot Secte qui en tenait lieu dans le texte ancien ; de même le mot Phalange a remplacé la désignation de Tourbillon, donnée primitivement par Fourier au canton sociétaire.




Avertissement des éditeurs
à la deuxième partie





Cette nouvelle édition pécherait gravement par omission ; elle serait, à proprement parler, infidèle ; en d'autres termes, elle ne serait pas conforme à la théorie de Fourier ni d'accord avec sa volonté, si les éditeurs n'avaient pas soin de placer, en tête de la deuxième partie, un Avertissement sans lequel l'auteur n'eût certainement pas consenti à la réimpression de son ouvrage.

De toutes les erreurs que contenait la Théorie des quatre mouvements, composée en 1807 (erreurs que les progrès de l'auteur dans la science, et l'habitude d'en manier les calculs, lui firent reconnaître postérieurement), la plus grande, celle qu'il importe surtout de signaler, est relative à l'Organisation des libertés amoureuses, dont il va être question dans la deuxième partie.

En 1807, Fourier ne possédait pas la théorie régulière et complète de cette organisation (voyez l'observation manuscrite reproduite à la page 134) ; mais, ce qui est beaucoup plus grave, c'est qu'il n'était pas encore entré dans les calculs sur l'ordre majeur et sur l'ordre mineur, qui lui firent découvrir et proclamer plus tard le théorème suivant :

Les réformes dans l'ordre mineur (qui comprend les relations d'Amour et de Famille), loin de pouvoir être contemporaines des réformes opérées dans l'ordre majeur (qui comprend les relations d'Amitié, d'Ambition, le Mécanisme de l'Industrie), ne peuvent suivre celles-ci qu'à plusieurs générations de distance.

Ainsi, la théorie du Mouvement social indique et prévoit les changements qui seront apportés un jour par la société dans les lois et dans les coutumes (très diverses d'ailleurs) qui régissent aujourd'hui l'union des sexes chez les différents peuples ; mais la théorie apprend en même temps, et c'est ce que Fourier n'avait pas encore reconnu en 1807, que ces changements exigent impérieusement des conditions que l'ordre sociétaire, à partir de son organisation générale sur le globe, mettra plusieurs générations à créer et à développer.

Lorsque Fourier fut en possession des principes qui donnèrent le dernier degré de fixité à sa découverte sociale, il résolut de laisser dans la plus grande obscurité son ouvrage de 1808, à cause des erreurs qu'il contenait ; il le regarda absolument comme non avenu, et dans l'exposition régulière qu'il fit de sa découverte, sous le titre de Traité de l'association domestique-agricole, en 1822, il ne parla pas plus de la Théorie des quatre mouvements que si elle n'eût jamais existé. Aussi, dans son grand ouvrage de 1822, qu'il considérait comme devant seul faire autorité, il ne réfuta point les passages erronés d'un prospectus abandonné et publié d'ailleurs sans nom d'auteur ; en parlant des lois et usages qui, d'après la théorie, doivent régler les relations des sexes dans les périodes d'Harmonie, il se borna à prévenir que de pareilles coutumes n'étaient pas seulement inadmissibles dans l'état actuel de la société, mais le seraient encore pendant les premières générations du nouvel ordre.

Lorsque, dans les derniers temps de sa vie, il était question d'une nouvelle édition de la Théorie des quatre mouvements, il nous parlait toujours de la nécessité où il serait de faire de nombreuses rectifications à la première édition, et il insistait principalement sur l'objet du présent Avertissement qu'il se réservait de traiter avec beaucoup de détail. C'est ce qui nous a fait une loi de présenter, à cette place et dans le texte même, les observations qu'on vient de lire, et de les appuyer des citations suivantes qui sont empruntées à diverses publications de l'auteur, postérieures au grand Traité de 1822 :

« ... Je dois ces détails pour démenti aux détracteurs qui prétendent que je propose d'établir des libertés en amour dès le début de l'Harmonie, quand le contraire est exprimé en toutes lettres dans vingt passages de mon traité de 1822. Loin d'opiner ainsi, je suis le seul homme qui puisse expliquer pourquoi ces libertés sont inadmissibles au début de l'Harmonie comme en Civilisation. (1829. – Nouv. Mond. ind. ; 3e sect., p. 283.) »

« Tous ces nouveaux régénérateurs, Owen, Simon et autres, inclinent fort à spéculer sur l'émancipation des femmes ; ils ignorent qu'avant de rien changer au système établi en relations d'amour il faudra bien des années pour créer plusieurs garanties qui n'existent pas... D'autre part, les modifications, en régime des amours, ne seront applicables qu'à une génération polie, élevée tout entière dans le Nouvel Ordre et fidèle à certaines lois d'honneur et de délicatesse que les Civilisés se font un jeu de violer. On applaudit en France à celui qui trompe femmes et maris ; les mœurs des Civilisés sont un cloaque de vices et de duplicité. Une génération façonnée à de telles habitudes ne pourrait qu'abuser d'une extension de libertés en amour… »

« Et lorsque l'admission de ces libertés pourra convenir sous les rapports de la fortune et des mœurs, on ne les introduira que par degrés et non pas subitement... Chacune des libertés ne sera admise qu'autant qu'elle aura été votée, sur tout le globe, par les pères et les maris ; alors on pourra la croire utile. L’effet de ces libertés sera de concourir puissamment au charme des travaux, à l'accroissement du produit et au règne des mœurs loyales ; mais en Civilisation on ne verrait naître que les trois effets opposés. (1831. – Pièg. et Charl. des deux sect. S.-Sim. et Ow., p. 53.) »

Non seulement vous ne verrez pas ces corporations, qui ne pourront guère se former qu'après soixante ans d'Harmonie, mais pour la honte de votre Civilisation et de ses moralistes, on ne verra pas même en début d'Harmonie le corps vestalique, ressort du plus grand prix en bonnes mœurs ; on ne pourra pas le former avant la dixième année. (1838. – Journal la Réf. ind. ou le Phal., t. 2, p. 187.) »

Signalons bien la ruse des Zoïles au sujet de mes aperçus d'Harmonie future ; ils transportent les dates et annoncent comme subites, immédiates, certaines coutumes qui s'établiront au bout d'un siècle ; en outre, ils donnent sur ces coutumes les notions les plus fausses ; d'autre part, ils ridiculisent les innovations praticables subitement, comme la gastronomie émulative, appliquée aux rivalités industrielles. (Id..., id.)

« Vous me diffamez, parce que, en mécanisme d'amours comme de toutes passions, j'indique pour voie d'harmonie la Série ou échelle d'essors gradués en genres et espèces applicables par degrés, quelques-uns rapidement, d'autres avec lenteur. Vous insinuez méchamment que je propose de brusquer l'innovation, brusquer certaines réformes que je déclare inapplicables avant les 3e et 4e générations d'Harmonie. J'ai, au contraire, distingué et motivé les délais que devra subir l'avènement de chaque passion et de chaque relation à son plein d'harmonie, à son apogée d'essor. J'ai dit qu'on pourra très rapidement donner cours à divers rameaux d'Ambition et d'Amitié, plus promptement encore à la Gastronomie ; mais quant aux harmonies d'Amour et de Famille, je n'ai pas promis d'avènement subit ; et, pour ses péchés, notre génération sera sur ce point punie comme Molise, qui vit de loin la Terre promise et ne put y entrer. (Id ..., p. 188.)

« Mais quelle est l'inconséquence de ces rigoristes ombrageux qui me disent : « Vous devriez ne pas parler de tels sujets, par exemple des dispositions d'Amour appliquées à l'industrie. Quelle confiance méritera ma théorie si on peut résumer qu'elle ne s'étend pas à toutes les passions et qu'elle négligera les plus puissantes, Gastronomie, Amour, Ambition, sans savoir les utiliser ? Ne suffit-il pas que j'indique les délais qu'éprouvera forcément telle innovation, et que je répète souvent : « Les innovations n'auront jamais lieu que d'après les votes unanimes des pères et des maris ? » (Id..., p. 230.)

Nous pourrions multiplier beaucoup les citations ; mais les précédentes suffiront à l'objet de cet Avertissement. Nous terminerons en répétant ce que Fourier ne se fait pas faute de dire tout le long du présent ouvrage, à savoir que cette première publication n'ayant été composée que comme un simple prospectus destiné à sonder l'opinion, et que l'auteur n'y ayant point développé sa théorie, sa science, on ne saurait y trouver ce qui n'y est pas. Pour être à même de porter un jugement sur le système social de Fourier, il faut donc l'étudier dans les ouvrages où ce système est exposé.

(Avertissement des éditeurs.)
(Ed. de 1841, N.S.D.)